Il n’y a pas de «dette Covid», mais un vrai sujet d’endettement edit
La dette publique de la France atteindrait 120% du PIB à la fin de cette année selon le FMI, contre « seulement » 98% avant la pandémie. Comme elle était restée stable au cours des années précédentes, il est légitime d’attribuer son augmentation de 22 points de PIB à la crise sanitaire, ce qui semble justifier son surnom de « dette Covid ». Pour rassurer les inquiets et suivre l’exemple allemand, le gouvernement a décidé de « cantonner » une partie de cette dette supplémentaire en prolongeant la durée de vie de la Caisse d’amortissement de la dette sociale (CADES) et de la taxe associée, la CRDS, de neuf ans, jusqu’à fin 2033. La Commission sur l’avenir des finances publiques présidée par Jean Arthuis pourrait aller dans le même sens, tandis que François Bayrou renchérit en proposant de « cantonner » un surcroît de dette quatre fois supérieure.
Ainsi, par un jeu sémantique usant des termes « dette Covid » et « cantonnement », le gouvernement a, dans les faits, renoncé à son principe de ne pas augmenter les impôts. On doit le regretter : à l’incohérence des annonces publiques s’ajoutent une mauvaise appréciation des inquiétudes des marchés, et une politique contreproductive pour la croissance future et donc la capacité de remboursement de l’État. Il n’y a pas de « dette Covid » à proprement parler, mais il y a indéniablement un problème de dette publique et privée dans notre pays.
La «dette Covid» a une contrepartie humaine
Tout d’abord, la « dette Covid » est un concept brut et non pas net au sens de la comptabilité. Il y a bien une dette publique supplémentaire causée par une profonde récession et les mesures budgétaires qui l’ont accompagnée. Elle a si l’on peut dire l’avantage d’être mesurable. Mais, si elle figure au passif des administrations publiques, elle est contrebalancée par un actif ignoré dans les débats. Imaginons un instant que les autorités aient laissé l’épidémie se développer sans aucune mesure restrictive et que nos partenaires commerciaux aient fait de même. L’économie européenne aurait été peu affectée et l’augmentation de la dette publique très limitée. En revanche, le coût en vies humaines aurait été considérable. Tenter de le chiffrer est difficile, puisque cela ne peut reposer que sur des modèles épidémiologiques, lui assigner une valeur monétaire l’est encore plus, car cela suppose d’attribuer une valeur à la vie, sujet complexe et délicat abordé dans ces colonnes avec Richard Robert. Même avec les hypothèses les plus conservatrices, il est probable que la valorisation financière des pertes de vie humaine et de la dégradation de la santé des survivants excèderait largement l’augmentation du passif public dit dette Covid. Le paradoxe est qu’à propos de cette expérience mentale – qui était la réalité de 1918 – on ne songerait pas à parler de dette Covid malgré son énormité, car les créanciers n’auraient aucune chance de se manifester. Les pertes de vies humaines et de santé publiques évitées par les politiques sanitaires sont précisément l’actif à mettre en regard du passif « dette Covid ».
Faudrait-il parler de «dette Mitterrand» ou de «dette Sarkozy»?
Pour poursuivre, observons que la dette publique française est passée de 20,7% du PIB en 1980 – elle était alors 10 points de PIB moins élevée qu’en Allemagne – à 98,1% du PIB en 2019 – près de 30 points au-dessus de la dette de la République fédérale qui avait dû entre temps financer au prix fort l’absorption de l’ex RDA. Comment faudrait-il qualifier cette augmentation de près de 60 points de PIB en 40 ans ? Dette « des crises à répétition » (pétrolières, politiques, financières…), « dette de mauvaise gestion économique » ? Et quel actif peut-on mettre en regard ?
De 1981 à 1986, puis de 1988 à 1993, périodes à majorité de gauche, la dette publique française a augmenté de 20 points de PIB. Devrait-on appeler cet accroissement, du même ordre de grandeur que la « dette Covid », « dette Mitterrand », de façon à lui appliquer un traitement spécial ?
