Les trois défis de l’OTAN edit

23 juillet 2024

En trois quarts de siècle d’existence, l’Alliance atlantique aura surmonté une multitude de crises, le réarmement allemand, la crise de Suez, le retrait de de Gaulle, la détente de Willy Brandt, la saga des euromissiles… Elle aura même survécu à la fin de la menace qui l’avait vu naître, la disparition de l’empire soviétique, la réintégration de l’Allemagne unie, la fin de l’exception française… Elle a décidé, en outre, de s’élargir à ses anciens adversaires de l’Est, de la Pologne aux Pays Baltes et de mener des opérations dites humanitaires, de la Libye à l’Afghanistan. La qualité première de l’Alliance atlantique est donc sa capacité d’adaptation sans cesse renouvelée.

Au lendemain du sommet de Washington, l’OTAN doit relever plusieurs défis majeurs : le soutien et la défense de l’Ukraine, l’évolution du système international et l’affaiblissement de la démocratie. Pour continuer à rester pertinente, l’Alliance devra en outre trouver un nouvel équilibre entre Européens et Américains, l’asymétrie actuelle n’étant plus stratégiquement justifiée ni politiquement tenable.

Le premier défi consiste à assurer et renforcer le soutien à l’Ukraine. Si aujourd’hui le front paraît stabilisé, l’Ukraine dépend largement de l’aide extérieure pour sa défense. L’aide à Kiev est cependant stratégiquement circonscrite (pas d’affrontement direct entre l’Alliance et la Russie), matériellement limitée (la contribution militaire de l’Europe reste faible), et politiquement contestée (au Congrès américain et au Conseil européen, où le processus de décision fut lent et chaotique). Si chacun des alliés détermine de manière autonome le degré d’assistance et de soutien qu’il entend apporter à Kiev, la coordination de cette aide est une tâche de plus en plus importante dont l’Alliance devrait assurer la responsabilité en encadrant les contributions réunies au sein de l’actuel groupe de Ramstein, qui compte 57 pays. L’aide à l’Ukraine n’est pas seulement matérielle, elle s’étend aux domaines du renseignement, de la surveillance et de la reconnaissance. Assurer la défense de l’Ukraine est crucial pour la sécurité atlantique.

De plus, l’Alliance devra clarifier sa position vis-à-vis de la trajectoire stratégique de l’Ukraine. Lors du sommet de Vilnius en juillet 2023, il a été réaffirmé que l’avenir de l’Ukraine était dans l’OTAN, mais que les alliés détermineront les conditions permettant d’inviter Kiev au sein de l’alliance, parmi lesquelles figure la fin des hostilités. Or cette condition n’offre aucune perspective à l’Ukraine, elle incite même Poutine à continuer la guerre. La perspective d’adhésion ouverte à l’Ukraine et à la Géorgie en 2008 était certainement prématurée, mais la remettre en cause aujourd’hui serait perçu comme un abandon par Kiev et comme une victoire pour Poutine. Reste que la difficulté majeure consiste à promettre demain ce que l’OTAN ne veut pas faire aujourd’hui, défendre l’Ukraine directement et pleinement. Si l’échec de la Russie est un intérêt vital pour les Alliés, l’actuel soutien limité est peu compréhensible. Mais si cet intérêt n’est pas vital, risquer demain l’Article 5 au profit de l'Ukraine n’est soit pas logique soit pas crédible. Le chemin vers l’intégration est sans doute « irréversible » comme l’a réaffirmé le Sommet du 10 juillet, mais il reste semé d’embûches. Le Président Biden le 13 juin dernier a tenté de rassurer Kiev en signant une « garantie de sécurité » sur dix ans avec l’Ukraine, mais elle relève actuellement du vœu pieux.

Enfin, après l’agression de Poutine, l’OTAN doit renforcer sa défense et restaurer sa dissuasion. En réalité, cette tâche lui incombait depuis plus d’une décennie, depuis que les chars russes avaient traversé la frontière géorgienne et que la Crimée avait été occupée par la Russie. L’urgence est aujourd’hui comprise, mais vu l’état de désarmement européen, l’effort pèsera encore de manière disproportionnée sur les États-Unis. Depuis le sommet de Madrid de juin 2022, l’OTAN a établi un nouveau modèle de forces reposant sur trois niveaux de préparation et trois échelons de déployabilité, depuis 100 000 troupes durant les 10 premiers jours d’une crise jusqu’à 500 000 hommes sur les six mois suivants. L'Alliance met également en place une force de réaction alliée (FRA) très rapide, opérationnelle depuis juillet. L’identification des forces nécessaires permet à l’heure actuelle d’assurer la première phase d’une crise majeure, mais la génération de force, en particulier en Europe, s’avère bien plus compliquée pour les étapes ultérieures. Par ailleurs, Moscou conserve un niveau élevé de forces à Kaliningrad mais la mer Baltique, depuis l’accession de la Finlande et de la Suède, est devenue un « lac » otanien. Le défi ukrainien constitue l’horizon stratégique indépassable de l’Alliance, et à bien des égards, il déterminera la place de l’OTAN en Europe dans les années à venir.

