Brexit: le gouvernement May tangue, mais ne coule pas (encore) edit
Élue à la tête des Conservateurs à la suite de la démission de David Cameron après le référendum, Theresa May n'aurait pas pu imaginer qu'en deux ans, elle serait prisonnière d’une guerre de tranchée au sein de son propre parti. Dans ce qui semblait au départ être une bonne idée, elle avait nommé trois Brexiteers à des postes-clés pour négocier le Brexit : Boris Johnson hérita du Foreign Office, Liam Fox du ministère du Commerce avec comme mission de négocier de nouveaux accords commerciaux (il découvrit assez vite qu'il ne pouvait en signer aucun avant que la Grande-Bretagne ne quitte l'UE), tandis que la tâche de négocier avec l'UE fut confiée à David Davis, responsable d'un nouveau ministère, le Department for Exiting the EU (DEEU). Pour équilibrer les Brexiteers, des personnalités favorables au maintien dans l’UE furent nommées à d'autres ministères, notamment Phillip Hammond aux Finances et Amber Rudd à l'Intérieur. Plus tard, un autre Brexiteer, Michael Gove, fut nommé au ministère de l'Environnement, qui gère également les questions relatives à l'agriculture et à la pêche. Il était clair dès son arrivée que l'agriculture allait être l'un des domaines les plus délicats. Les agriculteurs réclament le maintien de subventions similaires à celles offertes dans le cadre de la PAC, et ils ont besoin d'une main-d'œuvre saisonnière, jusque-ici largement composée de citoyens européens. La pêche est susceptible de lui poser d'autres problèmes. Les pêcheurs ont voté Brexit parce qu'ils pensent qu'ils éviteraient les quotas de pêche, mais cela reste un sujet de discussion et de négociation avec l'UE.
Même lorsque le gouvernement signa officiellement le Brexit Bill en mars 2017, il n'avait pas encore précisé quelle sorte de Brexit il cherchait. Malgré les intérêts commerciaux et industriels qui exigent plus de certitude, malgré les citoyens européens au Royaume-Uni et les résidents britanniques dans les pays de l'UE qui ne savent pas très bien quel sera leur statut futur, Mme May et ses collègues ont continué à insister pour négocier un Brexit dans le meilleur intérêt du pays, sans exclure la possibilité qu'il n'y ait pas d'accord du tout. Lors des réunions avec les négociateurs de l'UE, dirigés par Michel Barnier, il était clair que la Grande-Bretagne voulait le beurre et l’argent du beurre, c’est-à-dire choisir ce qu’elle qu'elle aimait dans l'UE (en particulier l'accès libre au marché unique) tout en rejetant celles qu'elle n'aimait pas particulièrement, à savoir la libre circulation des travailleurs et la juridiction de la Cour de justice européenne. Même dans ce cadre général, cependant, il était également clair que David Davis et ses collègues n'avaient pas d'ensemble d'objectifs détaillés, pas plus qu'ils n'avaient été approuvés par l'ensemble du gouvernement et qu'ils n'avaient pas été exposés au Parlement. En revanche, les termes que l'UE était prête à offrir dès le début des négociations étaient clairs : être au sein du marché unique ou de l'union douanière signifiait accepter la libre circulation des travailleurs et la juridiction de la Cour européenne. Et contrairement à l'offre du gouvernement britannique, l'UE a suggéré que les citoyens britanniques résidant au sein de l'UE conserveraient leurs droits après le départ de la Grande-Bretagne : en revanche, la Grande-Bretagne a mis en doute la position et les droits des citoyens de l'UE après le Brexit.
Néanmoins, en dépit de l'absence de progrès et de clarté de la position, Mme May s'est sentie suffisamment forte pour déclencher des élections en juin 2017, arguant de la nécessité d'un gouvernement « fort et stable » s'il voulait s'assurer tous les avantages de quitter l'UE, sachant qu'un tel résultat renforcerait sa propre position. L'électorat pensait le contraire, ce qui a entraîné la perte de sa majorité parlementaire, les travaillistes faisant mieux que prévu sous la direction de leur chef Jeremy Corbyn. Les conservateurs sont restés le premier groupe au Parlement, mais pour former un gouvernement ils ont dû s’assurer le soutien du Democratic Unionist Party, un parti pro-Brexit dans une province, l’Irlande du Nord[1], largement favorable au Remain ! Ses dix élus à Westminster étaient suffisants pour donner une majorité à Theresa May, à condition que ses propres membres restent loyaux. Et c'est là que le bât blesse.
