Digital detox: le mantra de la classe culturelle edit
Pionnières du fétichisme du digital et toujours en tête de la consommation d’Internet[1], les couches intellectualisées sont aussi violemment critiques, et les plus mobilisées contre ses « dangers ». Sont-elles devenues obnubilées par la maitrise des écrans ? Quelques données l’attestent à bas bruit en France. En 2018, et pour la première fois, leur engagement dans les réseaux sociaux s’affaiblit, en particulier pour les hauts diplômés. Elles passent moins de temps sur Internet que les autres catégories sociales le soir avant d’aller se coucher[2]. Elles sont particulièrement méfiantes via à vis de l’utilisation des données personnelles des internautes par les géants de la Tech à des fins marchandes. Enfin, elles sont plus enclines que toutes les autres à user de pare-feu techniques pour bloquer la publicité[3]. Bref, brûlant en quelque sorte ce qu’elles ont adoré, s’esquisse chez elles (sur la pointe des doigts) une prophylaxie à l’égard des écrans.
L’hygiène de l’olympien
Ce retournement d’attitude est en germe depuis plusieurs années dans les discours de santé publique : des appels aux journées sans smartphone, des campagnes pour « je débranche » ou je coupe mon compte Facebook, des livres vantant le plaisir à ne rien faire ou à s’adonner à des activités loin des push numériques en témoignent. Les avertissements de médecins et de psychologues se multiplient aussi, dénonçant les addictions et le modelage du cerveau par l’économie de l’attention. Il s’en suit aujourd’hui une recommandation majeure : retarder le plus possible l’âge d’entrée des enfants dans la sérenpidité numérique – pas d’écran avant trois ans ou pas de smartphone avant 13 ans, âge théorique auquel les ados peuvent ouvrir un compte Facebook.
Déjà en 2012, victime d’une overdose d’Internet conjuguée à des palpitations cardiaques, le blogueur Thierry Crouzet se retrouve à l’hôpital et décide de rompre pour un temps avec l’infosphère [4]. Il raconte cette expérience dans un livre : « J’ai débranché ». Les névroses induites par la pratique frénétique des réseaux sociaux y sont passées au peigne fin : la déconnection de l’environnement quotidien (excellente excuse pour ne pas participer à la vie familiale, en particulier les travaux domestiques), la solitude du brouillard numérique, le narcissisme qu’engendre le sentiment d’avoir une notoriété au sein de la multitude et l’attente obsessionnelle des retours des « amis internautes » à ses billets, la flatterie intérieure que procure l’appartenance à ce microcosme d’initiés. Sa diète digitale dure exactement six mois. Mais quand le blogueur reprend son ordinateur, c’est pour parler littérature, méditer sur l’écriture et la vie, et, plus récemment, réfléchir sur les gratifications procurées par les randonnées à bicyclette. En 2018 il s’installe en Floride, s’achète un VTT 29 pouces, et effectuant de longues virées à travers les Etats-Unis il poste au jour le jour les séquences de son futur livre « Born to Byke » - suscitant les commentaires de ses afficionados qui pourront enrichir sa prose. Parallèlement, il devient un collaborateur fécond de Google Map. Sortilège de la culture web : il s’est mué en un Sylvain Tesson qui se serait pris de passion pour la technologie.
En juin 2019, l’écrivain blogueur Mark Manson, frère siamois américain de Thierry Crouzet par sa longévité dans le chaudron Internet et par sa production prolifique, se lance à son tour dans le prosélytisme en faveur du digital detox. Sa carte de visite à lui, c’est le développement personnel. Constatant les dégâts intellectuels occasionnés par les vagues d’information qui déferlent devant ses yeux, il multiplie les conseils pour se désintoxiquer. La méthode de ce diafoirus emprunte aux recettes élémentaires de la diète alimentaire, manger moins et se déporter vers les mets les plus sains. On commence par diminuer le volume d’information auquel on s’expose, ce qui implique un nettoyage dans les sources d’information -supprimer la junk information et les contacts Internet inutiles ; puis on s’entraine à approfondir les sujets notamment en privilégiant les mediums « à forte valeur ajoutée », apportant nuances et diversité de points de vue, comme les livres, les podcasts, les articles de fond, les documentaires. Pour faciliter cette ascèse numérique, il définit une gestion du temps rigoureuse : ne regarder ses e-mails que deux fois par jour, ne consacrer qu’une demi heure quotidienne aux médias sociaux, ne consulter les sites de divertissement qu’à certaines heures, etc, et pour ce faire, il suggère de verrouiller son téléphone et de programmer des coupures de wifi à certaines heures grâce à un compteur électronique.
