La «drôle» de guerre (1) edit
Lorsqu’il est question de guerre, on parle souvent moins de la guerre elle-même que des relations internationales ou des forces en présence pour en comprendre les causes. Comment alors reconsidérer l’expérience intime de la guerre aujourd’hui en Ukraine après dix-sept mois de combats ouverts au quotidien ? Elle semble maintenant s’apparenter plus à ce que l’on aurait appelé une « drôle de guerre » tant elle apparaît comme multiforme dans le cadre d’une réelle offensive générale qui semble maintenant s’enliser, en attendant d’autres offensives. Les opérations en cours sur le terrain ne semblent pas donner d’issues à des voies diplomatiques prochaines, à la veille du sommet de l’OTAN qui se tient à Vilnius en Lituanie les 11 et 12 juillet prochains.
Guerre de l’information?
La guerre contribue toujours à construire ses légendes partagées, différenciant la guerre des soldats de celle des journalistes. Clausewitz en son temps discernait la tactique des batailles et la stratégie des chefs dans la gestion de leurs guerres. Les stratégies véhiculées par les présidents russe et ukrainien diffèrent elles aussi tant dans les médias que dans leurs visites respectives du front, l’un plutôt en retrait et l’autre bien en avant sur la scène internationale. Dans les médias, cette guerre est aujourd’hui plus souvent incarnée par Zelensky qui, en treillis, fait le tour des capitales du monde pour obtenir en urgence une aide conséquente pour son pays quotidiennement bombardé, au contraire de Poutine en costume plus statique à Moscou, célébrant comme dans un rituel momifié sur la place Rouge le traditionnel défilé de l’armée russe du 9 mai dernier dans une démonstration de force. Des images aussi quotidiennes des dégâts causés par les bombardements russes des civils avec en contrepoint assez peu celles des soldats évoquant les souffrances vécues sur le terrain, hormis dans certains documentaires courageux pris sur le vif. De fait les images de la vraie guerre et de ce qui s’y passe vraiment sont difficiles à décrypter tant celle-ci semble à multifacettes, en distorsion avec les retransmissions russes axées sur l’héroïsme des soldats pour les besoins de la propagande tandis que les Ukrainiens bien que plus discrets annoncent des victoires éparses sur leur front. Pourtant une partie de cette guerre reste invisible tant son évolution demeure incertaine.
On parle d’une guerre de l’information alors que c’est en profondeur une guerre du renseignement. Celle-ci est de l’ordre de l’irreprésentable, même si les médias participent en embuscade à ces combats, transmettant les derniers reportages du front. Par exemple, on a eu de part et d’autre, les images de retour des cercueils de soldats mais sans jamais pour autant avoir un réel bilan des pertes. Peut-on plus d’un an après l’invasion russe et dans les échos martelés de l’actuelle contre-offensive ukrainienne rendre bien compte de l’état des lieux aujourd’hui ?
Guerre éclair?
Déjà le terme de « guerre » semble poser en soi un problème de terminologie. Du point de vue russe, cette guerre a d’abord été qualifiée d’une « Opération militaire spéciale » : elle devait s’inscrire dans un temps précis, et pas dans la durée. Mais la Blitzkrieg s’est vite évanouie. Elle avait pris pourtant comme modèle ou racine ce que le KGB avait préparé en amont de l’invasion surprise de la Tchécoslovaquie le 21 août 1968 par les troupes du Pacte de Varsovie pour installer un gouvernement fantoche. Ce modèle a sans doute marqué et séduit Poutine, ancien officier du KGB, même si la Russie n’est plus l’URSS quelles que soient les similitudes. N’oublions pas, d’ailleurs, que l’URSS ne fut jamais vaincue du temps de la guerre froide mais finalement se désintégra d’elle-même[1]. De fait, l’invasion massive des tanks russes en février 2022 s’est peu à peu enlisée et l’ancien président honni Viktor Ianukovytch, enfui à Moscou, ne fut pas réinstallé à Kiev.
Du point de vue ukrainien, cette guerre a été plutôt un combat quotidien de résistance pour défendre à la fois des valeurs démocratiques puis par la suite, son territoire agressé au mépris du droit international. D’ailleurs pour eux, la guerre n’a pas démarré vraiment le 24 février 2022 mais s’inscrit dans la longue durée[2] depuis les événements de Maïdan de février 2014 qui contribuèrent au déclenchement de cette guerre russo-ukrainienne.
