Réflexions sur le rapport El Karoui edit
Jean-François Mignot a rendu compte récemment sur Telos du remarquable rapport de l’Institut Montaigne, La Fabrique de l’islamisme, dirigé par Hakim El Karoui. Nous prolongeons ici son analyse en nous centrant sur la situation en France et en nous interrogeant sur les préconisations présentées en conclusion du rapport.
Le salafisme représente aujourd’hui en France la tendance dominante de l’islamisme. Le tableau qu’en dresse le rapport est particulièrement inquiétant. Il montre en effet clairement que la stratégie des salafistes consiste à opérer une séparation radicale entre les musulmans et le reste de la société française. L’objectif est de créer un « entre-soi absolu » des personnes de confession musulmane, fondant leur identité sur la seule appartenance religieuse. La volonté de créer un monde imperméable aux « mécréants », aux « Koufars », découle de la vision salafiste des sociétés occidentales, sociétés décadentes, intrinsèquement mauvaises et vouées à la destruction. Les musulmans doivent donc organiser et mener leur existence en France à l’écart de la société et se tourner entièrement vers l’obtention du Paradis dans l’attente de l’apocalypse à venir. Aucun compromis ne peut être fait entre le pur et l’impur. La soumission à Dieu implique la totale observance des seules pratiques autorisées par la lecture salafiste de l’islam et l’entier respect des traditions qui ne souffrent aucune discussion quant à leur interprétation. Il s’agit donc pour les salafistes d’empêcher toute adaptation des musulmans à la société environnante et de rejeter toute approche scientifique qui pourrait remettre en cause la doxa religieuse.
La séparation stricte avec la société française doit s’opérer dans tous les domaines. Elle concerne au premier chef la condition de la femme. Celle-ci, soumise entièrement à l’homme, doit éviter de travailler et demeurer le plus possible au foyer. Son rôle premier est de transmettre la tradition à ses enfants. Son habillement est un enjeu central de la lutte des salafistes. Ils prescrivent le port du jilbeb qui couvre l’intégralité du corps excepté le visage et les mains. Par ailleurs, ils proscrivent les mariages des musulmans avec des non musulmans, ce qui contribue à contrarier leur intégration dans la société française. La question de la nourriture est également d’une importance capitale. Elle doit être hallal. Au départ, il ne s’agissait que de la viande mais la tendance actuelle est de prescrire cette certification pour l’ensemble de la nourriture, ce qui renforce encore le pouvoir des salafistes sur la population et rend plus difficiles les rapports entre les deux populations. Cette généralisation de la nourriture hallal permet aussi le développement de circuits financiers rémunérateurs parallèles. Enfin, les salafistes répandent un discours violemment hostile aux valeurs républicaines, œuvrant ainsi non pas à l’intégration de la population musulmane dans la société française mais au contraire à sa sécession, qui constitue alors, par-delà les frontières nationales, une partie de l’oumma implantée en terre étrangère.
Les auteurs du rapport nous rappellent que l’enquête précédente de l’Institut Montaigne de 2016 évaluait à 28% les musulmans en France sous obédience salafiste. Cette proportion risque d’augmenter pour deux raisons, d’une part la conquête progressive du monopole idéologique par les salafistes et d’autre part la proportion plus importante de salafistes dans les jeunes générations que dans les générations plus anciennes (voir également l’enquête de Olivier Galland et Anne Muxel dont nous avons rendu compte sur Telos). La domination des salafistes est due pour une large part au quasi-monopole de l’offre salafiste sur Internet alors que les réseaux sociaux sont le principal canal de diffusion de l’islamisme. De ce fait, la diffusion de discours et messages modérés dans le cadre de l’islam est extrêmement difficile. Le monopole salafiste, outre l’influence qu’il conquiert par les réseaux sociaux, progresse également par le canal des mosquées. À Marseille par exemple le quart des musulmans fréquentent aujourd’hui des mosquées salafistes. À partir de ces mosquées, les salafistes prennent le contrôle des quartiers, par leur influence sur les librairies, les commerces, les snacks, les clubs et les associations, notamment sportives. Dans les milieux socio-économiques précaires, cette prise de contrôle est d’autant plus aisée que la religion y constitue le principal processus d’intégration sociale. Dans ces conditions, l’extension du salafisme chez les musulmans en France est probable.
