Les travailleurs pauvres: où en est-on et que faire? edit
Le thème des working poors a pris une certaine ampleur aux États-Unis dès les années 1960, la société américaine découvrant alors avec étonnement qu’une croissance forte du PIB par habitant et du revenu moyen ne permettait pas à elle seule de faire spontanément disparaître les situations de pauvreté laborieuse. Les débats sur ce thème se sont ensuite étendus à l’ensemble des pays avancés qui bénéficiaient alors pleinement des Trente Glorieuses mais découvraient que cette période de croissance exceptionnelle ne chassait pas la pauvreté laborieuse. Les lignes qui suivent résument quelques-uns des développements sur le sujet proposés par mon ouvrage Travailleurs (mais) pauvres récemment publié aux éditions DeBoeck. Il y apparaît que les réponses à ce problème ne sont pas nécessairement celles revenant le plus souvent dans le débat public…
Où en est-on ?
Les indicateurs concernant la pauvreté sont nombreux et de nature diverse. Le Bureau of Labor Statistics américain a construit dans les années 1960 un indicateur de pauvreté absolu des travailleurs, correspondant au pourcentage d’entre eux ne bénéficiant pas, par unité de consommation, d’un revenu suffisant pour acquérir un panier de consommation considéré comme minimal. Cependant, les indicateurs les plus fréquemment utilisés sur les pays avancés sont des indicateurs relatifs, caractérisant davantage les inégalités que la pauvreté. L’indicateur phare est ainsi la proportion de personnes vivant dans un foyer dont le revenu moyen par unité de consommation est inférieur à un certain seuil relatif, généralement 60% du revenu médian de la population étudiée. Mais cet indicateur peut prendre une valeur très faible pour une population à faible revenu mais aussi à faible dispersion des revenus individuels, où la pauvreté absolue est pourtant forte. Et il peut à l’inverse prendre une valeur élevée pour une population à fort revenu mais aussi à forte dispersion des revenus individuels, et où n’existe pas de pauvreté absolue. Il convient donc d’être très attentif à la portée et aux inévitables limites des indicateurs mobilisés pour mesurer la pauvreté.
Il apparaît que la pauvreté est moins fréquente parmi les personnes en emploi que parmi les chômeurs et les inactifs dont les retraités. Défini par l’indicateur relatif évoqué plus haut, le taux de pauvreté serait assez stable en France sur les dernières décennies, aux alentours de 14% pour l’ensemble de la population et d’environ 5% pour les personnes travaillant à temps plein. Parmi les personnes en emploi, elle serait plus fréquente pour les personnes à temps partiel ou enchaînant des contrats courts que pour les personnes durablement à temps plein. Ces constats suggèrent que l’emploi, ou plus précisément la quantité de travail, est une protection, certes incomplète mais cependant assez efficace, contre la pauvreté. Il apparaît aussi que le taux de pauvreté des travailleurs à temps plein ainsi que le taux de pauvreté calculé sur l’ensemble de la population sont en France assez bas, en comparaison des autres pays avancés, et nettement inférieurs aux moyennes de la zone euro et de l’Union européenne.
Comme l’ont montré les rapports du Groupe d’experts sur le Smic sur les dernières années, il apparaît que les deux principaux facteurs de pauvreté des travailleurs sont le nombre d’heures travaillées et la situation familiale, bien avant le salaire horaire. Ce constat soulève la question des travailleurs à temps partiel contraint, ou des familles monoparentales où le parent travaille, le taux de pauvreté de ces deux populations étant nettement plus élevé que celui de l’ensemble des travailleurs.
Il apparaît également que des freins puissants à la mobilité sociale existent en France et contribuent à y enfermer les travailleurs pauvres dans leur situation. Ces freins apparaissent nombreux tant au niveau individuel, intragénérationnel, qu’au niveau intergénérationnel. Au regard de ces deux dimensions, intra et intergénérationnelle, la mobilité ascendante de revenu serait en France plus faible que dans les pays nordiques et scandinaves, mais comparable ou supérieure à celle d’autres pays avancés comme les États-Unis ou le Royaume-Uni. Au niveau intragénérationnel, les dispositifs sociaux et fiscaux contribuent largement à ces freins, via la dégressivité des réductions de contributions sociales employeurs concernant la demande de travail, ou la dégressivité de plusieurs prestations avec le revenu concernant l’offre de travail. Au niveau intergénérationnel, de nombreux facteurs contribuent à la faible mobilité de revenu de la France, et en particulier une déficience certaine de son système éducatif.
