Tintin au Caucase edit
Le voyage à l’Est est peu à peu devenu un marchepied pour renforcer la stature présidentielle de certains candidats sur la scène internationale. Les relations avec la Russie sont évidemment une pièce de cet échiquier. On se souvient comment en mars 2017 un mois avant le premier tour de l’élection présidentielle française, Vladimir Poutine avait reçu et adoubé Marine Le Pen à Moscou, jugée « réaliste » et « anti-mondialiste ». Comment décrypter la visite mi-décembre d’Eric Zemmour en Arménie, relatée dans certains médias en France mais passée relativement sous silence au plan local ?
La géographie européenne considère traditionnellement le Caucase comme une frontière naturelle et montagneuse entre l’Europe et l’Asie, où sont nés des Etats-nations issus de la décomposition de l’Empire russe. Ainsi la Géorgie comme l’Arménie de tradition chrétienne se considèrent comme appartenant à l’Europe. Tandis que l’Azerbaïdjan revendique son insertion dans le monde turc. De fait, le Caucase est une des régions les plus composites du monde. On y parle une centaine de langues et dialectes différents, et l’extrême diversité ethnique comme religieuse se trouve instrumentalisée par le jeu des grandes puissances avoisinantes. Aux enjeux géopolitiques de grande échelle, de type Est-Ouest, se trouvent donc mêlés ici des enjeux culturels et sociétaux.
Le voyage au Caucase d’Eric Zemmour, précédant d’ailleurs un autre déplacement récent de Valérie Pécresse dans la région, prend une tournure idéologique bien différente de la visite moscovite de Marine Le Pen. Après avoir attisé le feu dans la société française, au travers de propos violents et d’une vidéo médiocre sous fond de guerre civile en France juste avant ce périple en Arménie, « Nation chrétienne au sein d’un océan islamique », Eric Zemmour prône un modèle de Caucase simplifié sous fond de défense des chrétiens d’Orient. Ce voyage de trois jours lui permet aussi d’officialiser le soutien de Philippe de Villiers qui l’accompagnait. Quelle réalité donner à ses dernières projections sur le Caucase, où l’Arménie resterait le dernier bastion d’une chrétienté menacée face à l’évolution d’un islam perçu comme dominant dans la région ?
Vers l’Orient compliqué avec des idées simples
Le Caucase d’Eric Zemmour n’a pas grand chose à voir avec la réalité géopolitique. Aujourd’hui si l’on devait résumer, on trouverait plutôt un axe Erevan-Moscou-Téhéran qui s'opposerait à un axe Bakou-Tbilissi-Ankara mais où les renversements d’alliances peuvent être fluctuants en fonction des conjonctures locales.
La géopolitique actuelle du Caucase montre paradoxalement aujourd’hui les bonnes relations de l’Arménie avec l'Iran, alors qu’elles restent plutôt médiocres avec son voisin géorgien, pourtant chrétien, mais où vivent de fortes communautés azéries et arméniennes bien intégrées. La Géorgie s’entend très mal avec la Russie, qui soutient l'Arménie tout en l’instrumentalisant à son profit dans les conflits avec l’Azerbaïdjan, alors que la Turquie frontalière est devenue un partenaire commercial incontournable. L'Azerbaïdjan, musulman chiite et turcophone, joue elle à fond la carte de son amitié avec Israël, qui l'a doté de drones de combat dans la guerre contre l'Arménie et de fait aujourd’hui s’attire les foudres de l’Iran, elle-même majoritairement chiite mais avec qui elle a pourtant une frontière commune.
