National-populisme: le cas grec edit
L’histoire de la récente crise économique et politique en Grèce, marquée dès ses débuts en 2010 par l’intervention de ce qu’on a appelé la Troïka (FMI, BCE et Commission européenne) et par l’imposition de plans d’aide successifs («mémorandums») – trois jusqu’à ce jour – est plus ou moins connue. Ce qui l’est moins, ou est mal interprété, ce sont les fronts politiques qui se sont alors constitués, ainsi que leurs fondements idéologiques, pour ne pas dire culturels.
Car l’une des grandes différences entre la crise grecque et les turbulences vécues par d’autres pays (Portugal, Espagne, par exemple), c’est précisément cette combinaison de causes internes polymorphes avec la crise financière mondiale de 2007, qui a fait du pays le maillon faible du système mondial. Dans ce cadre de juxtaposition des crises, le front intérieur a joué un rôle prédominant, faisant surgir des alliances politiques hétéroclites entre des populismes de gauche et de droite.
Le fait fondateur de la crise politique, celui qui a conduit au pouvoir la gauche radicale populiste de Syriza associée à la droite national-populiste et complotiste des «Grecs Indépendants» (Anel), a assurément été la mobilisation des Indignés grecs à l’été 2011. Ce fait de masse, transcendant les clivages politiques traditionnels (et surtout celui entre droite et anti-droite, trait constant, bien qu’atténué ces dernières années, du paysage politique depuis la chute du régime des colonels en 1974), a conféré une place à la fois centrale et transversale à la nouvelle division entre ceux qui étaient pour et ceux qui étaient contre les plans d’aide. Les «pour» étaient l’ancienne classe politique «qui a vendu le pays aux étrangers», les «contre» ceux qui résistaient à l’«occupation» orchestrée par la Troïka et l’Allemagne et par certains «centres obscurs» opposés à la souveraineté nationale. La seule issue possible et digne pour le pays, selon les seconds, était un vaste refus populaire et national répétant l’attitude de la résistance grecque contre les nazis pendant les années d’Occupation (1940-1944).
Ce schéma narratif mémoriel était au cœur de la gauche radicale grecque: d’une part, répétition de l’expérience de l’EAM national-populaire (le FLN grec guidé par les communistes dans la Grèce occupée par l’Allemagne nazie) pour contrer les mémorandums et pour que le peuple, profondément humilié, regagne sa fierté nationale, et d’autre part, slogan sur la «fierté» (nationale mais aussi sociale), dominant aussi dans les diatribes contre l’«establishment», autre mot véhiculant le rejet des élites gouvernantes à l’époque. Le mémoriel contre les mémorandums prenait appui sur le mythe de la résistance – mot-clé du nouveau populisme (de gauche et de droite) à l’ère de la mondialisation – imaginée comme forme appropriée pour faire face aux défis actuels, aux menaces encerclant le pays. Tant Syriza que les Anel qui ont constitué en janvier 2015 le premier gouvernement anti-mémorandum sont issus de cette mobilisation indignée. Mais cela en renforçant toutes les illusions de cette dernière, à savoir que le volontarisme politique était capable de sauver le pays du désastre, que tout le mal venait de volontés malveillantes des dirigeants et d’obscurs centres étrangers et que le changement gouvernemental, en chassant les «méchants», pouvait changer le cours des choses.
La fin de l’illusion du tout politique (cette illusion entretenue par le populisme en général, entraînant un décisionnisme à coloration souverainiste) survenue en juillet 2015 après le déni du résultat du référendum du 5 juillet par lequel le corps électoral avait rejeté les propositions de la Troïka et crédité les propositions du gouvernement, a inauguré une période de «mutation», au niveau de l’application des directives, de «maturation difficile» de cette «alliance des extrêmes». Mais ce réalisme, la fameuse «pirouette» («colotoumba») qu’a été ce soudain changement de cap, n’a pas changé la rhétorique dominante, qui a continué à puiser dans un populisme de contestation nuancé de références à l’intérêt général, à la défense de la souveraineté nationale à laquelle les élites locales sortantes avaient renoncé. Dans le discours gouvernemental, ces élites n’ont pas cessé jusqu’à ce jour d’être présentées comme des forces constamment en train de comploter dans le but d’obtenir la déstabilisation politique et la chute du gouvernement.