Car son échec aux élections de 2017 a gravement affaibli la position de Theresa May en tant que Premier ministre. Avant le référendum elle avait fait campagne pour rester dans l’UE, sans trop d'enthousiasme. En tant que Premier ministre, elle évoque fréquemment la « volonté du peuple » qui aurait été démontrée par le vote référendaire, ce qui signifie inévitablement que le Royaume-Uni quittera l'UE, quoi qu'il arrive. Le parti conservateur a toujours eu un noyau dur de parlementaires opposés à l'adhésion du Royaume-Uni à l'UE et les membres de ce groupe sont devenus de plus en plus bruyants au cours des douze derniers mois, tant au sein du cabinet que dans l’enceinte du Parlement. Sous la bannière du European Reform Group, ils plaident constamment en faveur de tout sauf d'un soft Brexit. Au sein du cabinet, les ministres pro-Brexit sont constamment en désaccord avec les ceux, y compris probablement madame May elle-même, qui sont favorables au maintien d'une relation étroite avec l'UE. En particulier, l’ex-ministre des Affaires étrangères, Boris Johnson[2], a été particulièrement franc sur la question, ce qui est embarrassant pour le Premier ministre, pour un système politique dans lequel un élément central est la responsabilité collective du cabinet, et pour un parti supposé pro-entreprise. Le moins que l'on puisse dire, c'est que des ministres aussi francs que Johnson auraient démissionné ou auraient été congédiés beaucoup plus tôt. C'est un signe de la faiblesse de Mme May de ne pas avoir été en mesure de lui imposer de discipline, et que d'autres n'ont pas exigé son départ, craignant qu'il puisse provoquer une élection dont il aurait pu sortir vainqueur.
Du point de vue de l'UE, l'absence constante d'accord au sein du gouvernement britannique et du parti conservateur s'est avérée exaspérante. La Commission, par l'intermédiaire de son président, Jean-Claude Juncker, ou de son négociateur en chef, Michel Barnier, a souligné l'absence de progrès dans les négociations et le fait que le temps presse pour parvenir à un accord de sortie. Plus récemment, lors du sommet de juin 2018, plusieurs dirigeants de l'UE ont fait part de leurs sentiments quant à l'absence d'une compréhension claire de ce que la Grande-Bretagne attendait d'eux, tout en restant clairs et unis sur le fait qu'il ne pouvait y avoir de solution « pick and mix ». Une fois de plus, l'UE a déploré l'absence de progrès dans la recherche d'une solution au problème de la frontière irlandaise, bien que le gouvernement britannique ait accepté une solution de secours proposée par la Commission six mois plus tôt, une solution qui laisserait effectivement toute l'Irlande au sein de l'Union européenne, mais avec une frontière entre l'Irlande du Nord et le reste du Royaume-Uni[3]. Mais si elle était adoptée, la solution de secours rendrait probablement furieux le Democratic Unionist Party nord-irlandais, qui retirerait alors son soutien au gouvernement ! Il ne fait aucun doute que cette solution de secours a été acceptée par le gouvernement britannique avec l’idée qu'il serait possible de trouver une solution alternative. Mais dans le temps très limité qui lui a été accordé pour s'adresser à ses collègues européens, Mme May n'a pas fait grand-chose pour décrire ce que voulait la Grande-Bretagne, se contentant de dire qu'elle voulait vraiment que les « négociations accélèrent ». On rapporte que les 27 autres dirigeants se sont ensuite mis d'accord sur un communiqué commun en moins de cinq minutes, ce qui indique peut-être à quel point le Brexit est devenu marginal dans l’agenda de l’UE !
