La Turquie et l’élargissement de l’OTAN edit
Depuis des décennies, la peur inspirée par la Russie est à la base des élargissements successifs de l’OTAN : après les orphelins du pacte de Varsovie, presque toutes les ex-républiques yougoslaves l’ont rejointe. Avec l’invasion de l’Ukraine, en décidant deux neutres européens, la Finlande et la Suède, à candidater, Poutine confirme ses compétences en tant que meilleur agent recruteur de l’Alliance atlantique. Au sommet de Madrid en juin 2022, la fête aurait été complète sans le chantage turc.
À l’OTAN comme dans beaucoup d’organisations internationales (c’est aussi le cas de l’UE), l’adhésion de nouveaux États membres requiert l’unanimité. Erdoğan n’a pas laissé passer cette occasion : dans le contexte des élections prévues en 2023, où il doit affronter un bilan économique désastreux, il compte sur des initiatives agressives en politique étrangère pour se concilier une opinion très nationaliste. Il a donc exigé de la Suède et de la Finlande des mesures contre les Kurdes et les Gülenistes.
Si l’UE (comme actuellement avec Orbán) est accoutumée à ces manœuvres de blocage, qui découlent de la perversité de la règle de l’unanimité, c’est beaucoup moins fréquent à l’OTAN, où les désirs du grand frère américain n’étaient pas souvent contestés.
La Turquie a maintenu son veto jusqu’à la veille du sommet de Madrid. Mais le « mémorandum trilatéral » qui a permis à Ankara de le lever n’a pas vraiment résolu le problème. D’une part, l’adhésion de la Suède et de la Finlande sera soumise à la ratification des parlements de tous les membres de l’OTAN. Comme Erdoğan fait ce qu’il veut avec le sien, s’il est encore au pouvoir à ce moment, il a clairement affirmé son intention de bloquer la procédure : “First Sweden and Finland must fulfill their duties and those are already in the text … But if they don’t fulfill these, then of course there is no way we would send it to our parliament”.
D’autre part, une bonne partie des exigences turques (notamment les extraditions) ne peuvent être satisfaites sans une coopération active des instances judiciaires (qui à la différence des gouvernements n’ont rien promis) et éventuellement des parlements (en Suède, le gouvernement est fragile). Il est donc difficile de savoir à quel point elles seraient satisfaites.
Les motivations réelles de la Turquie
Conformément à sa vision du monde, le président turc a bien accueilli la « guerre entre chrétiens » qui ravage l’Ukraine, en tant qu’opportunité pour les pays musulmans. Il n’a pas tort d’y voir pour son pays une occasion de développer le jeu de bascule entre les Occidentaux et la Russie.
À cet effet, il exerce trois types de pressions : le veto à l’OTAN, la préparation d’une nouvelle invasion dans le nord de la Syrie et la réactivation des menaces contre la Grèce en mer Égée. En réalité, il ne vise pas seulement la Suède et la Finlande : confronté à des sanctions américaines, il espère obtenir de Washington des réponses positives aux nombreuses demandes formulées en 2021 :
- l’annulation de la procédure judiciaire contre la Halk Bank (qui a contourné les sanctions contre l’Iran). C’est une affaire sensible pour Erdoğan, parce que sa famille y est impliquée et que les amendes éventuelles seraient colossales, sans compter des ennuis judiciaires s’il perdait son immunité en quittant le pouvoir en 2013. Il voudrait aussi l’extradition de Gülen et de certains de ses disciples, des exigences difficiles à satisfaire dans une démocratie qui respecte l’indépendance de la justice.
- la relance de la coopération militaire, actuellement entravée par les sanctions CAATSA, qui commencent avec le temps à produire leurs effets. Toujours complaisant, le Département d’État a donné son feu vert à des achats de F-16, mais le Congrès n’y est pas favorable, aussi longtemps que la Turquie n’a pas désactivé le bouclier antimissile S-400 acheté à la Russie. Le dossier militaire est lourd, puisqu’il comprend aussi le programme des avions F-35 (où la Turquie a payé plus d’un milliard de $ avant d’en être exclue). D’autres livraisons d’armes, dont l’armée turque a besoin, sont suspendues.
- Erdoğan veut avoir les mains libres pour éliminer les forces kurdes (YPG) en Syrie du nord. C’est important pour lui, parce que les postures anti-kurdes sont électoralement payantes en Turquie. Or l’intervention en préparation semble avoir été ajournée en raison de l’arrivée de renforts des forces spéciales américaines dans le secteur de Qamishliyé, qui est précisément la zone visée par l’offensive turque (correspondant au « bec de canard » que nos ancêtres avaient obtenu à San Remo (1920) pour que le mandat français en Syrie s’étende jusqu’au Tigre). L’arrivée des renforts américains n’étant peut-être pas le fruit du hasard, c’est une déception pour le gouvernement turc, qui ne peut agir sans un feu vert de Washington et aussi de Moscou.