Les vastes politiques déployées au cours des dernières décennies pour lutter contre la pauvreté et la pauvreté laborieuse ont, par leurs effets sur la demande et l’offre de travail, amplifié les trappes à pauvreté laborieuse. Réduisant les risques de pauvreté et de pauvreté laborieuse transversale, elles ont à l’inverse augmenté ces risques dans la dimension longitudinale en affaiblissant les gains monétaires d’une mobilité individuelle ascendante des revenus d’activité. Le problème est plus complexe qu’il n’y paraît souvent dans le débat public et il appelle donc des réponses à la mesure de cette complexité.
Deux populations doivent bénéficier d’une attention particulière. Il s’agit des travailleurs en temps partiel contraint et des travailleurs appartenant à des familles monoparentales. Ces deux populations sont soumises à des risques particulièrement élevés de pauvreté laborieuse, et des actions ciblées les concernant relèvent des considérations de justice sociale les plus évidentes. Pour autant, ici encore, les politiques adaptées à ces deux populations spécifiques sont difficiles à concevoir et engager. Les dispositifs envisageables sont nombreux, et la France se distingue par une multiplicité et une ingéniosité de politiques redistributives de nature et d’importance variées, y compris pour celles concernant les travailleurs. Une telle multiplicité n’est pas favorable à l’appropriation de ces dispositifs par les populations concernées, peu qualifiées et fragiles. À cette source d’inefficacité s’ajoute celle venant du fait que ces politiques ont souvent été conçues indépendamment les unes des autres, ce qui aboutit à des signaux parfois contradictoires. L’exemple des politiques voulant influencer l’offre de travail est à cet égard éloquent : alors que plusieurs dispositifs visent à inciter à l’augmentation de l’offre de travail à la marge extensive (être ou non présent sur le marché du travail) et à la marge intensive (le nombre d’heures travaillées), d’autres politiques d’inspiration familiale incitent à l’opposé au retrait du marché du travail.
Que faire ?
S’il paraît nécessaire de proposer des orientations d’une intervention déterminée des pouvoirs publics visant à réduire la pauvreté laborieuse, les théories de la justice sociale ne permettent pas de caractériser de façon claire et consensuelle de telles orientations. Dans quels domaines, comment et avec quelle ampleur intervenir ? En appeler seulement à la réduction des inégalités est inopérant : qui proposerait aujourd’hui un égalitarisme absolu, horizon pourtant implicite d’une lutte sans fin contre les inégalités de revenus ? Aussi, il semble plus opérationnel de retenir une approche visant à réduire la pauvreté laborieuse subie et d’autre part éviter, ou pour le moins réduire, des effets de politiques existantes qui de fait entretiendraient voire amplifieraient la pauvreté laborieuse et brideraient la mobilité sociale.
Il faut commencer par rappeler l’inefficacité d’une hausse du salaire minimum en France pour réduire la pauvreté laborieuse. Une telle augmentation pourrait même avoir comme impact d’aggraver la pauvreté du fait de ses effets préjudiciables sur l’emploi des personnes les moins qualifiées et les plus fragiles. Mais l’appel à l’augmentation du SMIC pour réduire la pauvreté laborieuse est partie prenante d’un discours purement politique qui a toujours préféré la simplicité des slogans à la difficulté d’une analyse plus approfondie.
Une première orientation concerne les travailleurs à temps partiel et plus particulièrement dans une situation de temps partiel subi. Il parait indispensable d’accompagner les travailleurs à temps partiel qui souhaiteraient un temps plein pour échapper à leur situation de pauvreté laborieuse. Mais ici, comme dans d’autres domaines, il faut se garder des réponses simplistes qui pourraient aggraver le problème plutôt qu’y apporter une solution réelle. Par exemple, imposer une quotité de travail minimale pour les travailleurs à temps partiel peut avoir comme impact d’augmenter la pauvreté et non de la réduire. Pauline Carry (2022)[1] a ainsi montré que la réforme de 2014 imposant un minimum de 24 heures par semaine pour le temps partiel a abouti à des destructions d’emplois principalement occupés par des femmes, augmentant au passage les inégalités d’accès à l’emploi hommes/femmes. D’autres pistes doivent être envisagées, sans a priori. Elles peuvent viser à réduire les situations de temps partiel contraint facilitant l’émergence de problématiques de temps choisi. En ce domaine, les partenaires sociaux peuvent jouer un rôle important pour construire via la négociation collective des dispositifs de temps partiel choisi adaptés aux spécificités de chaque activité. L’intervention de l’Etat peut aussi être ici utile et l’inspiration en ce domaine peut venir de l’Allemagne. Dans ce pays comme en France, un salarié à temps partiel peut candidater sur un temps plein qui serait créé dans son entreprise. Mais par une loi en application depuis 2019, l’employeur allemand qui refuse cette demande doit motiver son refus, ce qui fournit au salarié une base de contestation de ce refus. Ce nouveau dispositif doit être évalué en 2024, et le résultat de cette évaluation peut être riche d’enseignements pour la France.
