L'affaire du bouclier antimissile edit
Avec l'arrivée d'une nouvelle administration américaine, l'avenir du bouclier antimissile en Europe centrale est incertain. La crise géorgienne a permis de préciser l'enjeu du projet. « La meilleure publicité pour le radar a été faite en Ossétie du Sud », a laissé échapper le Premier ministre tchèque Mirek Topolanek. Ce lapsus contredit le discours officiel tenu jusqu'ici à Prague, à Varsovie et à Washington, qui évoquait une menace balistique émanant du Moyen-Orient et non de Russie. Les débats tchèques et polonais, qui divergent, permettent d'éclairer les stratégies des gouvernements.
Négocié officiellement depuis 2007, officieusement depuis 2002, ce projet prévoit l'installation d'une base radar en République Tchèque et de dix missiles intercepteurs en Pologne. Il s'agirait du troisième site de l'architecture antimissile américaine, qui s'étend du Japon à l'Alaska, et dont certains éléments sont déjà présents sur le continent européen (au Royaume-Uni et au Danemark).
La République Tchèque et les États-Unis ont signé en juillet 2008 le Traité sur l'implantation d'une base radar, complété en septembre par un accord régissant le statut des forces militaires américaines (SOFA). Officiellement Prague souscrit au projet américain car elle partage avec Washington le souci de prévenir le risque d'une menace iranienne. Mais dans les faits, la priorité tchèque est en réalité d'obtenir un maintien de la présence américaine en Europe. De ce point de vue, la crise géorgienne a naturellement renforcé la volonté des Tchèques d'obtenir coûte que coûte un soutien américain. Pour autant, le conflit dans le Caucase n'a pas convaincu l'opinion publique, qui demeure aux deux tiers opposée au projet. L'opposition sociale-démocrate, pourtant au pouvoir lors du lancement des négociations, s'est maintenant saisie de cette impopularité et menace de ne pas ratifier l'accord au Parlement.
La situation en Pologne diffère sensiblement. Si les bases et les conditions des négociations bilatérales avec Washington étaient similaires, l'issue a été différente. Varsovie a en effet durci ses positions au cours des négociations, à tel point que Washington a fait circuler le nom de la Lituanie comme lieu d'implantations alternatives. Contrairement aux autorités tchèques, et alors même qu'il existe en Pologne un consensus partisan sur la question et que la population est moins bien organisée dans son opposition au bouclier, le gouvernement Tusk a clairement cherché à obtenir d'importantes contreparties américaines en matière de modernisation de l'armée polonaise. Surtout, le gouvernement Tusk a opéré une certaine réorientation stratégique de la politique étrangère polonaise, où la Russie est plus directement identifiée comme une menace pour la sécurité nationale. Varsovie a d'ailleurs utilisé les menaces de représailles de Moscou pour justifier sa demande de compensations militaires. La crise géorgienne a directement conduit à débloquer les négociations, Washington et Varsovie signant le 20 août l'accord sur l'installation des missiles intercepteurs ainsi qu'une déclaration de partenariat stratégique. Mais ce n'est pas tant Varsovie qui a infléchi sa position, que Washington qui a fini par accepter les demandes polonaises, sans doute dans une volonté de signifier à Moscou l'inadmissibilité de son intervention en Géorgie.
Pour résumer, le conflit dans le Caucase a influencé l'évolution du discours tchèque sans pour autant affecter le résultat : l'installation de la base radar demeure incertaine. Dans le cas polonais, la variable russe était déjà présente dans le discours, la crise géorgienne l'a légitimée d'une certaine façon aux yeux de Washington, qui a fini par accepter les demandes de contreparties militaires. Il est intéressant de noter que Prague et Varsovie ne présentent pas la même évaluation de la menace (iranienne ou russe) et ne semblent pas accorder exactement la même signification au bouclier antimissile.
Qu'en est-il à Moscou ? Pour le Kremlin, la réalité de la menace balistique iranienne n'étant pas confirmée, le système de défense antimissile ne peut qu'être érigé contre la Russie. En réponse au projet, Dimitri Medvedev a promis d'installer des missiles Iskander en Biélorussie et à Kaliningrad. Mais il semblerait que, davantage que les missiles intercepteurs, ce soit la station radar et son potentiel de renseignement qui mobilise les milieux stratégiques russes. L'argument occidental comparant le nombre de missiles intercepteurs à l'arsenal russe ne tient donc pas. Il est d'autant plus discutable qu'il revient à rassurer Moscou sur sa capacité à menacer l'Europe centrale, si par hasard elle en avait l'intention.
Les perspectives d'avenir du bouclier antimissile ne sont donc pas complètement dégagées, la position du président Obama sera déterminante à cet égard. La diplomatie américaine, en insistant sur ses prémisses sous l'administration Clinton, s'efforce d'affranchir le projet du label George W. Bush. Pourtant, Obama semble moins convaincu que son prédécesseur de l'intérêt de ce dispositif, notamment pour des raisons budgétaires ; en temps de crise économique l'efficacité technique du système devra être démontrée.
Ensuite, si le processus de ratification ne devrait pas poser de problème en Pologne, le gouvernement tchèque aura du mal à s'assurer une majorité au Parlement. Une implication personnelle du nouveau président américain ainsi que le ralliement de quelques députés sociaux-démocrates sera vraisemblablement nécessaire. Les autorités tchèques s'efforcent de canaliser le débat public. Les arguments des " anti-radar ", relayés par la presse, sont surtout d'ordres sanitaire ou environnementaux et font peu référence au contexte international. À tel point que les milieux stratégiques raillent la démarche des opposants en soulignant qu'ils s'opposent au système antimissile " comme on s'oppose à la construction d'un aéroport près d'un village ". Mais d'autres considérations sont avancées. Elles émanent notamment du mouvement No Bases Initiatives, pour qui ce projet exposerait dangereusement la République tchèque à une attaque iranienne, porterait atteint à la souveraineté du pays et se trouverait instrumentalisé par les États-Unis sans bénéfice ou contrepartie tangible. Une issue potentielle au blocage parlementaire a été esquissée ces derniers temps : la ratification du Traité de Lisbonne par les députés de l'ODS (parti au pouvoir) serait échangée contre le soutien du parti social-démocrate à l'établissement de la base radar. Ce marchandage est à ce jour le seul lien que l'on peut trouver entre le projet antimissile et l'Union Européenne.
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