Le Parlement, la rue et la loi edit
Pour beaucoup de commentaires diffusés dans les médias, le Parlement issu des élections de juin dernier renouerait avec la notion de Parlement de plein exercice, le parti présidentiel n’étant plus majoritaire. Dans un contexte où l’usage du 49-3 est désormais limité, surgiraient de « nouveaux possibles » avec l’élargissement des débats et des alliances entre partis et la recherche quasi-incessante de compromis pour légiférer en tel ou tel domaine ou assurer une base solide au vote du budget. Pourtant, si l’on suit le sociologue Max Weber pour qui le politique formait avant tout un espace permettant de résoudre les conflits qui traversent la société, alors il faut admettre que l’image actuelle d’un Parlement de plein exercice tourné vers le compromis est fortement contredite par la radicalité de certaines formations qui ont placé au cœur de leur démarche la notion de « lutte contre le système ». Ou celles de conflictualité, de politisation des luttes et de légitimité des mobilisations collectives face à celle du législateur.
Au diapason de ce que pensent la plupart de ses collègues, Rachel Keke, l’une des députées le plus en vue de LFI, déclarait récemment : « C’est dans la rue qu’on va arracher nos victoires. » Le propos n’est pas nouveau et les rapports entre « la rue » et « la loi » sont depuis longtemps l’objet de déclarations ou d’approches multiples provenant de la gauche, mais aussi et pour d’autres raisons de certains dirigeants modérés ou de droite. Au printemps 2003, lors d’une réforme des retraites voulue par son gouvernement qui avait donné lieu à de fortes mobilisations protestataires, Jean-Pierre Raffarin déclarait : « Le Parlement doit décider, la rue doit défiler mais ce n’est pas la rue qui gouverne. » Plus récemment, lors de la réforme du Code du travail en 2017, Emmanuel Macron élargissait le propos au-delà du seul Parlement et soulignait que « la démocratie, ce n’est pas la rue »[1].
Une référence importante, l’année 2006
Outre les déclarations, prises de positions et discours, les rapports entre « la rue et la loi » sont devenus de plus en plus tendus ces dernières années et il est utile de les re-contextualiser si l’on veut dépasser une approche immédiate s’attachant plus à l’actualité qu’à l’analyse. On pense bien sûr ici aux « Gilets jaunes », mais il est tout d’abord utile de s’attarder sur l’année 2006, une période emblématique qui a pu servir de référence aux mouvements les plus protestataires. 2006, c’est en effet un projet de loi conçu par le gouvernent de Villepin afin de faciliter l’intégration des jeunes non qualifiés dans l’entreprise en instituant un CDI qui s’accompagnait de certaines clauses de flexibilité. Ce « contrat première embauche » (CPE) suscita très vite l’opposition de la plupart des syndicats et des organisations de jeunesse, donnant lieu dès février à un mouvement social massif qui s’étendit sur près de deux mois. Le 31 mars, le projet de loi fut adopté par le Parlement après avis favorable du Conseil constitutionnel mais au-delà de cette date, les mobilisations se poursuivirent avec force. Face à des risques accrus de graves tensions sociales, le président de la République Jacques Chirac suspendit la promulgation de la loi tandis que le Premier ministre estimait que les conditions n’étaient pas réunies pour son application. La légitimité du législateur avait été remise en cause par la rue, et les gouvernants en avaient pris acte.
