Protéger les emplois ou les personnes ? edit
Depuis plus d’une dizaine d’années, les dispositions visant à protéger l’emploi ont été l’objet de nombreuses critiques. La protection des personnes associée à une flexibilité dans la gestion des flux d’emplois a été présentée dans de nombreux travaux, parfois sous l’appellation de flexicurité, comme plus performante que la protection des emplois tant en termes d’efficacité économique qu’en termes de protection du travailleur. Or l’analyse de l’évolution des marchés du travail des grands pays industrialisés durant la crise montre que la bonne articulation entre protection des emplois et protection des personnes est plus complexe qu’une simple opposition caricaturale.
Entre le premier trimestre 2008 et le second trimestre 2009, le produit intérieur brut (PIB) allemand et français s’est contracté respectivement d’environ 6½ % et 3½ %. Sur la même période, l’emploi et le chômage demeuraient stables en Allemagne tandis que la France connaissait une perte d’environ 500 000 emplois et une augmentation du taux de chômage de près de 2 points de pourcentage. Ces écarts d’ajustement sur le marché du travail s’expliquent pour une part assez réduite par un recours plus important en Allemagne qu’en France au chômage partiel. Ils s’expliquent principalement par la mise en œuvre en Allemagne d’accords collectifs de branche et d’entreprise permettant, contre des garanties de maintien de l’emploi, des baisses transitoires de la durée du travail et du salaire. Rétrospectivement, quel a été l’ajustement le plus protecteur au choc de la crise ? La flexibilité transitoire et conventionnellement décidée des salaires et de la durée du travail associée au maintien de l’emploi observés en Allemagne ou les destructions d’emplois associées à la rigidité à la baisse des salaires observées en France ?
Dans le domaine de l’articulation entre protection des emplois et protection des personnes, la flexicurité trouve sa pertinence dans deux constats.
1. La sécurisation des emplois plutôt que des personnes peut brider voire empêcher des mutations économiques qui seront de toutes les façons à réaliser tôt ou tard. Les salariés concernés n’en seront que moins bien préparés ensuite pour envisager des mobilités. La protection des personnes plutôt que des emplois vise à préparer et accompagner au mieux les mobilités individuelles.
2. La stratégie de protection des emplois plutôt que des personnes protège les seuls insiders. Elle n’intègre pas par définition la prise en compte des outsiders qui n’ont pas d’emploi. Les entrants sur le marché du travail, et en particulier les jeunes, peuvent être fortement pénalisés par une telle stratégie qui par ailleurs peut renforcer les situations d’inemployabilité des personnes durablement en situation de non emploi.
Pour autant, l’opposition souvent faite entre protection de l’emploi et protection des personnes paraît réductrice. Certes, la protection des personnes doit être l’axe stratégique majeur de la politique de l’emploi. Mais la protection transitoire des emplois peut être souhaitable pour réduire la brutalité de recompositions économiques inévitables. Elle apparait indispensable en cas de chocs économiques transitoires, afin d’éviter des coûts sociaux et économiques de destructions d’emplois et de mobilités qui ne seraient pas confirmées dans le moyen et long terme. Nul doute que la crise relève du choc transitoire de très grande ampleur qui appelle le déploiement de dispositifs de protection transitoire de l’emploi avant la reprise attendue. Pour autant, ce choc peut également amener des ajustements structurels économiquement pertinents, par exemple en termes de composition sectorielle, qui appellent une articulation souple entre les dispositifs de protection des personnes et de protection des emplois.
Revenons à la comparaison précédente entre l’évolution des marchés du travail en France et en Allemagne durant la crise. Les accords collectifs conclus en Allemagne et permettant, contre des garanties d’emploi, une baisse transitoire des salaires et de la durée du travail auraient-ils pu être envisagés en France ? La réponse à cette question est négative. De tels accords peuvent s’incorporer au contrat de travail en Allemagne ce qui n’est pas le cas en France, le salaire étant un élément substantiel du contrat de travail qui ne peut être abaissé qu’avec l’accord individuel du salarié.
Les observations qui précèdent posent avec acuité la question de l’autonomie du contrat de travail à l’égard du tissu conventionnel. L’évolution du droit social vers plus d’autonomie du tissu conventionnel et un rôle accru de celui-ci dans la confection des normes militent pour une moindre autonomie du contrat de travail. Non seulement la relativisation de l’autonomie du contrat porterait aujourd’hui moins atteinte à la fonction protectrice du droit du travail, mais encore elle contribuerait fortement à la concilier avec l’efficacité économique, en particulier en matière d’emploi.