De 2007 à 2012, la dette publique est passée de 64,5% du PIB à 90,6%, soit une augmentation de 26 points, supérieure à l’augmentation Covid ! Faudrait-il qu’on l’appelle « dette subprime », voire « dette Sarkozy » ? Faudrait-il là aussi inventer un remède particulier pour s’en débarrasser ?
En réalité, la dette publique héritée du passé est, comme la République, une et indivisible. L’État endetté ne pourrait changer le passé qu’en répudiant totalement ou partiellement la dette publique, ce qui fut fait pour la dernière fois dans notre pays en 1797. Il faut donc l’assumer et se demander comment la gérer, la réduire si nécessaire, et en prévenir les conséquences négatives.
Le recours à la dette est plus fort en France que chez ses pairs
S’il n’y a pas de dette Covid à proprement parler et pas de raison économique ou financière de vouloir appliquer un traitement spécial à la dette publique accumulée depuis deux ans, il reste que la montée de l’endettement combiné public et privé relevé par la Banque des règlements internationaux est inquiétante. Début 2005, le ratio au PIB combinant dettes publique et privée s’élevait à 212% pour la France, un niveau légèrement plus élevé mais du même ordre de grandeur que celui de ses voisins et pairs : 193% pour l’Allemagne, 196% pour le Royaume-Uni, 203% pour l’Italie, 205% pour l’Espagne et 211% pour les États-Unis.
Quinze ans plus tard, la situation française est nettement différente de celle de ses pairs. Notre ratio d’endettement a bondi à 347% du PIB à la mi-2020, tandis que le ratio allemand est resté pratiquement inchangé à 187%, et que ceux des autres pays gravitent autour de 270% (266% pour l’Italie, 274% pour l’Espagne, 262% pour le Royaume-Uni, 276% pour les États-Unis). Non seulement la tendance à un endettement toujours accru était plus rapide en France avant la crise sanitaire, mais le surcroît de dette combinée entraîné par la pandémie est bien supérieur à celui de ses voisins : 37 points de PIB contre 14 points pour l’Allemagne, 28 points pour l’Espagne ou 22 points pour le Royaume-Uni et l’Italie, ce qui souligne encore une fois la vacuité du concept de dette Covid, puisque la pandémie a touché tous nos pays de la même façon.
Commençons par reconnaître que l’endettement français public et privé est préoccupant
Comment gérer l’excès d’endettement de notre pays – excès étant entendu en comparaison avec nos pairs – de façon à ce qu’il ne bride pas la croissance future ou, pire, ne soit à l’origine d’une crise d’endettement avec comme conséquence une brusque baisse du niveau de vie des Français ?
La première nécessité est de reconnaître le problème. Or, lorsqu’il s’agit de dette publique, l’école de pensée qui devient dominante, représentée par Olivier Blanchard par exemple, tend à relativiser la montée de la dette, mettant en avant la baisse structurelle des taux d’intérêts réels, qui réduit la charge de la dette et autorise une marge de manœuvre plus grande que celle qu’on estimait nécessaire il y a vingt ans. Les arguments dans ce sens ne manquent pas, mais ils reposent sur un postulat essentiel : que les taux d’intérêt resteront bas durant encore longtemps, disons ans ans ou plus. C’est bien sûr une possibilité, mais certainement pas une certitude. La correction des marchés obligataires depuis la fin janvier, qui, a fait bondir le taux à dix ans américain de 1,0% à 1,5% (probablement en réaction au plan de relance Biden qu’Olivier Blanchard trouve lui-même déséquilibré) et, par écho, le taux français de - 0,3% à 0,0% est là pour nous rappeler que prévoir l’évolution des taux d’intérêt est un exercice risqué.