Le deuxième défi est plus général et plus profond. Il concerne l’évolution du système international vers une multipolarité à la fois hétérogène et nucléaire. La transition actuelle est encore floue et la période qui s’ouvre encore incertaine. Le moment unipolaire où les États-Unis étaient la seule puissance indispensable du monde semble clos. L’Amérique reste dominante, mais cette domination ne se traduit plus forcément en influence effective, ni par rapport à ses rivaux, ni vis-à-vis de ses alliés. L’Iran d’une part et Israël de l’autre sont des cas de figure emblématiques. D’autres estiment que la transition actuelle est principalement marquée par l’émergence de la Chine et que la rivalité sino-américaine sera l’axe majeur autour duquel viendra se structurer l’essentiel des relations internationales. Dans cette perspective, les plus pessimistes soulignent l’inévitabilité d’un conflit, les plus optimistes espèrent une coexistence fortifiée qui débouchera sur un équilibre des forces et sur une modération des antagonismes.

Le consensus est relativement large cependant pour estimer qu’on assiste à une multiplication de pôles de puissances, qui rend mécaniquement le système plus instable, alors que son hétérogénéité sur le plan des valeurs le rend moins légitime. Dans un système à plusieurs joueurs, il y a forcément plus d’incertitude sur les comportements ; la configuration des enjeux est plus floue et plus précaire ; les risques de conflits sont plus élevés, mais leur ampleur plus limitée.

Enfin, pour la première fois, la compétition multipolaire devra intégrer la composante nucléaire. Celle-ci offre un degré d’impunité aux grandes puissances dès lors qu’un différend les oppose aux pays dépourvus de l’arme nucléaire, comme l’illustre l’Ukraine. Dans ce contexte, il est à craindre que la prolifération nucléaire ne reprenne de l’ampleur, soit pour prévenir l’agression, soit pour la mener impunément. Dès lors qu’un conflit risquera d’impliquer plusieurs puissances nucléaires, le risque d’escalade sera à la fois horizontal (limiter le nombre de belligérants), mais aussi vertical (réduire l’escalade). Dans tous les cas, le risque de voir une crise limitée mener à une déflagration nucléaire va croître.

Pour l’Alliance, cette transition vers la multipolarité constitue un environnement défavorable. Tout d’abord, elle va encourager les désaccords au sein de l’Alliance. Les solidarités automatiques risquent de s’effacer aux profits d’opportunités inédites. Dans cette optique, l’Alliance est à la fois trop étroite, et trop large. Si à l’Est européen, la ligne de défense est claire et reconnue, au Sud et en Méditerranée, les contours demeurent flous et les positionnements plus ambigus. Au Moyen-Orient, alors que la fracture du 7 octobre et l’agressivité de l’Iran dominent l’équation stratégique, les membres de l’Alliance déterminent de manière autonome leurs intérêts et leurs lignes rouges. Avec une telle diversité d’enjeux, la cohésion de l’Alliance est bien plus fragile, et aux craintes traditionnelles de l’abandon par un allié important viennent s’ajouter celles de l’embrigadement contraint et celles de l’escalade imprudente. On peut être amis sur un front, mais rivaux sur un autre.

Ensuite, l’émergence de la puissance chinoise est devenue une préoccupation majeure à Washington. Le pivot asiatique, longtemps annoncé et souvent reporté, est désormais une réalité politique. Face à cette évolution, plusieurs interrogations surgissent. L’engagement pacifique se substituera-t-il au Pacte atlantique ? La puissance américaine pourra-t-elle assumer deux fronts, sans risquer de privilégier le nouveau au détriment de l’ancien ? Les Américains forceront-t-il les Européens à s’aligner sur leurs positions au risque d’en aliéner une partie ?

Au-delà de la défense collective, le rôle de l’Alliance deviendra marginal faute de consensus international sur l’emploi de la force et l’exercice de la responsabilité internationale d’intervenir en cas de défaillance des États. Dans un monde dominé par le respect de la souveraineté, les devoirs éthiques de l’Alliance prendront fin. Pour autant, le rôle de l’Alliance comme institution représentant la famille démocratique et libérale sera, lui, plus important ; elle sera pour elle un îlot de stabilité, un forum d’échange, et un cadre d’action collective.