Mais cette situation n’a pas conduit alors à une impasse, bien au contraire, puisqu’elle a ouvert des débats politiques et sociaux posant une question centrale : quid de la légitimité des réformes auprès de ceux qu’elles concernent ? Ces débats ont débouché en janvier 2007 sur l’adoption de la loi Larcher, qui stipule : « Tout projet de réforme envisagé par le gouvernement qui porte sur les relations individuelles et collectives du travail, l'emploi et la formation professionnelle et qui relève du champ de la négociation nationale et interprofessionnelle fait l'objet d'une concertation préalable avec les organisations syndicales de salariés et d'employeurs représentatives au niveau national et interprofessionnel en vue de l'ouverture éventuelle d'une telle négociation. »
Cette loi qui s’inspire des pratiques de « loi négociée » en vigueur dans certains pays d’Europe du Nord institue les partenaires sociaux et les syndicats comme des « coproducteurs de droits en matière sociale ». On a pu voir dans cette innovation législative un bouleversement majeur des rapports entre le Parlement et ces acteurs essentiels de la société civile que sont les syndicats. De fait, depuis l’adoption de la loi, divers accords professionnels ont pu modifier le droit ou créer de nouvelles lois[2].
Mais la loi Larcher est aussi, à bien des égards, le reflet d’un monde aujourd’hui disparu. De fait, le milieu des années 2000 se caractérise par des traits spécifiques sur le terrain de la représentation politique comme sur celui de la représentation sociale. À droite comme à gauche, les partis traditionnels de gouvernement dominent largement l’Assemblée nationale et s’accordent sur des points essentiels comme par exemple l’Europe, la laïcité ou la nécessité d’une réduction des déficits budgétaires. Sur le terrain social, le mouvement de 2006 s’est fondé sur l’union des deux plus puissantes confédérations syndicales, la CGT et la CFDT, liées aux mouvements de jeunesse (UNEF, JOC, lycéens, etc.) ce qui explique non seulement l’ampleur du mouvement mais aussi et surtout l’importance prise alors par les corps intermédiaires face au « politique ».
La «rue» et ses visages
2006 semble loin aujourd’hui. Le Parlement élu en juin 2022 est traversé par des clivages radicaux, renforcés par la présence de forces politiques portées par des projets qui rejettent le « système », tandis qu’une abstention électorale massive révèle à sa manière le maintien de la défiance de l’opinion à l’égard de l’ensemble des partis politiques[3]. Quant aux syndicats, leurs faiblesses, leurs divisions et leur perte d’influence auprès des salariés ont beaucoup contribué à affaiblir leur rôle de corps intermédiaires, laissant ainsi la place à de nouvelles mobilisations collectives plus spontanées, moins organisées, radicales et moins légitimistes à l’égard des institutions politiques. Bref, aux manifestations d’hier s’agrègent ou se substituent de nouvelles occupations de rue. Et des rapports toujours plus critiques entre la loi et la rue.
De ce contexte, se dégage une réalité désormais bien connue : la France semble être devenue un pays en conflit avec lui-même, marquée par une conflictualité massive qui se situe bien au-delà de ce que connaissent les pays de l’Union européenne et sur laquelle insiste non sans raisons La France insoumise. La « rue » est devenue le visage d’une « France en colère ». Mais ce visage n’est ni politiquement, ni socialement homogène, contrairement à ce que certains veulent croire ou faire croire.
Durant longtemps, les partis de gauche ont considéré que tout ce qui relevait des manifestations de rue ou des notions de revendications ou de « peuple » leur était proche par définition. Cette appropriation symbolique a ainsi façonné l’histoire des mobilisations collectives ou les relations que l’on pouvait en faire. Mais elle est de plus en plus souvent démentie par les mouvements récents, que l’on pense aux « Bonnets rouges » qui ont contraint l’État à renoncer à l’instauration d’une « écotaxe » en 2014, aux opposants aux mesures sanitaires pendant la pandémie, et bien sûr aux Gilets jaunes apparus en novembre 2018. L’un des slogans préférés de ce mouvement était précisément « La rue est à nous ». Très tôt, les dirigeants de la CGT et de la CFDT ont dit craindre une mainmise de l’extrême-droite sur le mouvement et ils ont refusé de le soutenir ou de s’y associer[4].