Le Caucase n’en finit pas d’être instrumentalisé par ses voisins, et des pays comme l’Arménie ou la Géorgie sont sévèrement affaiblis aujourd’hui. Mais les conflits qui déchirent la région ressortissent de logiques nationalistes bien davantage que religieuses. La récente offensive de l’Azerbaïdjan contre l’Arménie, pour se réapproprier l’enclave avoisinante du Haut-Karabagh guère plus grande que la Savoie, ne relève guère d’un islam rampant, radical ou contemporain, mais plutôt d’une forme de continuité d’un pan-turquisme au nom duquel le gouvernement ultra-nationaliste des Jeunes-Turcs avait perpétré en 1915 le premier génocide massif de l’histoire envers les communautés arméniennes de l’Empire ottoman. La Géorgie a perdu une partie de son territoire en 2008, mais si une dimension ethnique a joué dans la sécession des deux provinces (Abkhazie et Ossétie) passées à la Fédération de Russie, personne n’aurait l’idée de mettre au premier plan la question religieuse dans ce qui apparaît davantage comme un héritage colonial russe puis soviétique mal assumé. Ce sont ces guerres, la gabegie économique et la corruption, l’instabilité politique, mais pas l’islam qui ont vidé la Géorgie de ses forces vives, plus d’un quart (1,5 millions) de ses 3,7 millions d’habitants étant partis s’installer en Russie ou en Europe.
Au plan religieux, les grands pays de la région sont plutôt apaisés. L’Arménie comme la Géorgie ont certes des Églises nationales, ce que n’a pas manqué de relever Eric Zemmour. En visitant des lieux symboliques comme le monastère de Khorp Virap, le candidat proclame : « Vous êtes ici à l’aube de l’humanité, de la première nation chrétienne. Il faut venir dans des endroits comme cela pour comprendre les origines de la civilisation. » Mais les origines du christianisme dans la partie orientale de l’Empire romain sont plus complexes si on les fait remonter à Antioche, aujourd’hui à la frontière turco-syrienne, lorsque saint Paul au Ier siècle de notre ère entrepris de convertir juifs et païens au christianisme. Si l’Arménie bien plus tard et dès le IVe siècle fut effectivement un berceau du christianisme en Orient, son Eglise apostolique développe une liturgie spécifique et une forme d’orthodoxie bien éloignée de celle de Rome. À l’image de la diaspora arménienne, ses diocèses sont dispersés dans le monde. Si ce christianisme oriental, fondant une religion quasi nationale, est revendiqué par 95% des Arméniens, d’autres minorités coexistent en Arménie, à la fois orthodoxe russe et musulmane, sans oublier les Kurdes yézides, les Assyros-Chaldéens pratiquant l’araméen, les Grecs pontiques ou encore une petite communauté juive.
L’Eglise géorgienne s’affirme elle aussi orthodoxe autocéphale depuis le IVe siècle. Son christianisme est proclamé religion d’Etat, fédérant 88% de chrétiens mais la Géorgie défend fortement les trois monothéismes : 9% de ses citoyens sont musulmans et elle compte encore une minorité juive très ancienne, malgré les nombreux départs vers Israël depuis 1991, tandis que d’autres composantes minoritaires yézidistes ou zoroastristes y survivent.
L’Azerbaïdjan enfin reste majoritairement laïque, l’influence russophone et soviétique se faisant encore sentir. 97% de la population est musulmane d’obédience chiite, dans une version apaisée sur laquelle le fondamentalisme n’a guère de prise. On est loin du regain de vigueur de l’islam sunnite chez le voisin et allié turc qui sous l’égide d’Erdogan pourfend un modèle de société laïque et d’importation française !
Jeu de dupes
Le Caucase d’Eric Zemmour est n’est qu’une projection de sa propre vision du monde : il déforme et radicalise des situations, s’empare de conflits bien réels mais leur attribue un sens religieux et civilisationnel qu’ils n’ont pas. L’Arménie dans cette surenchère lui sert aujourd’hui de nouvelle croisade pour justifier son conflit des civilisations où « l’islam reste une civilisation incompatible avec les principes de la France » en pointant sur le terrain ses thèses récurrentes opposant chrétiens aux musulmans. Pour reprendre la formule d’un célèbre poème de Pouchkine publié en 1822, repris dans un récit de Léon Tolstoï, ses grilles de lecture rappellent celles d’un nouveau « prisonnier du Caucase » , d’un Caucase multi-ethnique et bien décalé au regard de sa campagne électorale.
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