La gauche soutient-elle encore la démocratie représentative? edit
La gauche française soutient-elle toujours la démocratie représentative ? On peut se poser la question à l’issue de la séquence récente consacrée au débat sur la réforme des retraites. La manière dont la gauche s’est comportée au cours de ce débat me paraît soulever deux questions centrales quant à son rapport à ce type de régime. La première concerne son déni de la pleine légitimité du président et de la majorité législative pour faire voter leur projet, et la seconde sa conception des rôles respectifs du Parlement et de la rue dans la bataille qu’elle a menée contre ce projet. Sur ces deux questions la gauche politique et intellectuelle me paraît avoir adopté des attitudes et comportements de nature à affaiblir gravement le régime représentatif.
La légitimité des élus
L’un des principes fondamentaux de la démocratie représentative est que les représentants élus au Parlement votent la loi. Montesquieu, dans l’Esprit des lois, écrivait ainsi : « Le peuple qui a la souveraine puissance doit faire par lui-même tout ce qu’il peut bien faire, et ce qu’il ne peut pas bien faire, qu’il le fasse par ses ministres. Le peuple est admirable pour choisir ceux à qui il doit confier quelque partie de son autorité. Mais saura-t-il conduire une affaire, connaître les lieux, les occasions, les moments, en profiter ? Non : il ne le saura pas. » Si les citoyens dans nos pays libres peuvent élire leurs représentants et les renvoyer aux élections suivantes, en revanche, entre deux élections, ceux-ci ont toute légitimité pour délibérer et voter la loi.
Or, au cours du débat récent sur les retraites, on a pu entendre, à gauche, que la légitimité des élus de la majorité et celle du président de la République n’était pas suffisante pour faire voter leur projet de réforme des retraites. Pierre Rosanvallon, dans une interview au journal le Monde datée du 25 février, lui-même hostile à la réforme, a tenté de théoriser le manque de légitimité du président : il n’aurait qu’une « légitimité procédurale », à ses yeux en réalité une simple légalité, insuffisante pour faire voter cette réforme. Cette théorisation se fonde sur deux critères. D’abord, « la légalité procédurale est fondée sur une donnée arithmétique qui, dans des sociétés aussi divisées que les nôtres, est de plus en plus fragile. Les majorités sont en effet devenues de plus en plus courtes et ce sont souvent des majorités négatives de second tour qui font passer au deuxième plan les programmes de premier tour. Les élections, sauf exception, se jouent dorénavant à quelques points. » Cet argument, comme le rappelle Françoise Fressoz dans Le Monde, argument qu’elle semble elle-même reprendre à son compte, est également avancé dans un entretien à L’Obs par le sociologue Laurent Jeanpierre qui remarque que le président sortant n’a rassemblé qu’un cinquième du corps électoral, ajoutant que « beaucoup de ceux qui ont appelé à voter pour lui au second tour font valoir qu’ils l’ont fait pour faire barrage à Marine Le Pen, pas pour valider la réforme des retraites qu’il proposait. »
Je ne me souviens pas qu’en 1981 se soient élevées à gauche des voix pour mettre en doute la légitimité de François Mitterrand à impulser les réformes autrement plus radicales promises dans le programme commun alors qu’il n’avait recueilli que 25% des suffrages exprimés au premier tour (contre 28% pour Macron en 2022) et 52% au second (contre 58% pour Macron). Deux poids, deux mesures selon que la gauche est au pouvoir ou non !
En outre, se focaliser sur le premier tour dans un scrutin à deux tours où le second ne comprend que deux candidats n’a aucun sens. Certes, au second tour une part importante des votes étaient des votes anti-Le Pen, mais, au second tour de 1981, combien d’électeurs de Mitterrand ont d’abord voté contre Giscard d’Estaing ? De même, je ne me souviens pas que la gauche ait reproché à Mitterrand d’avoir fait voter l’abolition de la peine de mort alors que les sondages montraient que la majorité des électeurs n’était pas (encore) acquise à cette réforme.