À l’issue de cette passionnante et inquiétante analyse, les auteurs font des propositions pour combattre l’islamisme. Disons d’emblée que la conception d’ensemble qui les sous-tend nous paraît discutable. Elle entend donner à l’État, « qui a en charge la cohésion nationale », un rôle central dans la lutte contre l’islamisme. Certes, l’on peut s’accorder avec les auteurs du rapport pour estimer que l’État est dans son rôle pour « repenser la communication de l’État sur les valeurs républicaines, notamment sur les réseaux sociaux » et donc « mobiliser le ministère de l’Éducation nationale : former les cadres et les enseignants à la laïcité qu’ils ne connaissent pas toujours » et « réinventer la promotion du discours républicain ». De même pour ce qui est de « mettre en place des dispositifs et plans d’action interministériels de reconquête républicaine dans les quartiers où c’est nécessaire », même si ces propositions sont très générales. Mais les auteurs vont beaucoup plus loin dans la définition du rôle de l’État en proposant de le faire intervenir dans l’organisation d’un « islam français » et dans l’élaboration d’un « discours religieux musulman en français, alternatif au discours salafiste aujourd’hui dominant sur les réseaux sociaux ». Certes, les auteurs reconnaissent que, « sur le plan religieux, l’État ne peut au mieux que jouer un rôle de facilitateur compte tenu de la laïcité de la République française ». Pourtant, certaines propositions nous paraissent aller au-delà de la simple facilitation. Alors que, depuis 1905, la séparation de l’Église et de l’État a remplacé le Concordat napoléonien de 1801 avec l’Église catholique, ces propositions forment l’ébauche d’un concordat avec l’islam. La réorganisation du culte musulman se traduirait en effet par « la création d’une institution chargée d’organiser et de financer le culte musulman (formation et rémunération des imams, construction des lieux de culte, travail théologique...). Est-ce bien l’État qui serait à l’initiative et qui financerait ces différentes dépenses ? « Financer le travail théologique qui s’impose, permettre la formation de cadres religieux, salarier les imams », est-ce bien là le rôle de l’État ? Jusqu’ici les diverses initiatives dans ces domaines, certes fragmentaires et peu coordonnées, ne semblent pas avoir donné des résultats probants. On se souvient en particulier des initiatives de François Mitterrand déjà et du centre de formation des imams de Château-Chinon, dont on apprend en lisant le rapport qu’il est de fait contrôlé par les Frères musulmans. Est-ce à l’État « à se doter de moyens et de réseaux importants pour diffuser » le contre-discours modéré musulman au discours salafiste ? Les auteurs eux-mêmes sont hésitants puisqu’ils écrivent en même temps : « Qui peut le faire ? Les musulmans. Ceux de France et d’Europe, qui doivent se mobiliser, malgré leurs réticences qui sont nombreuses. Pourtant si les non islamistes laissent leur religion aux islamistes, ils auront une part de responsabilité dans la dégradation de la situation ». Du coup, la définition du rôle de l’État, acteur central ou facilitateur, devient floue. « Il doit assurer, ajoute le rapport, un travail de communication intense, qui encourage les musulmans modérés, jusqu’ici trop silencieux, à s’emparer des débats qui agitent l’islam ». Quelle est la réalité de cet encouragement ? Diverses initiatives éclosent ici ou là pour promouvoir un islam des Lumières, on pense à Abdennour Bidar et à d’autres, leur entreprise sera longue et ardue. L’État doit-il, pour autant, intervenir dans la définition ou au moins dans la facilitation de l’élaboration d’un islam modéré qui serait opposé à l’islam des salafistes ? La réponse ne va pas de soi. Pour notre part, nous sommes très réticents à voir l’État s’engager dans cette voie, étant très attachés à sa neutralité en matière religieuse et à la séparation des Églises et de l’État républicain. De même, quand les auteurs estiment essentiel « de relancer l’apprentissage de la langue arabe tant les cours d’arabe sont devenus pour les islamistes le meilleur moyen d’attirer des jeunes dans leurs mosquées et écoles », comment comprendre et effectuer une telle relance ? S’il s’agit de promouvoir l’apprentissage de l’arabe dans nos collèges nul n’y trouvera à redire. C’est la langue d’une grande civilisation, d’une grande culture et incidemment de zones économiques à fort potentiel. Aller au-delà supposerait une démarche pro-active de l’État pour l’enseignement de l’arabe aux musulmans qu’on a du mal à justifier ou à fonder pour un bénéfice illusoire qui serait de rivaliser avec les islamistes. Ce n’est pas un hasard si de jeunes musulmans séduits par un retour à l’islam des origines vont dans les mosquées apprendre l’arabe et l’islam.