Lorsqu’il s’agit de la dette privée, pour l’essentiel la dette des entreprises, on fait remarquer qu’elle reflète en partie une particularité française – l’intensité des prêts entre entreprises – et on ajoute que la montée de l’endettement bancaire est plus que compensée par celle des dépôts bancaires des entreprises. Mais cette vision consolidée (les entreprises prêtant à elles-mêmes, leurs dettes s’annuleraient) et agrégée ne rassure en rien. Si une entreprise venait à faire faillite, ce qui se pourrait se produire à grande échelle lorsqu’on cessera de prolonger les PEG, ses entreprises créancières seraient immédiatement affectées, avec le risque d’une réaction en chaîne. Et rien n’indique que les entreprises riches en trésorerie soient précisément celles qui sont les plus endettées. Seules des études sur données individuelles permettraient d’y voir plus clair. En leur absence, il est légitime de s’inquiéter du surendettement des entreprises françaises : 167% du PIB contre 84% aux États-Unis, 78% au Royaume-Uni ou 63% en Allemagne.
Les solutions miracles sont illusoires
La deuxième nécessité est de ne pas se laisser berner par les solutions miracles comme celle de l’annulation de la dette détenue par la BCE, en réalité par les banques centrales des pays de la zone euro. Pour commencer, cette solution est illusoire, puisque l’annulation de la dette (à l’actif de la Banque de France en ce qui concerne la France) se traduirait par une réduction équivalente de son passif (sa valeur pour ses « actionnaires » que sont les citoyens français), et donc des revenus futurs que l’État aurait reçu de la banque centrale. Ensuite, elle est totalement impraticable, même en supposant que tous les pays de la zone euro s’accordent sur le sujet –ce qui, excusez du peu, reviendrait à déchirer les Traités fondateurs de la zone euro. Si l’on mesure la « dette Covid » par l’augmentation du passif public entre 2019 et la projection 2022 du FMI, son spectre irait de 25% du PIB pour l’Espagne, 22% pour la France et l’Italie, à 9% pour l’Allemagne ou 6,5% pour le Portugal. Imagine-t-on une annulation de la dette espagnole quatre fois supérieure à celle du Portugal ou trois fois celle de l’Allemagne sans que cela ne provoque les plus vives tensions au sein de la zone euro ? Enfin, la proposition tourne à vide, puisque les dettes publiques détenues par la BCE ont vocation à y rester pour une période inconnue, mais certainement longue, les banquiers centraux n’ayant pas oublié le précédent du ‘taper tantrum’, cette déroute obligataire entraînée par l’annonce prématurée d’une réduction du bilan de la Réserve Fédérale en 2013.
Cantonner, litote pour «augmenter les impôts»
À défaut d’être une bonne solution, le cantonnement, éventuellement assorti de « différé d’amortissement » comme le propose François Bayrou, est plus réaliste. L’intérêt du cantonnement, selon ses promoteurs, est d’une part de rassurer les marchés sur le sérieux de l’État français quant au remboursement de la dette, et, d’autre part de ne pas entretenir l’illusion de l’argent magique, ce que le rapport Bayrou explique d’une prose inspirée : il s’agit de conjurer le risque « que l’on se mette à considérer que toutes les facilités sont désormais permises et que le coffre-fort ouvert au milieu du donjon est accessible à tous, sans limite ». En réalité, les marchés ne sont pas plus ou moins rassurés par le cantonnement, l’appréciation de la qualité de crédit de la France dépendant du dynamisme de son économie, de la gestion de la dette et du soutien politique de l’Allemagne, mais aucunement des subdivisions de sa dette publique. Si les investisseurs apprécient la dette émise par la CADES, c’est que, garantie par l’État, elle offre néanmoins un rendement légèrement supérieur, ce qui est toujours bon à prendre par ces temps de taux nuls ! Quant à la vertu pédagogique du cantonnement vis-à-vis du public, il est à craindre qu’elle n’opère que si le public comprend que cantonnement veut dire impôts futurs, que ces impôts soient le prolongement de prélèvements dont l’extinction étaient programmée comme la CRDS, ou de nouveaux prélèvements. Or l’annonce de nouveaux prélèvements ou de l’extension d’anciens est la dernière chose dont notre économie a besoin, car elle ne peut que convaincre les ménages d’épargner encore plus qu’ils ne le font, plutôt que de consommer et, ainsi, de contribuer à la reprise.