Pierre Rosanvallon présente un second argument : le vote « constitue une expression de la volonté générale limitée dans le temps et dans l’espace ». Cet argument est encore moins recevable que le premier si l’on est partisan du régime représentatif, et ce pour deux raisons. La première est dans l’utilisation même du concept de volonté générale. Cette notion était utilisée sous la Révolution française, notamment par les jacobins, avec une intention théorique : le peuple est un et sa volonté, une, est formée avant même l’intervention de l’Assemblée. Il suffit donc à celle-ci de la traduire en lois. Cette notion de volonté générale est non seulement étrangère mais contraire aux principes du gouvernement représentatif où la loi est votée à la majorité, et souvent grâce à des compromis entre opinions différentes voire au départ opposées, et après délibération. Ensuite, l’idée que cette volonté générale est limitée dans le temps et dans l’espace pourrait suggérer – encore que le propos ne soit pas ici très clair – que les représentants ne peuvent être les dépositaires de cette volonté générale que très ponctuellement, c’est-à-dire qu’une majorité parlementaire ne pourrait pas se prévaloir de sa légitimité tout au long de son mandat car entre-temps, le peuple pourrait avoir changé d’opinion. Comme le pensaient les jacobins, il doit s’opérer une sorte de fusion permanente entre ce peuple et ses représentants qui oblige ces derniers à traduire en temps réel sa volonté du moment.
Sans le dire explicitement, l’auteur du Peuple introuvable (Gallimard, 1998) semble penser qu’aujourd’hui la volonté générale s’est déjà exprimée, et qu’elle est hostile à la réforme des retraites. Il déclare à propos du président : « Ceux qui critiquent son projet de retraite ne remettent pas en cause son élection : ils estiment simplement que son projet n’est pas conforme à l’intérêt général, parce qu’il ne répond pas à une exigence de justice ou de solidarité. Ils reprennent donc à leur compte la distinction classique entre légalité et légitimité. » La véritable légitimité serait du côté de ceux qui expriment l’intérêt général et non pas de celui des représentants qui eux n’ont qu’une légalité procédurale qui, selon lui, « a davantage besoin, pour s’affirmer et fonctionner, de la béquille de la légitimité morale et sociale. » Laissons de côté pour l’instant sa notion de légitimité morale dont je ne saisis pas le sens précis. On ne sait pas en effet pourquoi la moralité serait plutôt du côté des adversaires de la réforme que de celui de ses défenseurs. Concentrons-nous plutôt sur sa notion de légitimité sociale et sur son expression. Pour Pierre Rosanvallon, « parce qu’elle est toujours imparfaite, la représentation doit être multiple – et la manifestation de rue en est une modalité à part entière. » Ainsi, une manifestation est une forme de la représentation qui a le même statut que la loi votée par le parlement. Elle semble même pour lui avoir une légitimité supérieure puisque le peuple s’exprime ici directement. Selon lui, en effet, « sa première fonction [ de la manifestation] est arithmétique : un défilé, c’est un peuple visible et sensible, et c’est pour cela que la bataille du chiffrage qui clôt la journée d’une mobilisation est si importante. Sa seconde fonction est participative : un défilé est l’expression vivante d’un commun partagé. » Un million de manifestants représenteraient donc mieux ce peuple que le président de la République, élu par 18 millions de Français, et que le corps législatif lui-même. Il s’agit là, tout simplement, d’une mise en cause radicale du régime représentatif. Ici, les représentants doivent être sous le contrôle permanent du « peuple ». Danton proclamait ainsi en juillet 1792 : « Le peuple se trouve naturellement ressaisi de l’exercice de la souveraineté-surveillance ». C’est précisément d’ailleurs ce qu’espère Jean-Luc Mélenchon avec sa proposition d’introduire la possibilité pour les citoyens de révoquer leurs élus au cours de leur mandat.