Une seconde orientation concerne les travailleurs pauvres, souvent à temps partiel, avec de fortes charges familiales et souvent, également, en situation monoparentale. Ici, c’est un soutien déterminé à la garde des enfants, un accès prioritaire aux structures adaptées ou une prise en charge plus complète des dépenses correspondantes qui peuvent être envisagés. Ces options pourraient être conditionnées non seulement au niveau des ressources, mais aussi à une situation d’activité sur le marché du travail, par l’occupation d’un emploi ou par la recherche active et avérée d’un emploi. Des dispositifs ont été décidés sur les dernières années en ce domaine, et il conviendra de les évaluer pour voir s’ils mordent réellement dans les populations visées.
Une troisième orientation concerne la mobilité individuelle sociale et plus exactement salariale des travailleurs au bas de l’échelle des revenus, parmi lesquels se rencontrent les travailleurs pauvres. Plusieurs politiques publiques introduisent de fortes désincitations financières à de telles mobilités, à la fois pour la demande de travail des entreprises et l’offre de travail des salariés. Du côté de la demande de travail, il s’agit essentiellement de l’effet de la dégressivité avec le salaire des réductions de contributions sociales employeurs, qui renforce le cout pour l’entreprise des mobilités salariales ascendantes pour les bas salaires et qui désincite à la négociation salariale de branche. Du côté de l’offre de travail des salariés, il s’agit de l’effet de la dégressivité avec le revenu de divers dispositifs de soutien des bas revenus, qui s’ajoute à la progressivité de l’imposition sur le revenu pour réduire les gains monétaires des mobilités salariales ascendantes des bas salaires. Sous ces deux angles, la France est l’un des pays (sinon LE pays) de l’OCDE dans lesquels les politiques publiques de soutien à l’emploi et au revenu des travailleurs les moins qualifiés désincitent le plus à la mobilité salariale ascendante de ces travailleurs. Ces constats appellent une réflexion sur tous ces dispositifs : quelle ampleur et quelle dégressivité des réductions ciblées de contributions sociales employeurs, et quelle transformation des minima sociaux et des soutiens aux bas revenus, pour éviter des taux de prélèvements marginaux implicites trop lourds sur les bas revenus ? Ces sujets sont l’objet d’une forte charge politique et sociale. Il est pourtant indispensable de les appréhender certes avec prudence mais aussi avec sérénité et sans a priori.
Une quatrième orientation, enfin, concerne la mobilité sociale et salariale intergénérationnelle. La formation initiale et la formation professionnelle exercent une influence essentielle dans de telles mobilités. À cet égard et concernant la formation initiale, l’OCDE a montré sur la base des résultats des élèves aux enquêtes PISA que la France serait l’un des pays avancés où les performances scolaires sont plus qu’ailleurs expliquées par le statut socio-économique de la famille et où les élèves ressentent le moins le soutien de leurs enseignants pour progresser dans leur apprentissage. Il y a là un facteur de baisse de la mobilité intergénérationnelle ascendante qui appelle une réforme de l’éducation nationale pouvant trouver une inspiration utile dans les pays où le diagnostic est le plus favorable. Il n’y a pas ici qu’une question de moyens mais aussi (surtout ?) d’organisation et de responsabilisation. Concernant la formation professionnelle, la réforme ambitieuse engagée en 2018 (via la loi Avenir Professionnel de septembre 2018) est encore trop récente pour en tirer un véritable bilan approfondi. Mais ce bilan devra être envisagé, ici encore de façon sereine mais déterminée.
Ces orientations appellent des travaux d’études ciblés et approfondis sur les faiblesses actuelles ainsi que sur les performances et les couts de différents types de réformes envisageables. Elles nous semblent définir des axes d’action de réformes qui pourraient être légitimement et utilement engagées pour réduire la pauvreté laborieuse et renforcer de façon légitime la justice sociale.
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[1] Pauline Carry, « The effects of the legal minimum working time on workers, firms and the labor market », mimeo, CREST, 13 novembre 2022.