Pour alléger la dette, ne pas se presser, agir sur la dépense et la croissance
Finalement, faudra-t-il rembourser la « dette Covid » ? Au vu des éléments qui précèdent, la réponse est : « oui, mais ni plus ni moins que la « dette Mitterrand » ou la « dette Sarkozy ». À moins de sortir de la zone euro, ce qui poserait de très graves problèmes de refinancement de la dette publique (et pire encore pour les dettes privées, comme l’expliquait cette tribune pour Telos), l’État français continuera à rembourser sa dette en empruntant sur les marchés sans rencontrer de difficulté majeure. Dans l’environnement actuel de taux d’intérêts très bas, résultants à la fois de profonds facteurs structurels, pas complètement élucidés mais où démographie et ralentissement de la productivité jouent un rôle majeur, la charge de la dette publique française est tombée à 1,5% du PIB en 2019. Ce ratio va augmenter en 2020, mais uniquement en raison de la baisse du PIB. Un retour à un niveau d’activité normal – hypothèse cruciale – ramènerait probablement la charge d’intérêt à un niveau proche de celui de 2019. En effet, la hausse de l’encours de la dette, de l’ordre de 20%, serait en partie compensée par la baisse du coût moyen de la dette, tombé à 1,5% en 2019 –on a bien oublié le pic vertigineux de 1983 à 8,3% ! – et qui devrait continuer à baisser puisqu’à mesure que la dette contractée à taux élevés est remboursée, son coût se rapproche des conditions de marché, c’est à dire un taux à sept ans (la maturité moyenne de la dette publique française) légèrement négatif.
Dans les circonstances présentes, l’augmentation de la dette publique ne pose pas de problème de financement et n’obère pas la marge de manœuvre des finances publiques : à 1,5% du PIB, la charge d’intérêt n’a jamais été aussi basse depuis 1980, et elle est 60% plus faible qu’à son pic de 1996. Mais rien ne prouve que les conditions de financement resteront aussi favorables dans le futur : les politiques vigoureusement expansionnistes suivies aux États-Unis en Chine et en Europe, combinées avec des facteurs structurellement inflationnistes comme des politiques commerciales plus restrictives ou la diminution de la population active chinoise, peuvent faire revenir l’inflation à terme. Si les taux d’intérêt nominaux suivaient l’inflation sans en rajouter, rien ne changerait pour le refinancement de la dette publique. Mais il est tout à fait possible que les primes de risque que les politiques d’achat des banques centrales ont rendues négatives redeviennent positives dans un monde plus inflationniste, ce qui augmenterait le coût réel de la dette.
La meilleure assurance contre le risque de hausse des taux est de s’assurer que le ratio dette/PIB diminue au cours du temps. Rechercher une diminution rapide, comme le demande un Pacte de stabilité et de croissance aujourd’hui déconnecté de la réalité, serait contreproductif, car la politique budgétaire restrictive que cela nécessiterait réduirait l’activité et donc les recettes fiscales. Pour autant, une réduction du ratio de dette, progressive et continue est possible. Dans les circonstances présentes, avec une croissance tendancielle de 3% (1,5% pour la croissance réelle et autant pour l’inflation), un déficit public inférieur à 1,8% du PIB inverserait la dynamique de la dette. Voilà un objectif réaliste à moyen terme, à condition que, pour y parvenir, on ne s’avise pas d’augmenter les prélèvements, pour des raisons fort bien analysées par Gilbert Cette et Elie Cohen dans Telos, mais qu’on s’attache à réduire une dépense publique, qui, avant même la pandémie, culminait encore à 56% du PIB et qu’on favorise avant tout la croissance, meilleur gage de la solvabilité.
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