À cet égard, il faut se souvenir que la loi Aubry II, pour relativiser la capacité du contrat de travail à s’opposer à la stratégie des accords 35 heures, avait écarté la qualification de cause économique, retenue précédemment par la jurisprudence, de la rupture du contrat de travail liée au refus du salarié d’accepter la novation d’un de ses éléments, conséquence dans ce cas de la mise en œuvre de tels accords 35 heures. Il fallait que le refus du salarié, au nom d’un élément de son contrat de travail, en l’occurrence la durée effective du travail qui conditionne le salaire mensuel, ne paralyse pas la stratégie de l’entreprise, concrétisée par la signature d’un accord collectif et visant à optimiser l’emploi (d’où du reste les exonérations de charges sociales pour inciter à la conclusion de tels accords).
C’est dans cette logique qu’il faut se situer. Au nom de l’intérêt général et usant de l’accentuation de la nature contractuelle de l’accord d’entreprise, il faut sinon incorporer les avantages de l’accord d’entreprise dans le contrat de travail, à tout le moins empêcher que, au nom de son autonomie et en invoquant le principe de faveur, il ne fasse concrètement échec à la mise en œuvre de l’accord et compromette ses effets, spécialement au plan de l’emploi. A cet égard, on pourrait mettre un terme à la construction jurisprudentielle visant à opposer élément du contrat de travail et conditions de travail pour en revenir à la distinction, consacrée en doctrine, sur le fondement des principes de la théorie contractuelle, entre éléments substantiels et éléments secondaires du contrat. Au demeurant, cette distinction existe dans le code du travail.
S’agissant des éléments substantiels, une distinction était faite en doctrine entre ceux substantiels absolus et ceux substantiels relatifs. Les seconds ne peuvent être modifiés unilatéralement par l’employeur qu’en raison de ce que ce sont les parties au contrat qui les ont rendus substantiels. Les premiers sont impératifs par nature parce que, à défaut de leur présence, il n’y a pas contrat de travail ; ce sont l’objet du contrat, donc la qualification attachée à la fonction et la rémunération en conséquence (pour l’essentiel). Dans la perspective de réduire le degré de résistance du contrat de travail à l’accord d’entreprise, on pourrait imaginer que l’autonomie du premier à l’égard du second ne vaudrait que pour les éléments substantiels absolus. La distinction entre ce qui est substantiel absolu ou relatif pourrait être sécurisée par les partenaires sociaux dans le cadre d’un accord national interprofessionnel qui indiquerait les éléments relevant de la première catégorie.
Dès lors, des positions conventionnelles n’affectant pas les éléments substantiels absolus, décidés en vue notamment de favoriser l’emploi, ne pourraient être privées d’effet par la résistance du contrat de travail. Toute révision ultérieure de l’accord ne pourrait, de même, être contestée au nom d’un élément du contrat de travail.
Les gains que l’on peut attendre des orientations proposées ci-dessus sont multiples et en particulier ceux d’une meilleure articulation entre protection des emplois et protection des personnes. L’articulation serait en effet améliorée par rapport à la situation actuelle car elle donnerait aux partenaires sociaux une forte marge décisionnelle en ce domaine. Mais étendre l’autonomie (qui prévaut entre accords de niveaux différents) aux relations entre contrat de travail et accord collectif suppose une très grande exigence en matière de légitimité des acteurs. Même si la règle de majorité correspond à cet objectif, l’audience minimale en matière de résultats des élections professionnelles est trop modeste pour qu’on la transpose strictement à ce cas. Au demeurant, c’est par réalisme qu’on a adopté le seuil de 30 % dans la loi du 20 août 2008. La logique voudrait que l’on adopte le taux de 50 % et de surcroît apprécié non sur les votants mais sur les inscrits. Cette proposition prend son inspiration de dispositions ayant marqué le droit positif. Ainsi par exemple, lorsque prévalait en matière de protection sociale complémentaire la conception institutionnelle, dont il ressortait que l’accord collectif associé à la gestion paritaire donnait naissance à une institution dont l’employeur était adhérent et le salarié participant, c’est la référence aux inscrits qui consacrait la majorité de 50 % permettant de conclure, si était recouru au referendum, à l’accord de la collectivité du personnel. C’était important dans la mesure où c’est la qualité de participant de l’institution qui justifiait la retenue salariale conventionnellement définie, alors même que celle-ci affecte le salaire net dont on peut admettre qu’il est un élément du contrat de travail.
L’articulation performante entre protection des emplois et protection des personnes est une question complexe, qui ne peut être résumée en une opposition simpliste. Elle appelle une réflexion sur l’autonomie du contrat de travail vis-à-vis des accords collectifs. Mais l’initiative, en ce domaine, doit revenir aux partenaires sociaux qui sont les premiers acteurs de la protection du travailleur.
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