Guerre des paradoxes?
On a parlé d’une guerre coloniale, une dernière convulsion de l’impérialisme russe. Il ne s’agit pas d’une guerre qui comme en Tchétchénie confrontait « les noirs » (« Tchiornye » terme péjoratifs des Russes pour désigner les Caucasiens de surcroît musulmans colonisés par la Russie à l’Empire tsariste) mais les « frères » slaves blancs, censés être unis par des liens millénaires lorsque Kiev contribua à fonder la Moscovie. Elle incarnerait plutôt une guerre de « l’étranger proche » dans une société ukrainienne multiculturelle comme la Russie où mariages mixtes entre Ukrainiens et Russes sont légion. La dimension religieuse d’un soi-disant seul et unique peuple slave uni par l’orthodoxie met les Russes en porte à faux devant l’ampleur et les conséquences de l’invasion, sans que l’on puisse vraiment évoquer une guerre de religions. Pourtant récemment, en mai dernier, le Patriarcat de Moscou transportant dans un hélicoptère de l’armée une icône de Saint Séraphim de Sarov, survolait les zones exposées aux incursions de drones ukrainiens pour bénir ces régions. Avec cette même icône, le tsar Nicolas II bénissait aussi les soldats russes envoyés en 1904 dans la guerre contre le Japon. On dit que l’icône aurait été déployée aussi en 1941 pour stopper l’avance allemande. Mais dans un passé plus récent, la plupart des grands films de guerre soviétique sur la Seconde guerre mondiale, primés dans des festivals internationaux, mettaient en scène de manière quasi religieuse aussi ces frères slaves héroïques sur le front Biélorusse et Ukrainien, oblitérant totalement l’effort consenti par les peuples colonisés d’Asie centrale ou du Caucase envoyés aussi par millions sur ces mêmes fronts. Les campagnes récentes de recrutements massifs opérées en Russie auprès de possibles nouvelles recrues issues de ces républiques aujourd’hui indépendantes, en échange de leurs accorder un passeport russe, ont été des échecs. Certaines républiques d’Asie centrale s’y sont formellement opposées. Nombre des anciennes républiques du Caucase comme d’Asie centrale accueillent aujourd’hui des millions de réfugiés. On estime déjà à plus 8 millions les réfugiés venus d’Ukraine comme de Russie dont plus de la moitié dans les pays frontaliers de l’Union Européenne, soit près de 20% de la population ukrainienne. De fait, l’Ukraine malgré son histoire commune et complexe avec la Russie, n’était pas préparée à cette invasion massive et soudaine.
Qui l’était ? Une semaine avant l’invasion le président français Emmanuel Macron en charge alors de la Présidence de l’UE, venait naïvement négocier à Moscou avec Poutine du statut de l’Ukraine alors que tous les signes avant-coureurs de la guerre étaient déjà mis en place après les échecs des accords de Minsk resignés pourtant en 2014 afin de renforcer son intégralité territoriale et l’intangibilité de ses frontières pour éviter un conflit. La première réaction au déclenchement soudain de l’invasion armée fut donc l’incrédulité générale. Au départ seront visés par l’armée russe les seuls sites militaires, pour peu à peu se généraliser aux cibles civiles et à la destruction des villes : scènes de guerre urbaine communes désormais à toutes les guerres, entre bâtiments éventrés et populations civiles se terrant dans des abris, pilonnés par les obus russes. Cette guerre fait irruption, s’installe dans le quotidien des Ukrainiens préoccupés de leurs survies, théâtre parfois de morts en direct avec les exactions et massacres commis dans les villages, mais aussi guerre des contrastes où chacun s’efforce selon les lignes de front de vaquer à ses tâches ou de faire comme si la vie continuait dans d’autres quartiers de villes moins touchés et où l’on continue à entretenir une illusion de paix.
Cette guerre sur le terrain reste inégale et, à ses tout débuts, encore assez peu technologisée. Les chars russes peu mobiles, faute de logistique adéquate, s’enlisent dans le bourbier ukrainien et deviennent des cibles faciles pour des troupes ukrainiennes rapidement mobilisées dans l’urgence. On les donnait pourtant rapidement perdantes. Mais depuis l’annexion de la Crimée en 2014, de nombreux cadres de l’armée ukrainienne ont bénéficié de formation militaire anglo-saxonne les initiant aux techniques de guerres occidentales. D’un côté, on avait une armée russe de métiers rompue aux combats, forte de ses expériences au Caucase, de l’autre, une armée ukrainienne encore peu professionnalisée constituée essentiellement de volontaires peu rompus à ce type de guerre mais réussissant à s’améliorer rapidement en anticipant sur la stratégie dévoyée de son ennemi.
