L’autodestruction du régime parlementaire edit
Dans un entretien récent au Figaro, l’historien Nicolas Roussellier a analysé les raisons et les conséquences du vote par l’Assemblée nationale d’une motion de rejet préalable du projet de la loi sur l’immigration. Il estime que « les députés qui ont voté lundi pour la motion de rejet creusent la tombe de leur propre institution quelle que soit la suite du débat ». « Si le Parlement n’est pas capable de faire une loi, ajoute-t-il, d’en concevoir le contenu, celui-ci risque d’être exfiltré loin du Parlement. C’est une évolution de long terme des démocraties modernes : quand les parlements ne font pas leur travail, on fait passer la décision publique dans l’escarcelle du pouvoir réglementaire. On a fait passer en second l’intérêt de l’institution, alors que les députés devraient d’abord travailler pour l’institution à laquelle ils appartiennent et pour laquelle nous les avons élus. » Il précise « que la logique présidentielle s’est immiscée dans le Parlement et vient en quelque sorte saboter son travail », estimant que ce vote est « lié à la volonté de différents partis de se réserver ce sujet qui représente une ressource politique essentielle en vue de la campagne présidentielle. Pas question de le laisser au gouvernement ! » Je souscris entièrement à cette analyse que je voudrais développer sur certains points.
L’alliance objective des extrêmes
Le vote de la motion de rejet est d’abord le fruit de l’alliance objective des deux partis extrêmes, RN et LFI. Ces deux partis ont pour caractéristiques communes leur absence d’attachement au régime parlementaire, pour ne pas dire plus, et leur appartenance à la catégorie des partis populistes et personnels. Ils ne s’intéressent qu’au destin de leur chef, Marine Le Pen et Jean-Luc Mélenchon, et leur objectif principal est, pour cela, d’affaiblir au maximum l’actuel président. Dans ces conditions, l’activité parlementaire ne les intéresse pas si l’on considère que cette activité consiste d’abord à faire la loi. Le dysfonctionnement de l’activité parlementaire les sert dans la préparation de la prochaine élection présidentielle en prouvant que le système ne fonctionne plus.
En outre, ces deux candidats peuvent espérer figurer au second tour de l’élection présidentielle prochaine et pour cela, ils ont intérêt à détruire le centre. Dans un tel système politique présidentialisé, comme le rappelait récemment Jean-François Merle sur Telos, « les franges les plus extrêmes – Insoumis, RN – se comportent comme les élus trumpistes à la Chambre des représentants des États-Unis, qui se moquent bien de paralyser les institutions et de priver de financement budgétaire de nombreuses administrations publiques : comme les parlementaires “MAGA”, ils ne sont pas là pour jouer leur rôle au sein de ces institutions mais pour les subvertir de l’intérieur. » En France, l’alliance tactique entre les deux partis populistes est nécessaire pour empêcher l’Assemblée de légiférer, alliance qu’ils ne se croient même plus obligés de justifier. Encore faut-il alors qu’ils puissent entraîner avec eux les partis de gauche et de droite pour bloquer la machine. C’est ce qu’ils ont réussi à faire avec le vote de la motion de rejet.
L’erreur des partis parlementaires
Ainsi, le 11 décembre, 270 députés contre 265 ont voté la motion de rejet, c’est-à-dire tous les partis ne faisant pas partie de la majorité relative actuelle. Si l’on peut comprendre que les partis extrêmes aient voté cette motion puisqu’ils ne sont pas parlementaristes et peuvent espérer se qualifier pour le second tour de la présidentielle, voire la gagner s’agissant de Marine Le Pen, quel intérêt les autres partis avaient-ils à les suivre ?
En effet, ces partis, faibles et sans grand espoir présidentiel, n’existent politiquement aujourd’hui que par leur représentation parlementaire, possédant chacun un groupe à l’Assemblée nationale. C’est dans cette enceinte qu’ils peuvent exister, agir, et se distinguer et exposer leur ligne politique. Cela implique d’une part qu’ils assument, par leur action et leur attitude au Parlement, leur vocation de parti parlementaire, c’est-à-dire contribuer à faire des lois et, donc, accepter de participer au processus de la délibération et d’y défendre leurs propres idées.
Plus fondamentalement, il leur faudrait s’opposer à l’immixtion et à la domination de la logique présidentielle dans le fonctionnement du Parlement. Or ils font aujourd’hui le contraire. À gauche, alors que leur rupture avec LFI semble consommée, le PS, les écologistes et le PCF cherchent à faire revivre dans la perspective des prochaines élections présidentielle et législatives une NUPES sans Mélenchon mais avec des LFI doublement insoumis, objectif peu raisonnable pour deux raisons, d’une part la persistance des graves désaccords entre ces partis et personnalités et d’autre part l’étroitesse de leur espace électoral dans la mesure où Mélenchon est toujours là et que l’électorat de centre-gauche devenu macroniste en 2017 ne sera probablement pas attiré par cette nouvelle combinaison politique.