Même avec l'accord du cabinet sur ce que l'on a fini par appeler la « troisième voie » de Mme May pour traiter les questions posées par Brexit, il lui reste encore un long chemin à parcourir. Ayant perdu récemment deux ministres pro-Brexit de haut rang, Boris Johnson (Affaires étrangères) et David Davis (ministre du Brexit), son chemin peut encore être parsemé d'obstacles liés à une vie partisane sous tension, sans parler de ceux qui surviendront lorsque le gouvernement britannique commencera vraiment à négocier avec l'UE. Ses propositions visent un Brexit plus soft que ne le souhaitent la majorité des parlementaires conservateurs et elles ont encore des éléments d'un programme de « pick and chose ». Elle cherche à établir une relation étroite avec l'UE sur les marchandises et les produits agricoles, évitant ainsi une grande partie du problème irlandais, mais cherche à obtenir un accord spécial sur les services et est prête à offrir des conditions spéciales pour les résidents de l'UE cherchant à travailler au Royaume-Uni. Mais elle souhaite toujours reprendre le contrôle des frontières du royaume, limitant ainsi la liberté de circulation, veut pouvoir négocier indépendamment des accords de libre-échange avec d'autres pays et souhaite minimiser l'influence de la Cour de justice européenne sur le Royaume-Uni. Jusqu'à présent, elle a réussi à faire passer ces propositions devant son cabinet et à les faire accepter par son parti, quoique de façon plutôt tiède. Il y a eu des cris de « trahison » de la part des Brexiters les plus durs, tandis que d'autres dans le parti suggèrent que le gouvernement affronte enfin la réalité. Les Travaillistes ont indiqué qu'ils s'opposeraient à ces propositions si elles devaient être le résultat final des négociations avec l'UE. Cette dernière attend les détails complets qui seront publiés dans un Livre blanc - mais la fin de la partie est encore loin d'être sifflée. Jusqu'à présent, Mme May a réussi à conserver un semblant d’unité et d’autorité au sein de son parti : ceux qui ne sont pas satisfaits de ses propositions ne semblent pas pour aurtant désirer changer de dirigeant, et il n'y a pas vraiment de leader en attente. Un défi pourrait se présenter plus tard dans l'année, surtout si le gouvernement est perçu comme faisant d'autres concessions à l'UE. Dans l'intervalle, les préparatifs en vue d'une issue sans accord sont à l'étude.
Ainsi, le gouvernement britannique n’est pas encore menacé de sombrer, et surtout il n’appelle pas au secours. Mais le bateau tangue. Le pays continue d'être divisé, bien que la plupart des électeurs souhaitent probablement simplement que le gouvernement décide d’un Brexit, quel que soit sa forme. Les questions intérieures continuent de se rappeler au bon souvenir du gouvernement : la santé, le social, l'éducation, la défense sont autant de questions sur lesquelles on peut s'attendre à ce que le gouvernement agisse. Cependant, les problèmes liés au départ de l'UE sont si vastes que le gouvernement n'a plus beaucoup d'énergie pour s'attaquer à ces questions. Le Brexit continue de définir et de colorer la politique britannique, même si la date de départ se rapproche de plus en plus. Le Royaume-Uni finira-t-il par se noyer ou par appeler au secours ? Seul le temps le dira.
(Une version longue de cet article est disponible en anglais sur notre site.)
[1]. La politique de l'Irlande du Nord reste compliquée, surtout après la mort du leader du Sinn Fein dans la province, Martin McInness. L'incapacité à former un gouvernement de partage du pouvoir depuis les dernières élections à l'Assemblée signifie qu'il n'y a pas eu de gouvernement élu pour diriger le pays, qui est maintenant effectivement géré à partir de Whitehall à Londres et du Département pour l'Irlande du Nord !
[2] Une grande partie du comportement de Boris Johnson est perçue par les commentateurs comme égoïste, visant à améliorer son influence au sein du parti, plutôt que comme la traduction de positions politiques importantes. Mais même en son absence, d'autres Brexiteers relèveraient le défi du leadership, notamment Michael Gove ou Jacob Rees-Mogg, président du European Reform Group, qui s'oppose fréquemment à tout ce qui ressemblerait à une relation avec l’UE, bien qu'il nie toute ambition d’accéder au pouvoir !
[3] L'Irlande est le seul pays dans lequel il existe une frontière terrestre entre le Royaume-Uni et l'UE. Une telle frontière a été démantelée dans le cadre de l'accord de paix de 1999 : sa réimposition est considérée comme une menace pour cet accord, ce qui pourrait entraîner le retour de la violence dans la province.
Vous avez apprécié cet article ?
Soutenez Telos en faisant un don
(et bénéficiez d'une réduction d'impôts de 66%)