Juifs américains: une parenthèse enchantée qui se referme? edit

Les sociologues américains de la génération 1970-1990 ont célébré ce qui était pour eux une double réussite, celle des États-Unis et celle des juifs. Un best-seller a résumé ce qui était alors une idée reçue : C.E. Silberman, A Certain People (Schuster, 1985), qui comprenait deux parties, la première intitulée An American Success Story et la seconde, A Jewish Success Story. Le succès des juifs reposait sur leur réussite à l’intérieur de la société américaine et également sur les échanges et les soutiens réciproques, la fois matériels et symbolique, qu’entretenaient les Israéliens juifs et les juifs américains, si étroits et si intenses, que Daniel Bell, le sociologue renommé, a pu écrire qu’il s’agissait d’un seul et même peuple partagé entre deux nations. Il est vrai que les États-Unis et Israël réunissaient jusqu’à une date récente 80% de la population juive mondiale et que les États-Unis étaient le principal appui politique et financier de l’État d’Israël, seule démocratie du Moyen-Orient.
Les raisons d’un succès
L’épanouissement de la population juive au cours des années 1950-1990 avait été effectivement spectaculaire. À la suite de la Seconde Guerre mondiale, l’antisémitisme était marginalisé. Les descendants des migrations massives de la fin du XIXe siècle ont alors massivement investi tous les domaines de la vie publique, les universités, les hôpitaux, le monde judiciaire, les lieux de la finance et l’entreprenariat. Ils étaient forts de leurs succès dans un pays qui lui-même se voyait conférer une responsabilité mondiale. Ils intervenaient dans le monde juif européen, ils jugeaient que l’avenir du judaïsme étaient entre leurs mains. New York était le centre le plus créatif de la culture juive et de la culture américaine.
Leur influence politique reposait également sur la force du « vote juif » liée aux particularités du système électoral. Contrairement à l’ensemble de la population, ils votaient en grand nombre et ils étaient concentrés dans un certain nombre de localités dont les résultats électoraux avaient un fort effet sur les choix essentiels, et cela jusqu’au niveau de l’élection présidentielle. De plus, ils votaient à une forte majorité (plus de 80%) pour le Parti démocrate. Leur réussite n’empêchait pas certaines spécificités. S’ils votaient massivement en faveur des démocrates depuis le mandat de Franklin D. Roosevelt, selon la formule des spécialistes des ethnic studies de la période, ils vivaient comme les Épiscopaliens et votaient comme les Portoricains : ils étaient aussi riches, ou plus riches, que les premiers, et ils votaient comme les seconds, les plus pauvres.
Cette situation leur donnait un pouvoir politique qui dépassait de loin leur représentation statistique (moins de 3% de la population). Les organisations juives pesaient de tout leur poids sur les décisions du Congrès. Leurs liens continus et intenses avec Israël participaient à la politique de soutien à Tel-Aviv que menait le gouvernement au nom du patriotisme américain.
En dépit d’un courant antisémite qui n’a jamais disparu, cette situation favorable s’inscrivait dans l’histoire longue. Les pays coloniaux ont offert, dans l’ensemble, des conditions favorables aux juifs. Fondée sur l’idée de l’homme nouveau, l’idéologie fondatrice des États-Unis pouvait échapper aux préjugés du Vieux Monde. Plus que dans les pays européens imprégnés des traditions et des valeurs aristocratiques, les individus ont toujours été les fils de leurs œuvres ; les citoyens avaient la place que méritait leur contribution à la vie nationale plus que celle que leur donnaient leur naissance et la gloire de leur famille – facteurs favorables au destin de ceux que la tradition chrétienne avait toujours humiliés.
Parmi les pays coloniaux, les États-Unis avaient une tradition plus particulièrement favorable aux juifs. Les premières populations coloniales étaient imprégnées de la lecture et de la connaissance de la Bible, le départ vers le Nouveau Monde était une nouvelle sortie d’Égypte. La religiosité protestante et puritaine, qui mettait la Bible au cœur des pratiques et des croyances, liait les juifs au fondement même de la nouvelle nation.
Autre élément favorable, la multiplicité des Églises et des sectes. Il fait partie des croyances nationales que toutes les religions sont bonnes et que tout citoyen américain doit être affilié à une Église, quelle qu’elle soit. La synagogue peut donc être une des Églises entre lesquelles se répartit la population, sans se heurter à l’existence d’une ou deux Églises dominantes. Malgré la religiosité chrétienne, la tradition américaine a défendu, au nom de la liberté et de la démocratie, les droits des non-chrétiens et des non-religieux, même si les débats sur certains aspects de ce « mur de séparation » n’ont jamais cessé.