À droite, il en va de même pour les Républicains. Alors qu’ils possèdent un groupe parlementaire important à l’Assemblée, au lieu de s’en servir pour s’imposer dans les débats parlementaires et contribuer à renforcer le système ils jouent à la fois la carte présidentielle alors que les chances de Laurent Wauquiez d’arriver devant Marine Le Pen paraissent inexistantes et la carte, contradictoire, du rapprochement avec le RN en s’alignant sur ses positions et en faisant de la majorité actuelle son adversaire principal, votant ainsi avec lui une motion de rejet qui affaiblit le système parlementaire, une stratégie qui l’empêche de se distinguer de l’extrême-droite.
Les stratégies convergentes des droites et des gauches, ayant pour objectif majeur de détruire le centre, ne peuvent produire que deux résultats : l’impossible reconstitution d’un centre gauche et d’un centre droit et l’élection de Marine Le Pen.
On pourra m’objecter que l’autonomisation des partis non extrêmes par rapport aux partis extrêmes provoquerait leur disparition dans l’Assemblée nationale aux prochaines élections législatives. Dans la situation actuelle, une telle objection est recevable, mais il est possible d’y répondre par une remarque et une proposition. La remarque : la stratégie actuelle de ces partis – je ne parle pas des députés actuels dont on peut comprendre qu’ils soient particulièrement intéressés à être réélus – ne peut que favoriser le processus de leur marginalisation au point de n’être tout simplement plus des forces vivantes mais agonisantes. La proposition : le changement du mode de scrutin.
Pour la proportionnelle
L’actuel mode de scrutin majoritaire à deux tours a fonctionné sous la Ve République car il a pu produire une bipolarisation des forces politiques, qui a permis l’alternance au pouvoir et des majorités absolues à l’Assemblée. Ce n’est plus le cas et il est probable, sinon certain, que dans l’avenir, un président élu ne disposera plus d’une telle majorité. Ce mode de scrutin n’est donc plus fonctionnel.
Un mode de scrutin entièrement proportionnel avec un seuil de 5% permettrait aux petits partis dépourvus de la possibilité de faire élire un de leurs membres à la présidence de la République de se concentrer sur les élections législatives, de développer librement leur propre programme et de peser dans la constitution de coalitions gouvernementales. Ces coalitions se formeraient dans l’enceinte de l’Assemblée au vu et sus de tous sur un programme issu de compromis. Les élections législatives cesseraient alors d’être la « queue de comète » de l’élection présidentielle.
Certes, le président de la République perdrait une part de ses pouvoirs au bénéfice du chef de gouvernement, mais est-il aujourd’hui le maître du jeu ? Le parlementarisme se réveillerait et pourrait faire obstacle à l’installation d’un populisme présidentialisé. Le pouvoir de l’Assemblée cesserait d’être un pouvoir essentiellement négatif. Elle exercerait son pouvoir propre. On ne verrait plus le député communiste Fabien Roussel, après avoir voté la motion de rejet, plaider pour repartir à zéro dans l’examen de la loi immigration, expression sans doute d’un remords posthume. Et le député écologiste Benjamin Lucas ne dénoncerait plus, après l’adoption d’un compromis final, une « victoire idéologique majeure » de l’extrême droite, mettant en péril le « serment humaniste » conclu avec les Français, victoire à laquelle il a contribué en votant la motion de rejet. L’élection présidentielle cesserait enfin de focaliser sur elle toute l’attention des Français. Les partis renaîtraient peut-être alors…
Redonnons la parole pour finir à Jean-François Merle et à Nicolas Roussellier. Pour le premier, « le plus tristement dérisoire, dans cet épisode, est que tout cela se fait prétendument au nom du respect des droits du Parlement, y compris de la part de députés qui revendiquent une République plus parlementaire que le régime actuel. Mais comment cette République pourrait-elle fonctionner alors qu’ils témoignent d’un refus absolu de toute position de compromis, ce qui est pourtant l’essence même du fonctionnement d’un système parlementaire, surtout en l’absence de majorité absolue comme c’est le cas de la plupart des régimes parlementaires ? » Pour le second, « le Parlement a certainement de nombreux défauts et cela depuis toujours mais il reste le seul organe qu’on a inventé dans la démocratie représentative moderne pour créer une unité de lieu, une unité de temps et une unité d’action. En voulant le contourner, on risque de donner le pouvoir de décision à d’autres acteurs : des fonctionnaires, des experts, des acteurs de la société civile, aussi respectables soient-ils. Cela se fera au détriment d’une participation commune aux affaires communes, ce qui est pourtant la définition même de la démocratie. »
On ne saurait mieux dire !
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