Cela nous amène au troisième défi, politique et moral, l’affaiblissement de nos régimes démocratiques sous la poussée populiste, elle-même encourage par l’évolution de la scène internationale : la globalisation économique et l’accroissement des inégalités, l’expansion chinoise et la montée des mesures protectionnistes, l’agression russe et la vulnérabilité des interdépendances. Aux États-Unis, ces facteurs ont déjà affaibli le consensus traditionnel en faveur de l’Alliance, où elle est devenue un sujet de controverses idéologiques et partisanes. Si l’OTAN recueille plus de 75 % d’opinions favorables chez les Démocrates, le soutien républicain est lui tombé à 43%. L’isolationnisme est redevenu une posture légitime, notamment au sein du Parti Républicain. L’opinion est dubitative sur l’aide aux Européens, et favorable à une négociation en Ukraine. Quant à Trump lui-même, il ne cache pas son intention de sortir les États-Unis de l’Alliance, une hypothèse contre laquelle les garde-fous législatifs du Sénat ne pourront rien. Si le président des États-Unis ne se sent pas lié par l’Art. 5, la portée de la garantie américaine s’en trouvera fondamentalement affectée, même si la présence des troupes en Europe est maintenue.

En Europe, les contestations populistes sont plus variées et ne visent pas prioritairement la politique étrangère mais l’immigration et l’Union européenne elle-même, bouc émissaire de tous les maux économiques, sociaux et migratoires que connaît l’Europe. Cette dynamique a dominé les dernières élections européennes, marquées par la montée de l’extrême droite, au moment où le besoin d’action collective au sein de l’Union, notamment en matière de sécurité et de défense, est sans précédent. Dans un monde fragmenté, l’Europe ne peut se payer le luxe de la fragmentation.

L’affaiblissement du camp démocratique, aux Etats-Unis et en Europe, constitue un risque majeur pour l’OTAN. Sans leadership américain, la crédibilité de l’Alliance sera compromise. Dans un contexte d’insécurité, le chacun pour soi redeviendra la norme e Europe. En outre, dès lors que les divergences d’intérêts ne seront plus subordonnées ni à la menace russe, ni à la domination américaine, les tensions entre Européens se feront à nouveau jour. Le réarmement de l’Allemagne bénéfique aujourd’hui sera redouté demain.

Derrière le sommet de Washington, et les habituelles louanges sur les réalisations et la pertinence de l’Alliance, l’horizon stratégique et politique s’assombrit pour elle. Persistance de la menace russe, éloignement probable des États-Unis, affaiblissement politique européen, tout cela fragilise évidemment la communauté atlantique. Pour surmonter ces défis, l’Alliance n’aura pas d’autre choix que de rééquilibrer son centre de gravité au profit d’une Europe plus stratégiquement responsable et plus politiquement cohérente. Pour se prémunir d’une Amérique plus distante (soit tournée vers l’Asie, soit centrée sur elle-même), pour atténuer les effets d’une multipolarité instable (plus de guerres et moins de paix), et pour dépasser ses risques de division interne, l’Europe doit devenir une puissance capable d’assumer ses responsabilités. Pour ce faire, trois mutations sont nécessaires.

D’abord, l’Europe doit comprendre que dans un tel contexte, la responsabilité de son voisinage lui incombe. De Sarajevo à Tripoli, de Tbilissi à Belgrade, l’Europe doit apprendre à stabiliser son environnement plutôt que d’en subir la dégradation. Si l’autonomie stratégique a un sens, elle commence avec ces responsabilités bien comprises. Ensuite, l’Europe doit aussi faire sa révolution stratégique. Une Europe basée sur la seule puissance civile et normative n’est plus compatible avec un environnement où les régimes autoritaires se multiplient. Enfin, l’Europe doit se réarmer. Depuis l’agression russe, la prise de conscience désormais existe mais elle doit se traduire par les investissements nécessaires. Le budget de l’Union ne peut toujours pas servir aux dépenses militaires, elle ne peut toujours pas emprunter pour sa sécurité au moment précis où elle doit planifier sa défense.

L’asymétrie qui caractérise l’Alliance atlantique était une nécessité pendant la guerre froide ; mais depuis, ce déséquilibre est devenu un choix assumé et accepté. Certes, il y eut longtemps la crainte diffuse qu’une fois l’Europe plus forte, les Américains rentreraient chez eux. Telle fut en effet l’ambition d’Eisenhower et l’espoir de Nixon. Mais aujourd’hui, c’est la faiblesse de l’Europe qui pousse les États-Unis à redéfinir leur place sur le continent. L’impuissance ne peut plus être le destin commun des Européens. Sinon, elle sonnera la fin de l’Alliance.