Les Gilets jaunes, l’expression du peuple et la représentation edit
Dans une lettre ouverte au président de la République, un collectif de Gilets jaunes animé par Eric Drouet déclarait récemment : « Si vous continuez à rester sur votre position, le peuple reprendra le pouvoir, le sien ». Cette menace renvoie à celles lancées sous la Révolution française par les membres d’un autre mouvement, celui des sans-culottes, qui, lui aussi, estimait incarner à lui seul le peuple. L’un de ses membres, nommé Anthoine, dans un discours au Club des jacobins prononcé le surlendemain du 10 août 1792, déclarait : « Le peuple a repris sa souveraineté ». Et un peu plus tard, le porte-parole d’une délégation de sans-culottes s’adressait ainsi à la Convention : « Le peuple qui nous envoie vers vous nous a chargés de vous déclarer qu’il vous investissait à nouveau de sa confiance. Mais il nous a chargé en même temps de vous déclarer qu’il ne pouvait reconnaître, pour juger des mesures extraordinaires auxquelles la nécessité et la résistance à l’oppression l’ont porté, que le peuple français, votre souverain et le nôtre, réuni dans ses assemblées primaires ».
Le référendum révocatoire des représentants était ainsi en gestation. Ce rejet du régime représentatif a créé une dynamique qui a produit la Terreur et le fonctionnement ininterrompu de la guillotine jusqu’au 9 thermidor. Robespierre s’était fait le théoricien du rejet du régime représentatif en déclarant le 29 juillet 1792 : « La source de tous nos maux c’est l’indépendance absolue où les représentants se sont mis eux-mêmes à l’égard de la nation sans l’avoir consultée. Ils ont connu la souveraineté de la Nation et ils l’ont anéantie. Ils n’étaient de leur aveu même que les mandataires du peuple et ils se sont fait souverains c’est-à-dire despotes. Car le despotisme n’est autre chose que l’usurpation du pouvoir souverain ».
Ce rappel historique atteste la continuité et la solidité de la culture politique jacobine dont l’un des éléments principaux est le rejet du principe représentatif, rejet lui-même issu pour une large part de la théorie de contrat social de Rousseau. Le peuple, étant un, a une volonté unique, la volonté générale, et pour la formuler la démocratie directe est préférable, sauf à en confier l’expression à des délégués mais à la condition expresse qu’ils ne fassent que la traduire telle qu’elle s’est formée préalablement en son sein. Il faut insister sur le fait que cette volonté générale n’est pas conçue, dans cette tradition, comme la simple volonté de la majorité. C’est la raison pour laquelle ceux qui ne se fondent pas dans cette volonté générale qui définit le peuple souverain se mettent d’eux-mêmes en dehors de lui, perdant ainsi leur qualité de citoyen. Dans ces conditions ceux qui peuvent prétendre exprimer la volonté générale du peuple peuvent de ce fait nier toute légitimité à des opinions divergentes. Cette vision est antinomique à toute conception pluraliste du corps social.
Cette vision, commune aux différentes conceptions de la Révolution aussi bien à gauche qu’à droite, n’a jamais disparu au cours de notre histoire. Elle a resurgi, à tel ou tel moment, sous la forme unique du peuple uni opposé à ses ennemis. Dans la période récente, elle a nourri aussi bien le discours de Marine le Pen que celui de Jean-Luc Mélenchon. La première avait choisi comme slogan de campagne en 2017 « Au nom du peuple », souhaitant l’incarner « contre la droite du fric, la gauche du fric », tandis que, dans son ouvrage de 2014, L’Ere du peuple, Jean-Luc Mélenchon écrivait : « Un monde où surgit un acteur nouveau : le peuple. Sa révolution citoyenne peut tout changer. Les puissants se moquent de lui, le méprisent, lui bourrent le crâne et insultent tous ceux qui lui donnent la priorité ».
Le fil de l’histoire relie ainsi le mouvement des sans-culottes à celui des Gilets jaunes. Lorsque Jean-Luc Mélenchon appelle à l’insurrection et Eric Drouet au grand soulèvement, ils mettent leurs pas dans ceux des sans-culottes. Mélenchon ne s’en cache pas, se réclamant de Robespierre qui légitimait l’insurrection en déclarant : « lorsque le gouvernement viole les droits du peuple, l'insurrection est, pour le peuple et pour chaque portion du peuple, le plus sacré des droits et le plus indispensable des devoirs. » Ce que ces deux personnages ont l’air d’oublier, c’est que, depuis ce sinistre épisode de notre histoire, la démocratie représentative a été établie dans notre pays et permet à tous les citoyens de choisir librement et de manière concurrentielle leurs représentants pour un mandat dont le terme est fixé par la loi. Ainsi, le président de la République a été élu en 2017 par plus de 20 millions de Français et 66% des suffrages exprimés, en toute légalité et pour un mandat de cinq ans. Il dispose d’une majorité à l’Assemblée nationale.
La démocratie représentative est le seul type de régime qui a su au cours de l’histoire garantir durablement les libertés individuelles des citoyens et leur droit à élire librement leurs représentants, quelles que soient leurs opinions. En appelant à l’insurrection ces deux personnages mettent donc en cause ouvertement ce régime de liberté. Pour le remplacer par quoi ?
Drouet se trouve aujourd’hui face à un grave dilemme. Au sein de son mouvement s’élèvent en effet des voix pour réclamer la présentation d’une liste des Gilets jaunes aux prochaines élections européennes. Or les récents sondages d’intentions de vote placent en tête les listes de LREM et du RN avec 20 à 23% chacune et une éventuelle liste des Gilets jaunes entre 7,5% et 13%. Si Drouet accepte la constitution d’une telle liste et si son score, le 26 mai prochain, correspond à peu près à ces prévisions, il devra admettre que sa liste est clairement minoritaire et que son mouvement ne représente qu’une partie du peuple. En acceptant de concourir à ces élections, il reconnaîtra ipso facto la légitimité de ces élections et donc celle du système représentatif. Si, au contraire, il refuse de présenter son mouvement aux élections, il n’aura alors d’autre solution, niant la légitimité du système représentatif et faisant sien le fameux aphorisme de Jean-Paul Sartre, « élections piège à cons », que d’appeler au soulèvement le « vrai » peuple, qu’il prétend seul incarner avec son mouvement, pour qu’il « reprenne son pouvoir, le sien », engageant ainsi les Gilets jaunes dans la voie de la violence.
Quant à Jean-Luc Mélenchon, dont la liste aux élections européennes est évaluée par les sondages d’intentions de vote entre 7% et 10% des voix, il se trouve dans une contradiction forte, acceptant de jouer le jeu électoral tout en appelant à l’insurrection citoyenne. Mais cette contradiction n’est qu’apparente dans la mesure où l’on sait qu’il ne compte jouer ce jeu que tant qu’il n’a pas conquis le pouvoir puisqu’il défend, encore aujourd’hui, la dictature de Maduro qui dénie au peuple vénézuélien le droit à des élections libres, se trouvant alors en compagnie des gouvernements de la Russie, de la Chine, de la Corée du nord, de la Turquie et de Cuba.
Les prochaines élections européennes devraient donc nous permettre de mieux connaître la véritable nature du mouvement des Gilets jaunes. Ce mouvement continuera-t-il à mettre ses pas dans ceux des sans-culottes, sera-t-il finalement intégré au système représentatif ou s’étiolera-t-il ? L’enjeu pour l’avenir de la démocratie représentative est ici de première importance.
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