L’affaiblissement avéré du clivage gauche/droite - 3 - Le réalignement des politiques gouvernementales edit
Si l’on cherche à apprécier la pertinence du clivage gauche/droite en matière d’action gouvernementale, on bute sur une double difficulté : les gouvernants se font élire sur un programme et gouvernent parfois selon d’autres logiques, d’une part, et d’autre part les orientations mises en œuvre peuvent largement varier en cours de mandat, le contexte pouvant varier fortement (crise de 2008 par exemple).
Il faut remonter à 1981 pour constater un alignement presque parfait de l’idéologie exprimée par le programme, des politiques menées en 81/83 et de la sociologie des électorats. Le clivage gauche/droite s’incarnait d’abord dans les programmes et celui de l’Union de la gauche était bâti sur le triptyque nationalisation / planification / autogestion. La gauche au gouvernement nationalisera largement les hauteurs du capitalisme, elle multipliera les contrats de plan avec les entreprises, les régions, elle étendra l’Etat social et élargira le champ de la démocratie sociale avec les Lois Auroux, elle procédera surtout à une très large redistribution (hausse du SMIG, des allocations familiales etc….). François Mitterrand qui a nommé un gouvernement d’union de la gauche et qui a bénéficié d’un très large soutien électoral des ouvriers (68% en 1974 et 66% en 81), des salariés du secteur public est fidèle à ses engagements. Au moment où il s’engage dans cette stratégie de rupture, on assiste ailleurs dans le monde à une révolution conservatrice dont les figures marquantes sont Thatcher et Reagan. Leur programme est aux antipodes de la politique française, il est fondé sur la lutte contre l’inflation, le retour à l’orthodoxie financière, la libéralisation la privatisation et la déréglementation L’opposition résolue de la droite au programme mis en œuvre en France et la divergence marquée par rapport aux pays anglo-saxons redouble la puissance du clivage droite/gauche. 81/83 constitue donc une forme d’âge d’or du clivage gauche/droite consacré par les préférences des électeurs, le système des partis et le jeu des institutions.
Le tournant de 1983 se fait déjà sur l’Europe et provoque un début de désalignement. La « pause » dans l’annonce des réformes, la priorité donnée à la lutte contre l’inflation, les premières mesures d’austérité et surtout le refus du décrochage franco-allemand et l’acceptation des contraintes du SME vont commencer à fracturer politiquement l’union de la gauche et sociologiquement la base ouvrière du gouvernement. A l’inverse, le choix européen de François Mitterrand est salué par le centre droit. Jacques Delors d’abord puis Laurent Fabius vont alors opérer le grand tournant dont les maîtres mots seront modernisation, rassemblement, compétitivité, innovation, modération fiscale, lutte contre l’inflation. On passe ainsi de la stratégie de rupture avec le capitalisme à une stratégie d’adaptation à un monde qui change et où la France, compte tenu de l’état de son système productif, est guettée par le déclin. Ce faisant la France renoue avec le reste du monde développé qui, confronté aux crises énergétiques et financières et à l’épuisement des relances keynésiennes (de relance en relance, plus d’inflation et de chômage), y répond par des politiques de retour aux grands équilibres, la réforme des Etats-Providence et des réformes structurelles de libéralisation.
La question européenne va dès lors peser fortement sur les clivages au sein de la gauche et de la droite. Elle va peser à un triple niveau en opposant ceux qui pour des raisons géo-politiques, pour des raisons de maîtrise économique et de philosophie de l’action publique veulent rester fidèles à l’Europe à ceux qui veulent d’abord défendre les orientations nationales, les compromis sociaux-nationaux et la place de l’Etat.
Pendant les 30 ans qui suivent, le clivage gauche/droite ne va cesser de se réinventer dans les programmes et de s’affaiblir dans les politiques menées, les institutions de la Ve République contraignant aux alliances à gauche et à droite même si les bases sociologiques de ces alliances s’érodent avec notamment l’éloignement de l’électorat ouvrier du PS et son refuge dans l’abstention ou le vote FN. Trois dates rythment cette évolution : 1995, avec la réforme de la protection sociale par la droite avec le soutien d’une partie de la gauche, 2005, avec le référendum sur la Constitution européenne qui voit l’électorat ouvrier se détacher du PS et 2012 qui voit Hollande larguer les amarres de la vielle gauche.
1995 n’est pas seulement le moment où un gouvernement de droite s’engage dans une réforme majeure de la protection sociale et remet en cause les avantages acquis de l’aristocratie ouvrière notamment en matière de retraites avec les régimes spéciaux, c’est le moment où la gauche se fracture entre une aile modernisatrice qui entend remettre en cause certains avantages acquis pour rendre soutenable le régime des retraites et une gauche qui crie à la trahison car l’acquis de haute lutte est présenté comme un privilège. Le gouvernement Jospin incarne ce grand écart entre une contestation virulente des orientations libre-échangistes, néo-libérales et austéritaires de l’UE et une demande de renégociation du Pacte de Stabilité avant l’accès au pouvoir et une stratégie classique d’influence déployée au sein des institutions européennes après 1997. Le gouvernement Jospin, après avoir obtenu de haute lutte l’ajout du « C » (croissance) du Pacte de Stabilité, va tout mettre en œuvre pour réussir le passage à l’Euro.