Alors que faire ?
Si nos auteurs peinent à définir une ligne de conduite, c’est qu’il n’est pas aisé de traiter un phénomène qui mêle le religieux, la vie dans les quartiers, le rôle de l’école, le maintien de la paix civile... Il nous semble donc qu’il faut combiner trois registres d’action : celui de l’État garant de la paix civile, celui des territoires où il faut écarter la logique des ghettos et faire vivre au quotidien les principes de laïcité, celui de l’École où il faut former mais aussi éduquer.
Il n’y a malheureusement pas d’alternative à la prise en charge des questions religieuses par les musulmans eux-mêmes. L’État doit certes diffuser les valeurs républicaines et s’assurer que les prêches des imams et les enseignements des écoles coraniques ne contredisent pas les valeurs républicaines, voire ne les condamnent pas. Mais doit-il pour autant prendre parti entre les différentes interprétations de l’islam et intervenir activement aux côtés des musulmans modérés ? Ne doit-il pas faciliter l’exercice du culte, réguler le halal et les voyages à la Mecque et pour le reste s’assurer que les lois de la République sont respectées et agir quand elles ne le sont pas ? On le voit, c’est sur une ligne de crête que l’État doit avancer. Il faut tout faire pour améliorer les conditions matérielles de l’exercice du culte et réprimer sans faiblesse les déviations anti-républicaines, antisémites et attentatoires à l’ordre public.
La concentration dans de véritables ghettos ethniques et religieux de populations allogènes qui tendent à importer leurs cultures, voire leurs intolérances en pratiquant une politique de la terreur à l’égard des femmes en voie d’émancipation, ou de jeunes qui aspirent à secouer le carcan de la tradition, est à bannir. De ce point de vue, il faudrait sans doute accorder plus d’attention au projet danois de lutte contre la formation de ghettos qui combine action culturelle et action répressive, en s’appuyant sur des forces locales pour combattre l’emprise islamiste. Le doublement des peines sur des territoires ghettoisés, la tolérance zero à l’égard des incivilités et la répression alourdie lors de manquements à l’ordre public doivent pouvoir faire partie de la panoplie de moyens qui indiquent de quel côté est la légitimité républicaine.
Si l’État n’a pas à s’immiscer dans les controverses religieuses, il peut et doit par contre promouvoir les valeurs républicaines, ce qui est indirectement un moyen de combattre l’islamisme. À ce titre, l’École devrait avoir un rôle central car ce sont les jeunes qui semblent les plus touchés par la propagation de ces idées radicales. L’idée qu’elle doive non seulement délivrer des connaissances mais former également un citoyen est admise et mise en œuvre dans les pays scandinaves de tradition protestante. L’École française est traditionnellement assez rétive à exercer ce rôle, considérant que l’éducation au sens large est du ressort des familles. Pourtant l’idée s’est peu à peu imposée et Vincent Peillon a légué un dispositif, l’enseignement moral et civique (EMC) qui entendait promouvoir une « morale laïque » à l’école. L’erreur à ne pas commettre serait d’en faire un cours de laïcité, un enseignement théorique des valeurs républicaines, avec interrogations à la clef. Ce serait la pente naturelle du système éducatif français. Si l’on y cédait, lélèves pourraient apprendre les principes de la laïcité sans y adhérer, de la même façon que certains élèves musulmans expliquaient dans l’enquête sur la tentation radicale répondre correctement aux interrogations de sciences de la vie tout en conservant leur conviction bien ancrée que l’islam était supérieur à la science.
L’École française doit donc forcer sa nature pour être moins « verticale » et entrer dans une culture du débat. Les réactions des professeurs à la suite de la minute de silence après les attentats de 2015 montrent qu’on en est loin. La surprise de beaucoup d’entre eux face aux réactions de certains de leurs élèves qui contestaient le principe de cet hommage ou refusaient de s’y soumettre montre qu’ils ne connaissaient pas bien leurs élèves. Il faudrait donc dans un cadre adapté, écouter les élèves et débattre avec eux de façon argumentée sur des questions de société ou des questions morales.
Toutes ces questions sont d’une extrême difficulté et nous ne prétendons pas avoir les réponses. Mais elles posent des problèmes d’une importance telle qu’elles exigent un débat de fond avant de trancher. Le mérite du rapport de l’Institut Montaigne, outre la richesse des matériaux présentés et des analyses fournies, est aussi, par les questions qu’il soulève, de nous convaincre de l’urgence qu’il y a à le mener.
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