La nouvelle tension avec la Grèce en mer Égée
La tension de 2020 sur les ZEE en Méditerranée était en partie retombée. La Turquie a proposé de faire transiter le gaz découvert en Méditerranée orientale par l’Anatolie. C’est la solution techniquement la moins coûteuse, mais politiquement difficile puisqu’elle implique le passage du gazoduc à travers la ZEE de Chypre, donc un accord avec Nicosie. Bien que Le président israélien soit venu en discuter à Ankara, Jérusalem a confirmé sa préférence pour un accord avec l’Égypte (qui dispose des infrastructures). En Israël, la presse a indiqué que le gouvernement n’a pas voulu prendre le risque de soumettre ses exportations de gaz à un éventuel chantage turc. Ce n’est qu’une confirmation, à mettre dans le contexte de la course au gaz lancée par les pays européens pour remplacer le gaz russe.
La Turquie, qui n’a rien obtenu de sa « gunboat diplomacy », est donc à la recherche de nouvelles opportunités de tensions. Ankara n’apprécie pas le rapprochement de la Grèce (et de Chypre) avec les États-Unis, notamment le renforcement de la présence américaine, non seulement en Crète, mais aussi à Alexandroúpoli, tout près de la Thrace orientale turque. Bien que Washington ait invoqué la nécessité de développer des liaisons avec les nouveaux membres de l’OTAN que sont la Bulgarie et la Roumanie, la Turquie n’est pas dupe : elle interprète ces initiatives comme des tentatives de contournement de son territoire et de dévalorisation de sa dimension géopolitique, dans la ligne recommandée par une étude du Hudson Institute qui estime que le Pentagone ne peut plus compter sur la Turquie et doit lui trouver des alternatives.
Dans ce contexte, Erdoğan s’est vexé du bon accueil réservé à Mitsotakis lors de son voyage à Washington. Il sait que le gouvernement grec a incité les Américains à refuser les livraisons d’armes qu’il avait demandées. Dans sa fureur, il a relancé les vieilles revendications turques en mer Égée, non seulement sur les frontières maritimes, mais aussi sur les îles du Dodécanèse (une affaire qui remonte à 1913), suscitant une réprimande très modérée de Borrell.
Conclusion
Tout ceci n’a rien rapporté rien ou pas grand-chose au gouvernement turc, parce qu’il est isolé et a perdu une partie de sa crédibilité, ce qui ne veut pas dire qu’il va se décourager, car le besoin d’enregistrer quelques succès va croître avec la proximité des élections. Erdoğan a déjà montré, notamment en 2015, qu’il n’hésitait pas à dramatiser les enjeux et que c’était assez souvent payant en politique intérieure.
En Turquie, la classe politique (et pas seulement l’AKP) ne parvient pas à se libérer de ses obsessions antikurdes. Un siècle de répression continue n’a pas donné de résultat. Comme le Royaume-Uni au 19e siècle avec la question d’Irlande, la Turquie est assez forte pour comprimer le problème, mais incapable de le résoudre. Les Kurdes de Turquie ne représentent qu’environ la moitié d’un peuple largement représenté dans les pays voisins (Irak, Iran et Syrie) et il existe maintenant une importante diaspora en Europe. Il ne sera donc pas facile de trouver des solutions, qu’il s’agisse de l’autonomie (de facto acquise en Irak et en Syrie), a fortiori d’une éventuelle indépendance. La Turquie serait-elle condamnée à mener une « éternelle guerre d’Algérie » contre le quart de sa population, toujours en forte croissance démographique ?
En pratiquant une politique de complaisance vis-à-vis d’Ankara, les puissances occidentales ne l’aident pas à se libérer de ses illusions.
En estimant qu’il fallait le payer pour le maintenir dans le camp occidental, les États-Unis ont jusqu’à une date récente toléré les dérives autocratiques d’Erdoğan et ses initiatives belliqueuses en politique étrangère. Après avoir perdu l’Iran en 1979, l’Afghanistan en 2021, s’être laissé tromper par le double jeu du Pakistan avec Ben Laden, Washington n’a plus beaucoup d’amis en Orient, sans compter ceux qui se prétendent comme tels comme les pétromonarchies du Golfe. Alors que la dérive de la Turquie est probablement inéluctable, le Département d’État croit encore qu’il s’agit d’un égarement temporaire dû à l’idéologie des islamistes de l’AKP. D’où la passivité de l’OTAN, dont le Secrétaire général répète qu’il « comprend le souci légitime de sécurité de la Turquie », alors qu’elle multiplie les agressions dans son voisinage.
Et l’UE n’est pas en reste. Terrifiés par le chantage migratoire d’Erdoğan, plusieurs de ses dirigeants se sont limités à des remontrances, notamment en 2020, pendant que la « diplomatie de la canonnière » turque menaçait Chypre, la Grèce et même la France en Méditerranée. Bruxelles n’a pas utilisé les instruments de rétorsion disponibles dans le cadre de l’union douanière UE-Turquie, ni même accepté de suspendre les ventes d’armes de ses États membres, en dépit des atteintes explicites d’Ankara à la sécurité de deux d’entre eux.
Il est donc à craindre que d’ici les élections en Turquie, celle-ci ne développe à des fins électoralistes de nouvelles initiatives belliqueuses, que l’ « Agenda positif » offert par Bruxelles ne suffise pas à contrecarrer.
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