Les gilets jaunes et la crise du système politique edit
La crise de fonctionnement de notre système politique constitue depuis de nombreuses années un sujet majeur pour les politologues. L’actuel mouvement des gilets jaunes constitue avant tout un nouveau symptôme de cette crise qui avait déjà produit en 2013, à une échelle réduite, le mouvement des bonnets rouges. Le paradoxe est que c’est cette crise qui avait permis à Emmanuel Macron d’être élu président de la République, en surfant sur le « dégagisme » ambiant et en mettant en cause, à juste titre, le dysfonctionnement de notre système partisan. Il est devenu lui-même en 18 mois sinon la victime du moins la cible de cette lame de fond du mécontentement populaire.
Emmanuel Macron, dans une vision gaullienne de la Ve République, a pu considérer que la crise du parlementarisme et des anciens partis de gouvernement n’était pas un phénomène d’une réelle gravité dans la mesure où un président de la République, muni de tous les pouvoirs que donne la Ve République au chef de l’État, et fort de sa compétence et de sa détermination, pouvait suppléer à cette crise par son action. Les sondages ne répètent-ils pas que les Français souhaitent à la tête de l’État un homme fort qui déciderait seul sans trop se préoccuper des partis et du Parlement ? Nos concitoyens ne témoignent-ils pas leur faible attachement au parlementarisme et aux grands partis de gouvernement ? Pourtant, l’histoire de la Ve République a montré que ces institutions ne garantissaient pas à elles seules que l’autorité du chef de l’État, même si celui-ci avait été élu dans les règles, suffisait à maîtriser les mouvements de révolte qui pouvaient secouer la société française. Le général de Gaulle lui-même en a fait l’expérience, en 1963 avec la grève des mineurs puis en mai 1968, ce dernier mouvement ayant été à l’origine de son départ en 1969, montrant ainsi les limites de l’homme providentiel.
Ainsi, quelles que soient les vertus de nos institutions et les qualités de nos présidents, les unes et les autres ne peuvent à elles seules compenser les dangers que recèle la crise du système représentatif et notamment celle des grands partis de gouvernement. Ce système a fonctionné, notamment sous la Ve République, selon la summa divisio du clivage gauche/droite. Même si ce clivage correspondait pour partie à un clivage social opposant les classes populaires aux classes aisées, il était loin de n’être que cela. Droite et gauche représentaient des valeurs, des idées, des convictions et des représentations du monde largement répandues dans la nation qui faisaient que ce clivage n’était pas d’abord le reflet d’une opposition entre le peuple et les élites, entre le haut et le bas. Chaque camp présentait une réelle diversité où les croyances religieuses, l’attachement à la laïcité, la conception du pouvoir, la vision de l’égalité permettaient d’agréger des groupes sociaux au statut social différent. Certes, le clivage peuple/élites était toujours latent et il fut réactivé à différentes périodes. Mais les grands partis de gouvernement, pour des raisons à la fois électorales et idéologiques, lui opposaient, la plupart du temps avec succès, la solidité du clivage gauche/droite qui permettait à la fois la réalisation d’un relatif consensus national, l’euphémisation du combat politique et l’alternance au pouvoir dans un système de démocratie pluraliste. La grave crise de ces partis, perceptible depuis plusieurs années, a abouti à l’ébranlement profond de ce système.
Les divisions de la gauche et de la droite, le développement dans les deux camps de partis protestataires qui ne se situent plus sur le clivage gauche/droite, l’effondrement du Parti socialiste et l’affaiblissement du parti issu du gaullisme ont créé un espace nouveau pour la réactivation du clivage peuple/élite, réactivation dangereuse dans la mesure où elle interdit un fonctionnement pacifique et relativement harmonieux du système représentatif dont l’immense avantage a été historiquement d’intégrer progressivement les mouvements protestataires. Ces mouvements se réclament du peuple contre les élites sans que l’idée centrale de redonner au peuple le pouvoir ne puisse déboucher sur l’élaboration d’un système politique viable. La fait que la France insoumise et le Rassemblement national se soient rangés derrière les gilets jaunes ne fait que traduire leur renoncement à proposer de véritables programmes de gouvernement et à affirmer une vocation gouvernementale : le peuple ayant toujours raison il suffit de le suivre. Mais, plus grave encore est le fait que le président du parti qui a longtemps gouverné le pays, et qui a pour nom aujourd’hui les Républicains, s’affiche pour soutenir un mouvement qui se caractérise, comme les jacqueries paysannes de l’Ancien Régime, par son refus de l’impôt et la condamnation de l’État, évolution qui confirme la crise des grands partis de gouvernement. Laurent Wauquiez a ainsi déclaré, en copiant le mouvement Poujade de 1953 : « Aujourd’hui ce sont des gens qui sont assommés de taxes et qui ne s’en sortent plus… Ce n’est pas juste la taxation sur le gasoil [qui est dénoncée], c’est tout. C’est la CSG, c’est l’augmentation de la fiscalité sur le gasoil, c’est les contrôles techniques, c’est tout ce qu’il y a eu. C’est tout ça. Les gens, leur sentiment, c’est que c’est toujours plus de taxes et toujours plus pour les mêmes… Il faut de toute urgence que ça change ». Et de conclure : « Je considère que mon devoir c’est de les soutenir comme c’est le devoir de tout élu aujourd’hui. »
Rien n’est plus dangereux que cette alliance de tous les partis et mouvements d’opposition – le PS ayant lui adopté une position intermédiaire mais sans message clair – contre l’État et le pouvoir sur la seule base de la résistance à l’impôt. Ce mouvement ne peut manquer de fragiliser l’autorité de l’État. Il réveille, une fois encore, la folle idée que le peuple peut se gouverner lui-même contre ses élites, idée née de la Révolution de 1789. Il nous rappelle qu’historiquement, le gouvernement représentatif a toujours été fragile en France précisément parce que l’idée d’un peuple uni et indivisible, comme la République elle-même, a produit une double suspicion : le pluralisme contrarie la lutte contre les ennemis du peuple et le peuple n’a pas besoin d’élites politiques pour le gouverner. Cette double suspicion a pour conséquence grave que la légitimité du pouvoir, pourtant élu démocratiquement et en toute légalité, est régulièrement remise en cause, comme si « le peuple » poursuivait encore son combat contre la monarchie de droit divin ! Pourtant, les penseurs politiques qui ont réfléchi à la nature du régime représentatif ont montré que le système représentatif comportait nécessairement une dimension aristocratique, même lorsque la noblesse avait disparu. D’une certaine manière, les grands partis démocratiques ont assumé eux-mêmes cette dimension, qu’ils soient libéraux, chrétiens ou socialistes. Ils ont retenu la leçon de Montesquieu qui écrivait dans L’Esprit des lois : « Le peuple qui a la souveraine puissance doit faire par lui-même tout ce qu’il peut bien faire ; et ce qu’il ne peut pas bien faire, il faut qu’il le fasse par ses ministres. » Dans la période actuelle où il est de bon ton de faire porter aux élites gouvernementales toute la responsabilité des difficultés et des crises, chacun devrait se pénétrer de la sagesse de cette pensée.
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