On estimerait cette armée ukrainienne aujourd’hui à 230 000 hommes mobilisés, alors qu’au Donbass plus de 35 000 soldats ukrainiens répartis en 8 brigades font face dans les tranchées au quotidien à une armée russe symbolisée par sa puissance de feu[3]. La majorité sont des conscrits mais aussi beaucoup de volontaires, plutôt âgés du côté ukrainien s’apparentant à des milices de résistance, face à des soldats russes mal encadrés, jeunes recrues peu motivées et ne comprenant pas vraiment leur rôle respectif en Ukraine.
Dans les premières semaines, cette guerre s’enlise face à la résistance importante et inattendue des soldats ukrainiens collectivement resoudés jusque dans les régions de l’Est massivement bombardées par les russes: « On ne partira pas, on est là pour notre dignité ». La guerre rappelle alors une guerre de tranchées du début du XXe siècle, plus qu’une guerre moderne, avec la construction de véritables lignes de défense minée en profondeur sur plus de 1000 kilomètres. Russes comme ukrainiens restent dotés de matériel soviétique souvent déficients dans cette guerre de positions prises ou reprises. La guerre oscille entre offensives et contre-attaques. C’est donc une guerre marquée par l’usage de l’artillerie lourde et d’armes conventionnelles légères. Les Ukrainiens bénéficient de l’apport d’environ 4000 recrues étrangères, venues de Russie ou du Caucase mais aussi d’Europe.
Les Russes sous-estiment dès le début la capacité de résistance des Ukrainiens décidés à défendre leur pays. L’armée russe sur un modèle soviétique reste prisonnière d’une logistique lourde et d’un commandement peu réactif. Ses unités sont prises en embuscade par des commandos ukrainiens souples et bien équipés en missiles antichars. Les pertes russes sont nombreuses, les contraignant à reculer. Sur mer, la destruction en mer Noire du navire amiral russe « Moskva » en avril 2022 se transforme en une véritable victoire symbolique pour l’Ukraine. Sur terre, les offensives russes contre Kiev et Kharkov sont infructueuses malgré les destructions d’autres villes plus au sud, Marioupol et Kherson en grande partie détruites après plus de trois mois de combats acharnés afin de gagner la mer intérieure d’Azov, vieille ambition russe datant déjà de Pierre le Grand. Si l’objectif premier d’occuper Kiev devient vite impossible, l’agressivité russe est redoublée, menant de manière aveugle une guerre de table rase des villes et objectifs civils. Dès l’offensive de février 2022, les russes réussissent à gagner le nord de la mer d’Azov puis différents autres centres urbains de Marioupol au port de Kherson plus à l’ouest qu’ils détruisent. Plus récemment, une ville moyenne comme Bakhmut de 70 000 habitants dans la région du Donetsk est réduite à un champ de ruines, au pilonnage s’ajoutant une guerre de guérilla urbaine appuyée par les milices mercenaires Wagner. D’autres méthodes de destruction massive sont employées comme celles en juin du barrage de Kakhovka pour inonder et terroriser les populations civiles, mais aussi le pilonnage des réseaux ferrés et des centrales électriques détruites pour paralyser les centres névralgiques, affaiblir l’économie ukrainienne et démoraliser la population. Avec l’effet inverse.
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[1] Cf. nos différentes analyses publiées au sein de l’Observatoire des États postsoviétiques (INALCO) dans Les États postsoviétiques : identités en construction, transformations politiques, trajectoires économiques (dir) Jean Radavnyi, Paris, Armand Colin, 2004.
[2]. 2013-2014 n’est à cet égard qu’une étape. L’effondrement de l’URSS en 1991 a été pour les Ukrainiens le premier signe pour vouloir construire cette indépendance plébiscitée alors à 92,3 % et soutenue par Léonid Kravtchouk, le premier président et ancien apparatchik communiste. La référence aux guerres d’indépendance des années 1917-1922 revient aujourd’hui sur le devant de la scène.
[3] Cf . le site La Vigie sur un bilan hebdomadaire de la guerre en Ukraine.https://www.lettrevigie.com