Sélectivité des pratiques d’écran
Les messages de tempérance numérique sont surtout prégnants dans les milieux haut diplômés où ils s’enchâssent dans une connotation morale : ne pas se disperser dans des activités purement récréatives ou futiles, qui n’enrichissent pas l’esprit. La maîtrise de soi, cette valeur circule dans le sang des premiers de la classe. De même, on repère chez eux l’idée martelée par Mark Manson : se tourner vers les contenus qui divulguent du sens et font travailler les méninges. Comme le rappellent maints travaux sur la classe culturelle : celle-ci est prise dans le vertige d’emmagasiner toujours davantage de connaissances, de multiplier des activités pour progresser, sorte d’exigence naturelle inscrite pour une part dans le sillage d’un cursus universitaire à rallonges, mais aussi dans la recherche d’une certaine supériorité morale. Ainsi, elle n’entend dépenser son argent et son temps que pour « des expériences spirituellement ou intellectuellement intéressantes » (David Brooks dans Bobos in Paradise) –voir aussi dans Telos, 6 avril 2018, mon article sur L’aspirational class. Chez les cadres supérieurs trentenaires, Facebook dont la pratique fut probablement intensive dans les années 2005-2012 tant le réseau participait alors de l’effervescence adolescente, est en voie de relégation (« Je ne vais presque plus sur mon compte ») ; Twitter demeure souvent un relais pour glaner les informations et les discussions en cours, mais ne constitue pas un lieu pour s’exprimer sauf pour les journalistes et les communicants des médias et de la culture ; Linkedin, en revanche, se pose comme un lien professionnel incontournable, en raison de ses offres d’emplois mondialisées et, en partie aussi, pour les articles postés par des experts de divers secteurs de l’économie.
Le rapport aux nouveaux outils d’information et de communication est plus ambigu chez les couches populaires, où prime à leur égard une appréciation positive, car ils sont conçus comme un moyen pour acquérir ou élargir des connaissances. Chez les familles modestes, comme l’attestent les travaux de Dominique Pasquier[5], Internet fonctionne d’abord comme une ressource en particulier pour l’univers du travail, améliorer ses savoir-faire ou même acquérir de nouvelles qualifications professionnelles ou personnelles, résoudre des questions liées aux devoirs scolaires des enfants, et, plus largement, pour apprendre à apprendre. Parallèlement Facebook se pose chez elles comme un vecteur d’échanges conversationnels au sein des groupes familiaux et/ou amicaux. Ainsi, si dans les milieux populaires, les inquiétudes sur l’addiction, le formatage intellectuel par les algorithmes, où le piratage des données sont loin d’être absentes, le souci de diète n’émerge pas. Et ce d’autant moins que le temps passé dans les navigations numériques est plus réduit que chez les cadres et les professions intellectuelles où activités professionnelles et loisirs privées sont intimement imbriquées.
On retrouve avec Internet, la même dichotomie d’usage social mise en avant depuis longtemps par les chercheurs à propos de la télévision. Celle-ci souffre d’un relatif discrédit de la part des couches intellectualisées, 15 % des foyers de cadres ne possèdent pas de téléviseur soit plus de 10 points de moins que les autres foyers, et leur temps passé devant l’écran télé n’a cessé de diminuer même s’il reste élevé (autour de 2h par jour contre 3 h 42 pour la moyenne des Français) ; par ailleurs, ils regardent les programmes télé sur d’autres supports comme l’ordinateur. L’attitude vis à vie de la télévision est plus pragmatique dans les milieux populaires qui tirent de la télévision des atouts diversifiés : certes, elle occupe le temps pour des personnes qui n’ont pas de loisirs culturels alternatifs (« la télévision c’est le loisir du pauvre » disait le pionnier des recherches sur la télévision, Michel Souchon), mais elle permet aussi de trouver des ressources morales pour « tenir au quotidien, se requalifier subjectivement ou encore réformer ses dispositions sociales » comme l’écrit Olivier Masclet dans son travail sur les pratiques des ouvriers et employés[6]. Enfin, la durée d’écoute télévisuelle tend à s’allonger chez les personnes démunies de travail et/ou de qualification scolaire.
Le libre arbitre face aux écrans comme distinction
Dans les années qui viennent, l’affichage d’une pratique raisonnée et d’un libre arbitre face aux sollicitations numériques et aux écrans, a des chances de s’amplifier. Ce libre arbitre peut devenir le luxe de demain, chronique Olivier Babeau, autre blogueur prolixe, économiste et président du Think-Tank Sapiens. La méditation sur le digital detox, et les guides pratiques qui fleurissent, sont surtout à usage réservé d’une petite catégorie de la population qui, par exigence professionnelle est souvent rivée devant un ordinateur, et qui de surcroit est grande utilisatrice des multiples fonctionnalités d’Internet. L’ascèse numérique (ponctuelle) est en train de devenir un emblème de distinction sociale avec, en contre-point, l’encensement des joies de la « bonne vie », celle de l’épanouissement personnel et de la sociabilité de face à face.
[1] En France, les couches cultivées sont encore, et de loin, les plus engagées dans la Web attitude – les premières à pratiquer les réseaux sociaux, à opérer des achats en ligne, à utiliser les messageries instantanées comme Whatsapp, à s’investir dans l’économie du partage ou à effectuer des démarches administrative en ligne (données Credoc 2018). On observe la même inclination aux Etats-Unis où existe une corrélation positive entre la forte consommation d’Internet avec le fait d’avoir un diplôme universitaire, d’être jeune (18-29 ans, mais les 30-49 ans ont un comportement avoisinant), urbain, et d’avoir un bon revenu, donnés du Pew Research Center.
[2] 57 % d’entre elles passent moins d’une heure, contre seulement 47 % de la population. Enquête 2019 sur le sommeil, de L’institut national du sommeil et de la vigilance (INSV).
[3] Ad Blocker Usage highest among key adviser demos : millenials and high earners (étude de SourcePoint et ComScore, 2015).
[4] Monique Dagnaud, Thierry Crouzet Le retraité du Net, Slate 16 février 2012,
[5] Dominique Pasquier, L’Internet des familles modestes, Presses des Mines, 2018.
[6] Olivier Masclet, L’Invité permanent. La réception de la télévision dans les familles populaires, Armand Colin, 2018.
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