Le peuple et sa police edit
Du mouvement des Gilets jaunes (à partir de novembre 2018) aux émeutes provoquées par la mort de Nahel (en juillet 2023) et des affrontements autour des « méga-bassines » de Sainte-Soline (en octobre 2022) aux manifestations d’opposition à la réforme des retraites (durant le printemps 2022-2023), les deux mandats d’Emmanuel Macron ont été marqués par une occupation de l’espace public – parfois violente – par le peuple. La période récente a également été placée par les ministres de l’Intérieur successifs sous le signe d’un maintien de l’ordre intransigeant – dénoncé par ses opposants comme entaché de « violences policières ». Si bien que les blessures et même les mutilations de certains manifestants sont devenues le symbole incarné d’un fossé entre le peuple et sa police. Les relations sont aujourd’hui si dégradées qu’il convient de s’interroger, comme Sebastian Roché et François Rabaté, sur le lien à reconstruire entre l’institution protectrice de l’ordre républicain et la population qu’elle doit protéger. Et l’un des points de contact critique entre police et peuple est la manifestation de rue. C’est là que se joue aujourd’hui une bonne partie de l’avenir de cette relation.
La manifestation met en œuvre plusieurs droits fondamentaux : celui de se réunir, celui d’aller et venir et celui de s’exprimer collectivement. En miroir, les pouvoirs publics ont tout à la fois le devoir de garantir l’exercice de ces droits fondamentaux et l’obligation de protéger les biens et les personnes ainsi que de maintenir la sécurité et la paix publiques. C’est ce dilemme du maintien de l’ordre depuis dix ans en France qu’affrontent les auteurs de cet essai au titre programmatique : La Police contre la rue. Pour eux, les forces de l’ordre françaises, comme tous les services de sécurité des États démocratiques, sont confrontées à la conciliation de principes fondamentaux sur le terrain et en temps de crise. Mais, à la différence des autres pays occidentaux, la police française donnerait désormais la priorité à la répression des manifestants sur la garantie apportée au droit de manifester.
La question fondamentale de l’ouvrage est donc double : d’une part, comment la police française en est-elle arrivée à se tourner « contre la rue » ? Et, d’autre part, quels sont les modes alternatifs – plus démocratiques – de maintien de l’ordre ?
Le maintien de l’ordre à la française: évolutions et révolutions
Au fil du 20e siècle, les forces de l’ordre françaises – police municipale puis nationale et gendarmerie nationale – ont élaboré un modèle du maintien de l’ordre original pour affronter différentes crises. Les émeutes du 6 février 1934 face à l’Assemblée nationale, le massacre de militants algériens le 17 octobre 1961, la mort de militants communistes à la station de métro Charonne le 8 février 1962 sous les coups des policiers ou encore les événements de mai 1968 constituent autant d’épisodes essentiels pour l’élaboration de ce paradigme. Le rôle de la rue parisienne depuis au moins la Révolution de 1789 confère au maintien de l’ordre une dimension historique et institutionnelle essentielle.
Parcourant l’historique de ces manifestations, de leur organisation, de leur encadrement et de leur répression, l’ouvrage dégage les caractéristiques distinctives des méthodes de police des foules en France. Le « maintien de l’ordre à la française » est tout à la fois marqué par la centralisation, la professionnalisation et la « technologisation ».
À la différence du Royaume-Uni, la France a placé les services de maintien de l’ordre sous un commandement centralisé. Le ministère de l’Intérieur répartit les Compagnies Républicaines de Sécurité (CRS) et les escadrons de Gendarmerie Mobile (GM) sur tout le territoire en fonction des besoins, des risques et des crises. Le principe de subsidiarité en matière de maintien de l’ordre est étranger à la tradition française dans la mesure où ce qui se joue en cas d’émeutes, c’est, pour les pouvoirs publics, l’unité nationale et la pérennité des institutions. Le rôle du préfet, décrit en détail dans le livre, y compris par d’anciens préfets de police, est essentiel dans cette centralisation : c’est le représentant de l’État dans les territoires qui coordonne les forces maintiens de l’ordre sous l’autorité directe du ministre de l’Intérieur.
Les services de maintien de l’ordre français sont également professionnalisés, spécialisés et composés d’experts : issue de l’intégration des FTP et des FFI dans les forces de l’ordre à la Libération sous la forme des CRS, cette professionnalisation répond à la conviction française – différente de celle des polices des Länder allemands – selon laquelle le maintien de l’ordre est un métier policier à part : dotés d’entraînements particuliers, vivants en casernes, ayant des carrières autonomes, les CRS et les gendarmes mobiles français se considèrent ainsi comme mieux préparés, mieux équipés, plus disciplinés et plus rompus au sang-froid nécessaire pour canaliser, maîtriser et – le cas échéant – disperser des manifestations violentes. En d’autres termes, le CRS et le gendarme mobile sont des experts car la police des foules est un métier à part.
