L’Allemagne au lendemain du scrutin européen edit

14 juin 2024

L’élection des 6-9 juin n’a pas bouleversé la donne européenne, elle a en revanche mis en lumière la force des courants populistes dans les trois grands États fondateurs de la construction européenne (Allemagne, Italie, France). En Allemagne, la poussée de l’extrême droite a été limitée par les affaires qui ont exposé certains de ses dirigeants, mais un vote sanction a bien eu lieu.

Quelles ont été les motivations des électeurs lors de ces élections européennes ? En France, l’immigration est le premier sujet cité, devant le pouvoir d’achat, l’environnement, la santé et la place de la France en Europe et dans le monde[i]. S’agissant de l’Allemagne, la « sauvegarde de la paix » a été la principale motivation, suivie de la protection sociale, de l’immigration, de la préservation du climat/environnement et de la croissance[ii]. Outre-Rhin, la CDU/CSU conforte son statut de premier parti d’opposition en obtenant 30% des suffrages, Avec un résultat de 15,9%, l’AfD devance toutefois les partis de la coalition – le SPD rassemble 13,9% des électeurs, les Verts (11,9%) et le FDP (5,1%). A gauche, crédité de 6,1% des suffrages, le nouveau parti créé par Sahra Wagenknecht (BSW)[iii] s’affirme par rapport à son ancienne formation, die Linke (2,7%), en grande difficulté, y compris dans ses bastions de l’est du pays. De part et d’autre du Rhin, l’élection du Parlement de Strasbourg a été utilisée pour sanctionner le pouvoir en place.

Les trois partis de la coalition « Ampel » rassemblent moins du tiers des voix (52% en 2021) – le SPD enregistre son plus mauvais résultat dans une élection nationale de l’après-guerre, ce qui a conduit le secrétaire général de la CDU à demander au Chancelier de poser la question de confiance au Bundestag, option aussitôt écartée par son porte-parole. Certaines voix s’élèvent néanmoins pour inviter Olaf Scholz à suivre l’exemple d’E. Macron - qui certes ne remet pas son mandat en jeu, mais s’en remet aux électeurs - et lui suggèrent de s’inspirer du précédent de G. Schröder qui, en 2005, avait dissous le Bundestag après une défaite électorale dans le Land de Rhénanie du nord – Westphalie, qui a porté au pouvoir A. Merkel. Les tiraillements constants au sein de la coalition tripartite – un format nouveau dans la vie politique allemande, rendu nécessaire par l’érosion de la base électorale des grands « partis de rassemblement » (« Volksparteien ») - donnent régulièrement lieu à des spéculations sur la convocation d’élections anticipées et à des rumeurs sur le remplacement d’Olaf Scholz par Boris Pistorius, le populaire ministre fédéral de la Défense. Le résultat médiocre du 9 juin et la faiblesse des intentions de vote en faveur du gouvernement « Ampel » – qui représentent environ le tiers de l’électorat – rendent toutefois cette hypothèse peu probable, même si la moitié des Allemands est favorable à des élections anticipées. Cette stratégie apparaît particulièrement risquée pour le FDP, présidé par Christian Lindner, ministre fédéral des Finances, qui peine à atteindre le seuil de 5% des voix, nécessaire pour être représenté au Bundestag. Par opposition à la stratégie de normalisation engagée de longue date par Marine Le Pen, l’AfD est sur une trajectoire de radicalisation, qui a provoqué ces derniers mois de multiples scandales (projet de « remigration », liens compromettants avec la Russie et la Chine de certains parlementaires, propos de Maximilian Krah, tête de liste aux élections européennes, affirmant que tous les SS n’étaient pas des criminels), sans pour autant ruiner son image auprès des électeurs. Certes, le résultat de l’AfD à l’élection européenne se situe nettement en deçà des intentions de vote de début d’année – qui dépassaient alors la barre des 20% – mais le parti d’extrême-droite occupe néanmoins la deuxième place.