De nombreux commentaires venant d’intellectuels ou de personnalités de gauche ou de droite ont gommé les contradictions des mouvements de rue les plus récents, allant parfois jusqu’à les présenter comme un renouvellement profond de la contestation sociale, politique mais aussi populaire. Certains intellectuels, pourtant radicaux se sont montrés plus prudents. Alain Badiou reproche ainsi à beaucoup d’acteurs et de commentateurs d’avoir fait, à propos des Gilets jaunes, « une apologie récurrente de la colère ». Dans un ouvrage récent, il décrit le mouvement des « antivax » comme un mélange « des vieux briscards Gilets jaunes, des ultragauchistes excités, des militants venus des différentes boutiques de l’extrême-droite et des individualistes venus défendre la "liberté" de leur intéressante personne »[5].
De fait, le « pouvoir de la rue » a surtout eu pour effet d’aiguiser les tensions et les clivages tant au niveau du Parlement que dans la « France d’en bas » et dans la société civile.
Plus que jamais et en dépit des circonstances présentes, certains à gauche l’encensent et le magnifient. Il est pourtant clair que de larges parts de ce que l’on nomme « la France en colère » ont beaucoup plus contribué à faire du Rassemblement national le premier parti d’opposition au sein du Parlement actuel qu’elles n’ont contribué à renforcer une gauche dont l’influence aux élections législatives demeure totalement étale[6].
Le CNR, une issue?
Face aux tensions actuelles et aux crises à venir liées aux rapports de plus en plus précaires entre la rue et la loi, d’autres voix prônent le renforcement des corps intermédiaires. Force est de constater qu’elles peinent parfois à se faire entendre. L’institution du Conseil national de la refondation (CNR), chargé de réunir les corps intermédiaires, les élus du peuple et des représentants de la société civile implique-t-elle une issue à la situation présente, comme la loi de janvier 2007 avait su le faire en réponse à la crise de 2006 à propos du CPE ?
Il est trop tôt pour conclure, mais on peut nourrir quelques doutes. Jusqu’alors, les initiatives organisées par le pouvoir en faveur d’une démocratie plus délibérative – du « Grand Débat » à l’heure des Gilets jaunes à la « Convention Citoyenne pour le Climat » – n’ont nullement conduit à l’apaisement des clivages qui traversent la société[7]. Elles n’ont pas empêché la « montée des extrêmes », ni celle de conflictualités multiples. Si demain, l’institution du CNR devait en rester à un stade velléitaire ou mener à un nouvel échec, alors un constat s’imposerait : face au « politique » et à « la rue », la faiblesse des corps intermédiaires et des syndicats serait toujours de mise, au risque de faire apparaître cette initiative comme un simple « coup d’épée dans l’eau ».
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[1]. Déclaration faite sur CNN, 19 septembre 2017.
[2]. Citons la représentativité syndicale ; la rupture du contrat de travail et les licenciements économiques ; la sécurisation de l’emploi et la compétitivité de l’entreprise ; le compte personnel de formation ; le renforcement de la prévention en santé au travail, etc.
[3]. Voir notamment le « Baromètre annuel de la Confiance politique » créé par le CEVIPOF et qui depuis 2009 montre que la confiance à l’égard des partis politiques est extrêmement minoritaire, se situant et de loin au tout dernier rang de la confiance à l’égard des institutions politiques, économiques ou sociales.
[4]. Plus tard, la CGT reviendra sur cette position. Voir Guy Groux, « La convergence des luttes syndicats-Gilets jaunes. Un leurre? », Telos, 14 mars 2019.
[5]. Alain Badiou, Remarques sur la désorientation du Monde, Gallimard, coll. « Tracts », 33, 2022 (pp. 24 et 17).
[6]. Les partis qui composent aujourd’hui la NUPES (LFI, PS, PCF, LEEV) recueillaient 25,4% des suffrages exprimés au premier tour des législatives de 2017 et 25,6% en 2022.
[7]. Sur la Convention pour le climat, voir Thierry Pech et Clara Pisani-Ferry, Convention citoyenne pour le Climat. Quelques enseignements pour l’avenir, Fondation Terra Nova, Paris, décembre 2020.