Le pluralisme des Églises était redoublé du pluralisme des origines nationales. Aucun autre pays (en dehors d’Israël) n’a été constitué à partir de populations aussi diverses, arrivées en aussi peu de temps. Les États-Unis ont, plus tôt que les autres pays coloniaux, connu une variété d’origines nationales, qui a permis de réinterpréter le groupe juif soit comme une Église, soit comme un groupe ethnique parmi d’autres. Ce n’est pas par hasard si la théorie de l’ethnicité est née à cette période aux États-Unis, forgée par des sociologues dont bon nombre de juifs. La diversité fondamentale des origines nationales et des appartenances religieuses a favorisé le développement de « communautés », qui n’étaient pas contraintes de choisir entre une auto-définition religieuse et une auto-définition historico-nationale. Selon les époques, les juifs ont été un groupe religieux, un groupe ethnique ou un groupe ethnico-religieux. Il est normal de faire partie d’un groupe ethnique aux États-Unis et, contrairement à la France, celui-ci peut s’affirmer et agir en tant que tel dans la vie publique.
La fin du succès?
Ce tableau s’est profondément détérioré depuis le tournant du siècle, comme la démocratie américaine elle-même.
La situation des juifs à l’intérieur de la société américaine a changé. Les fondements de la puissance du vote juif se sont affaiblis. La population diminue absolument (faible fécondité, nombre élevé des mariages avec des non-juifs) et relativement, car de nouveaux acteurs « ethniques » (selon le vocabulaire américain), Asiatiques ou Latino-Américains, prennent dans les universités, dans les tribunaux et dans les affaires la place qui fut longtemps celle des juifs. De plus, ces derniers se dispersent dans le pays, en particulier en Floride et sur la côte Ouest, où leur vote n’a plus guère d’influence. De plus, ils sont plus partagés dans leurs votes, le Parti républicain, comme dans toute la population, est choisi par une part encore minoritaire, mais grandissante des électeurs juifs. Ils ont cessé de peser directement sur le résultat des élections.
Cet affaiblissement est évidemment renforcé par la situation internationale. Depuis le 7 octobre 2023, les juifs, qui restent majoritairement des électeurs du Parti démocrate, sont accablés par le déroulement qui semble inexorable du terrorisme et de la guerre menée par l’armée israélienne. Ils sont partagés entre ceux qui soutiennent cette politique au nom d’une solidarité inconditionnelle à l’existence de l’État d’Israël – une forte minorité – et ceux qui, même s’ils sont aussi soucieux de cette existence, critiquent la politique menée par le gouvernement Netanyahou. Le Parti démocrate est en pleine décomposition intellectuelle et politique et ne les protège plus. La politique et le style du nouveau président remettent directement en cause les pratiques de la démocratie, alors que c’est le seul régime qui protège les juifs contre les préjugés hérités de l’histoire. La majorité d’entre eux, partisans résolus de la démocratie, sont déchirés devant l’appui donné par Trump à Netanyahou, déchirés entre leur soutien indéfectible à la survie d’Israël et leur critique des colons fondamentalistes et de la politique menée par le Premier ministre.
Or ils font face désormais dans les universités – le lieu même de leurs succès les plus éclatants – à un antisionisme virulent qui retrouve souvent les formes et les thèmes les plus traditionnels de l’antisémitisme. Pour les penseurs wokistes, minoritaires en nombre mais régnant sur l’esprit du temps, ils ne sont que des Blancs dominateurs. Au nom de la libération de la Palestine et des droits des Palestiniens, des groupes d’étudiants et de professeurs, minoritaires sans doute, mais actifs et bruyants, manifestent violemment contre les héritiers du judaïsme et de la démocratie représentative. La politique du président Trump contre les universités – contraire à tous les principes académiques, mais menée au nom de la lutte contre l’antisémitisme – contribue au trouble profond dans lequel se retrouve la majorité d’entre eux.
Qu’il s’agisse de leur propre destin ou de celui d’Israël, si les États-Unis cèdent à l’isolationnisme ou à une nouvelle forme de démocratie illibérale, la success story des juifs américains ne sera plus que le souvenir d’une parenthèse enchantée. Peut-être assisterons-nous en même temps à la fin de la période qui, depuis les années 1950, a assuré aux démocraties européennes, grâce à l’impérialisme bienveillant des Etats-Unis, des décennies d’une paix et d’une prospérité inédites.
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