Le gouvernement fédéral, dont la popularité est au plus bas – 71% des Allemands ne sont pas satisfaits de son action, selon une enquête qui vient d’être publiée – est lui aussi confronté, dans les semaines à venir, à une échéance importante. La coalition doit en effet d’ici au 3 juillet parvenir à un compromis sur le prochain budget. Les tractations, en cours depuis des mois, n’ont pas encore abouti. Christian Lindner et le FDP, plutôt satisfaits du résultat du scrutin des 6-9 juin, s’efforcent de fidéliser leurs électeurs, attachés à la rigueur budgétaire (respect du « frein à la dette »), et tentent d’imposer des économies aux autres ministères, mais le SPD se refuse à réduire les dépenses sociales. Quant aux Verts qui, comme en France, ont perdu une partie importante de leur clientèle, notamment chez les jeunes, au profit de l’AfD, ils sont en proie à une crise d’identité, le thème de la protection du climat est désormais sensible politiquement et a reculé dans les priorités. Le mois de septembre, marqué par trois scrutins régionaux, sera un autre moment crucial dans l’agenda politique allemand. 35 ans après la chute du mur de Berlin, l’élection européenne a mis en évidence un clivage net persistant entre l’est et l’ouest du pays. La CDU/CSU est arrivée largement en tête dans la partie occidentale, tandis qu’à l’est du pays l’AfD est le vainqueur incontestable, avec 29% des voix. Comme l’écrit un éditorialiste de la FAZ, « en Allemagne occidentale, l’élection européenne a été pour certains partis un choc, à l’est, elle a été pour tous un tremblement de terre », si on juxtapose les résultats des élections européennes et des scrutins locaux, organisés simultanément dans plusieurs Länder, « le tableau est dramatique ». Actuellement, les sondages d’intention de vote en Saxe et en Thuringe attribuent à l’AfD et au BSW plus de 45% des voix, dans le Brandebourg, ces deux partis recueilleraient près de 40% des suffrages. Ces pronostics, s’ils étaient confirmés dans les urnes, rendraient difficiles la formation des exécutifs régionaux, la CDU refusant de faire alliance avec ces deux formations.

Le moteur franco-allemand fragilisé

Le rôle moteur traditionnel joué par Berlin et Paris – que les autres partenaires critiquent parfois, mais dont ils reconnaissent l’importance – pourrait être remis en question par l’évolution de la situation politique interne dans les deux pays. Aux termes de la constitution le Président de la République est le garant de l’indépendance nationale, de l’intégrité du territoire et du respect des traités, et la pratique de la Ve république lui confère un rôle prééminent en matière de politique étrangère et de défense. Néanmoins une nouvelle « cohabitation », dominée cette fois par des formations d’extrême-droite ou d’extrême-gauche, qui défendent en politique étrangère des options voisines (UE, relations transatlantiques, Russie, accords commerciaux), mais très éloignées des engagements européens d’Emmanuel Macron, limiterait la capacité d’initiative de la France à un moment crucial de l’histoire du continent. Le soutien à l’Ukraine pourrait notamment être mis en question (à l’Assemblée nationale et au Bundestag, les députés RN, LFI, AfD et BSW ont pour la plupart boycotté le discours du Président Zelensky). La coopération Paris-Berlin en serait aussi affectée, compte tenu des préventions que nourrissent, en France, aussi bien l’extrême-droite que l’extrême-gauche à l’égard de l’Allemagne.

Bien que Giorgia Meloni ait joué un rôle important dans la conclusion du pacte asile-migration, la capacité d’entraînement de Rome ou de Varsovie sur les autres États-membres n’est pas avérée. En Allemagne, le climat déjà lourd au sein de la coalition « Ampel » risque de se détériorer à l’approche des élections législatives de l’automne 2025. Le FDP entend soigner son image de champion de la rigueur budgétaire et le SPD est tenté de se présenter comme le « parti de la paix » (« Friedenspartei ») pour regagner les faveurs de son électorat, notamment dans les Länder orientaux, pacifistes et russophiles [iv]. Certes, à la différence de la France, la CDU/CSU demeure en Allemagne la principale force politique, mais le fractionnement du champ politique et sa polarisation (cf. la multiplication des cas de violence politique ces dernières semaines dont ont été victimes des élus de tous bords) gagnent aussi chez notre voisin, qui a longtemps incarné la stabilité au sein de l’UE.

[i] Comprendre le vote des Français, IPSOS, 9 juin 2024.

[ii] ARD-DeutschlandTREND, Mai II 2024, Infratest Dimap.

[iii] « Sahra Wagenknecht va-t-elle chambouler le paysage politique allemand ? », Telos, 1er novembre 2023

[iv] « Prudence allemande et agressivité russe »Telos, 19 mars 2024