Mélenchon va plus loin encore car si Rosanvallon minorise la légitimité du président et de la majorité parlementaire, lui la nie clairement. Ainsi, le 3 mars dernier, il a déclaré que la réforme gouvernementale n’a « pas de légitimité parlementaire » grâce à « la victoire politique » des Insoumis, qui ont empêché d’aller jusqu’au vote du texte à l’Assemblée. Ainsi, le simple fait de bloquer le travail des parlementaires suffirait à priver cette assemblée de sa légitimité ! Mélenchon ajoute que non seulement il souhaite la mise en place « d’assemblées générales de salariés », mais aussi d'« AG de citoyens ». On se rapproche ici de la dictature jacobine lorsqu’en 1792, une délégation de sans-culottes s’adressait ainsi à l’Assemblée législative : « Le peuple qui nous envoie vers vous nous a chargé de vous déclarer qu’il vous investissait à nouveau de sa confiance. Mais il nous a chargé en même temps de vous déclarer qu’il ne pouvait reconnaître, pour juger des mesures extraordinaires auxquelles la nécessité et la résistance à l’oppression l’ont porté, que le peuple français, votre souverain et le nôtre, réuni dans ses assemblées primaires ». « On est là ! » auraient pu s’écrier ces jacobins. Il ne s’agit plus seulement ici de manifester mais d’utiliser la rue contre le pouvoir.
La gauche, la rue et l’Assemblée
Mélenchon est clairement engagé dans une voie insurrectionnelle, prônant « l’insurrection citoyenne » et invitant les jeunes à bloquer massivement et multiplier les rassemblements, afin de faire reculer Emmanuel Macron. « Bloquez tout ce que vous pouvez ». Il ne s’agit donc pas le 7 janvier d’une grève ou d’une manifestation mais d’un bras de fer avec le pouvoir pour empêcher le vote de la réforme des retraites. « Ce qui va se passer à partir du 7 est hors du commun », a-t-il lancé. « Jeunesse, une fois que vous êtes dans la rue, une fois que vous aurez fait reculer Emmanuel Macron sur les retraites, ne vous arrêtez pas là. Quand les lycées et les facs sont bloqués, il y a une bascule. Vous allez gagner. » Il s’agit bien d’opposer la rue au Parlement. Le groupe LFI a tenté de bloquer le débat à l’Assemblée car son rôle, pour Mélenchon, n’est que de laisser le temps à la mobilisation des adversaires du projet et au blocage du pays. Il s’agit bien là d’une tentative d’affaiblir la démocratie représentative. Il se moque de ce que pensent ses partenaires de la NUPES, LFI n’étant pour lui que l’instrument de la subversion.
Ces partenaires sont bien embarrassés. À l’Assemblée ils ont suivi dans un premier temps la politique de blocage du débat, l’arme antiparlementaire par excellence, avant de retirer quelques milliers d’amendements. Ils sont certes gênés et hésitants. Mais ils demeurent au sein de cette NUPES, menée pour l’instant par LFI et ils n’ont pas clairement condamné la grave mise en cause par Mélenchon du régime représentatif. Le chef du Parti socialiste, parti qui a compté ces grands parlementaires que furent Jaurès, Blum et Mitterrand, croit encore que la NUPES pourra être le creuset d’un renouveau de la gauche. Pauvre Parti socialiste ! Et pauvre gauche qui compte désormais sur la rue pour empêcher l’Assemblée de délibérer.
Pierre Rosanvallon déclare que « la démocratie n’a jamais été uniquement une démocratie du bulletin de vote : elle a toujours fait une place à l’opinion ». C’est exact, encore que réduire le régime représentatif au bulletin de vote est pour le moins contestable. Les sondages, les manifestations, les réseaux sociaux permettent largement l’expression des opinions et la démocratie représentative a fait une place au référendum qui permet aux citoyens de se prononcer directement sur un projet. Mais faire une place à l’opinion publique n’implique pas la relativisation de l’importance de la représentation nationale. Non, le statut de ces formes nécessaires d’expression n’est pas de même nature que celui de l’élection des représentants puis de leurs délibérations et de leurs votes. À force de saper ces piliers de la démocratie représentative, on risque de fragiliser dangereusement l’ensemble de l’édifice.
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