2005 va cliver la gauche dans l’opposition et creuser le fossé entre les politiques résolument européennes menées par le PS au gouvernement et les engagements programmatiques. Le débat sur la Constitution européenne va faire resurgir toutes les oppositions enfouies sur la concurrence libre et non faussée, sur la fédéralisation progressive, sur la gouvernance supranationale, sur l’intégration continue. Le sentiment d’une perte de prérogatives de l’échelon national et donc de la protection qu’il offrait conduit une fraction grandissante de l’électorat ouvrier de la gauche à prendre ses distances, de même qu’une partie de l’électorat de droite ne se reconnaît pas dans la concurrence tous azimuts et la mise en cause des professions protégées. 76% des ouvriers votent non sur le projet de Constitution européenne. Les électeurs socialistes votent en majorité contre le projet de Traité.
Les gouvernements successifs nommés par le président Hollande vont opérer à partir de 2012 une triple transgression politique qui rompt les amarres avec les politiques attendues de la gauche française. En ne renégociant pas le Traité négocié par Merkel et Sarkozy il entérine le primat de la stabilité budgétaire sur les politiques de gestion de la demande globale. En lançant le CICE puis le pacte de responsabilité il assume le discours de la compétitivité et adopte une logique de l’offre. Il décide même de ne pas demander de contreparties aux entreprises. Enfin en menant à bien la Loi El Khomri malgré une forte opposition d’une fraction de la gauche et une protestation vigoureuse de la rue, le gouvernement adopte de fait le discours et la pratique des gouvernements de centre gauche et de centre droit qui suivent les recommandations de l’OCDE, du FMI et de la BCE. C’est parce que les sociaux-démocrates suédois, allemands et les travaillistes britanniques avaient fini par reconnaître la globalisation avec la montée des pays émergents, la révolution technologique et ses effets sur l’emploi ouvrier, le vieillissement et son impact sur les comptes sociaux et donc les équilibres budgétaires qu’ils avaient fini par se rallier à des politiques de modernisation et de maitrise des finances publiques. Politiques de compétitivité et d’innovation d’un côté, réformes structurelles de l’autre, tel est le programme commun qui s’est de fait imposé et auquel la gauche française a longtemps résisté avant que François Hollande ne s’y rallie d’abord en paroles (Discours de Leipzig) puis en pratique. François Hollande comme Lionel Jospin avant lui avait cru trouver dans les politiques sociétales ou l’alliance avec les écologistes des politiques et une base de substitution, mais même cette approche sera ruinée dans le cas de Hollande avec le projet de déchéance de nationalité pour les terroristes.
La gauche au pouvoir a ainsi fait un long chemin depuis Mitterrand. La cohérence programme / coalition politique au pouvoir / politiques publiques / base électorale va progressivement se défaire.
En 1984-1986 Laurent Fabius prend le tournant de la modernisation et de l’intégration européenne et s’éloigne du PC.
En 1988-1991 Michel Rocard infléchit l’orientation gouvernementale en prônant le contrat, en prenant ses distances avec les nationalisations mais il éprouve le besoin de donner des gages à la gauche sociale avec la CSG et le RMI. Il cherchera à élargir sa base politique au centre mais les institutions ne le lui permettront pas.
En 1997-2002 Lionel Jospin accepte le calendrier de l’Euro et ses conséquences sur la conduite de la politique économique mais il reste fidèle aux vaches sacrées de la gauche en faisant adopter les 35 heures après une mise en scène de la confrontation avec le patronat et il élargit l’Etat-Providence avec la Couverture maladie universelle (CMU).
En 2012-2017 François Hollande adopte le logiciel européen, gère la crise, opère le tournant de l’offre, n’inscrit aucune conquête sociale à son bilan et s’attaque même aux dispositions protectrices du code du travail. La désaffection pour la gauche parmi les ouvriers se manifeste d’ailleurs par la montée de l’abstention (59% à la présidentielle de 2012, 65% aux européennes de 2014 et 61% aux régionales de 2015). Le réalignement politique au nom des impératifs de l’intégration européenne et de la modernisation du système productif est interdit par les structures partisanes et le mode de scrutin. Son action peut se résumer ainsi : une politique en quête de majorité. Ce qui ailleurs passe par des grandes coalitions centristes est interdit en France. Il reviendra à Emmanuel Macron de lever ce blocage en donnant une majorité à des politiques libérales, sociales, européennes.
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