La troisième caractéristique cardinale du « modèle français » est la prédilection désormais consacrée pour l’accumulation d’équipements, de protections et d’armes spéciales. Au policier muni d’une simple matraque de 1934 a succédé au 21e siècle un spécialiste du maintien de l’ordre doté de plusieurs types de jambières, de gilets, de boucliers de casques, de grenades, d’armes à feu « non léthales », comme le flash ball ou le « LBD » (lanceur de balles de défense). La description cède la place dans l’ouvrage à une critique à peine voilée : les forces de l’ordre spécialisées dans le maintien de l’ordre ont désormais un traitement armé des manifestations. Pour Sebastian Roché et François Rabaté, c’est dans cette technicisation que réside la source d’une dégradation des relations entre police et manifestants. Pour eux, CRS et gendarmes mobiles obéissent à une doctrine implicite de l’escalade : dès qu’un phénomène menaçant ou violent apparaît dans une manifestation de rue, les forces de l’ordre montent d’un cran dans l’équipement et l’intervention physique. Comme « force doit rester à la loi », le maintien de l’ordre nécessite de déployer à chaque instant une force armée supérieure à celle des manifestants, y compris radicalisés comme les « black blocs » et les casseurs. Laisser la foule exprimer sa colère par des dégradations ou se contenter de canaliser de loin les casseurs est exclu.
Centralisé, spécialisé et hautement technologique, le maintien de l’ordre à la française vit, selon Sebastian Roché et François Rabaté, dans la conviction qu’il repose sur un modèle supérieur à celui des autres États démocratiques pour affronter les nouveaux types de manifestations sur l’espace public.
Vers d’autres modes de maintien de l’ordre?
Appuyé sur une connaissance intime des services de sécurité d’Europe et nourri par de nombreux entretiens de haut niveau, cet essai éclaire un débat essentiel sur la façon dont les démocraties doivent assumer le monopole de la violence légitime sur la voie publique tout en garantissant les droits fondamentaux dans les circonstances particulières de la manifestation.
Pour les auteurs, les forces de l’ordre françaises sont aujourd’hui victimes d’une autosatisfaction qui confine à l’illusion. Fiers d’un modèle efficace de maîtrise de l’espace public sur tout le territoire national y compris outre-mer, les policiers et les gendarmes négligent plusieurs angles morts. La primauté accordée aux équipements et aux armements leur fait négliger des moyens (canaux à eau), des techniques (ouverture d’échappatoires pour les manifestants) et des modes de régulation verbaux (la médiation de rue) qui sont beaucoup moins funestes pour la relation police-peuple que les LBD, les grenades assourdissantes ou les grenades de désencerclement. Pour les auteurs, l’urgence est de sortir de la spirale entre violences des manifestants et violences policières : il convient de passer d’un modèle de maintien de l’ordre à une solution de gestion des foules. En conséquence, toutes les techniques visant à aller au contact des manifestants les plus violents pour les arrêter doivent être révisées et réduites.
Un autre impensé pointé par les auteurs tient aux attentes des citoyens à l’égard de leurs forces de l’ordre : au 21e siècle, dans des démocraties libérales matures, l’exigence de contrôle de l’espace public par la force est devenue moins absolue. Contrairement au discours en vogue et aux images propagées par les chaînes d’information en continu, l’analyse des statistiques sur les manifestations montre que le niveau de violence des manifestants suit une baisse tendancielle depuis 1968. La mort de policiers en maintien de l’ordre, régulière au 20e siècle, est désormais fort heureusement devenue très rare. En conséquence, le modèle d’escalade est inadapté à la situation car il repose sur l’idée illusoire selon laquelle le niveau de violence sur la voie publique ne fait qu’augmenter. Les auteurs concèdent que les manifestations ne sont désormais plus encadrées par de grandes centrales – partis politiques, syndicats, associations. Mais ils soulignent que le maintien de l’ordre en France repose sur une grande peur non justifiée : la violence serait en croissance et menacerait la stabilité des institutions.
Voilà le grand mérite de cet ouvrage : il incite les observateurs, les analystes et les acteurs de l’ordre public à s’interroger sur ce qu’ils considèrent comme des évidences pour élaborer un meilleur compromis entre libertés publiques et préservation de l’ordre.
Malgré son caractère stimulant, ce livre peut néanmoins présenter plusieurs sources d’insatisfaction pour le lecteur profane ou initié. L’appel récurrent à un autre modèle de maintien de l’ordre peine à prendre corps dans le détail des techniques de gestion des foules. Certes, les comparaisons avec l’Allemagne et le Royaume-Uni permettent de prendre du recul sur le « modèle français ». Mais rares sont, dans l’essai, les propositions concrètes d’évolution sur les doctrines, sur l’entraînement, sur l’organisation des services de maintien de l’ordre. Trop rares sont également les suggestions visant à rétablir des instances de communication entre manifestants, policiers, administrations et pouvoirs politiques. On sait en effet que les ministères de la Défense ont beaucoup travaillé sur la relation entre la nation et ses forces armées. Se limitant à la crise de la manifestation violente et déplorant l’époque où la CGT organisait ses cortèges en relation avec la Préfecture de police, l’ouvrage peine à proposer un modèle de dialogue hors de la manifestation elle-même. La raison en est sans doute la focale : si les manifestations et le maintien de l’ordre ont changé, c’est – et les auteurs en sont explicitement conscients – que l’action politique a connu bien des changements dans les décennies qui viennent de s’écouler.
À un moment où les grandes institutions qui structuraient le débat dans la rue s’affaiblissent (partis, syndicats, associations) et à une époque où les réseaux sociaux accélèrent les temps de mobilisation, le maintien de l’ordre ne se joue plus seulement dans la préparation, en préfecture, de la manifestation. La sécurité publique – pour les manifestants, les policiers et les passants – se joue bien en amont, dans la compréhension des nouveaux modes de mobilisation. Un dialogue plus continu entre les institutions de sécurité publique et les acteurs du débat socio-politique est sans doute la clé pour que la police ne trouve pas « contre » la rue mais simplement dans la rue.
Sebastian Roché et François Rabaté, La Police contre la rue, Grasset, 2023.
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