Une mobilisation identitaire
Telle était la situation, quand un événement est venu la compliquer en lui conférant cette fois une nette dimension identitaire, avec le tollé soulevé par le choix qui se profile pour le gouvernement d’accepter le mot «Macédoine» dans une dénomination composée du pays voisin, actuellement désigné officiellement par le sigle anglais FYROM (Ancienne République yougoslave de Macédoine). Lors de la grande manifestation organisée à Thessalonique le 21 janvier 2018 avec le soutien actif d’une partie de l’Église orthodoxe, certains orateurs, reprenant le slogan bien connu depuis les manifestations du début des années 1990, «Notre nom est notre âme», et revendiquant comme jadis l’exclusivité de la Macédoine en tant que part inaliénable de l’héritage culturel grec (avec des références fondamentales à Alexandre le Grand, «La Macédoine c’est la Grèce, la Grèce c’est la Macédoine»), n’ont pas manqué de fustiger les élites en place en les traitant de «voyous, traîtres, politiciens». La manifestation qui a eu lieu le 4 février à Athènes était annoncée comme suit par l’un des organisateurs: «Les gens nous soutiennent, dorénavant je ne fais confiance qu’à eux, c’est eux qui vont écrire l’histoire de la Grèce, et le peuple grec a le droit de défendre les biens sacrés de sa patrie et de la vraie démocratie. Pour l’organisation de la manifestation [à Athènes], on accepte l’aide de l’Église. Notre but est de déclarer par le discours et l’image que le peuple grec n’accepte plus d’être méprisé et avili. C’est un message adressé au gouvernement grec mais aussi à la communauté internationale: nous ne reculons pas» (23/1/2018, en grec ici). Si l’on ajoute à cela la demande d’un référendum pour que le peuple grec tranche sur la question «selon la Constitution» et le principe de la «souveraineté nationale et populaire», on retrouve tous les ingrédients du nouveau national-populisme décrit par Pierre-André Taguieff dans le livre qui porte ce titre[1]: le plébiscite, l’image d’un petit peuple qui se sent humilié, la revendication d’une identité usurpée, volée. Une mise en scène des codes et motifs déjà présents, et légitimés par la gauche radicale national-populiste, dans la mobilisation des indignés en 2011, et puis par son style de gouvernement. Lu et approuvé!
On comprend ce qui fait l’exception grecque, à savoir la circulation horizontale des clichés de résistance nationale et ses codes idéologiques, et même culturels, interchangeables, dépassant les clivages partisans. Et cela, avec l’aide de la colonne orthodoxe, mais aussi avec le tacticisme généralisé des populistes qui sont actuellement au pouvoir. C’est ainsi que, quelques heures avant le rassemblement à Thessalonique, le Premier ministre en personne, Alexis Tsipras, s’est hâté d’informer Iéronymos, archevêque d’Athènes et de toute la Grèce, des négociations en cours avec «l’État de Skopje» – nom donné au pays voisin par la quasi-totalité de l’élite politique, des médias et de la société civile – avant même d’en parler aux partis politiques et à la Chambre des députés. Cette confusion des rôles révèle de la manière la plus exemplaire la profondeur et la particularité du problème grec: même le populisme dit «bon», «progressiste», de «gauche», légitime l’extension du champ de bataille de l’orthodoxie, en montrant que même les «forces progressistes» n’ont aucune volonté (malgré leur volontarisme illusoire affiché sur d’autres sujets) d’entamer un véritable processus en vue de l’établissement d’une conception politique de la nation et de l’«identité nationale».
Ainsi le fantasme du pays assiégé est-il commun à tous les discours de résistance nationale, de gauche (en accordant une primauté relative à la revendication de la «souveraineté nationale-populaire» concernant les questions de la crise économico-politique) ou de droite, et assurément à l’extrême droite, comme c’est le cas aujourd’hui à propos de la nouvelle question macédonienne (en privilégiant la dimension dite «identitaire»). Le «national», dans toutes ses dimensions, devient le dénominateur commun du politique, si bien qu’on pourra formuler l’hypothèse, à partir du cas grec, que tout populisme n’est qu’un national-populisme, ou plus précisément, que le populisme identitaire est le comble du populisme. L’androgyne grec le confirme.
Modernité suspendue, modernisation tronquée
Mais il confirme autre chose aussi, que peu de commentateurs de la scène politique grecque ont décrit, et encore moins détecté, à savoir que les événements des dernières années de la crise économique et politique, qui portent le sceau de ce que nous appelons national-populisme, peuvent être lus précisément à travers les glissements de celui-ci.
D’une façon ou d’une autre, jusqu’au début des années 2000, ce courant idéologico-politique se trouvait dans la mouvance des forces dites «progressistes» et était donc de ce fait «domestiqué», mais il n’en compromettait pas moins l’apparition des conditions qui auraient permis de poser les bases endogènes, sociales et culturelles, d’une modernisation du pays. Au cours des deux dernières décennies, notamment durant la période des mémorandums, ce courant s’est détaché de l’espace du centre et du centre gauche et s’est déplacé en partie vers des positions d’extrême droite, en partie vers l’a-politique, une troisième partie vers Syriza. C’est ce déplacement qui écrit l’histoire de la dernière période vécue par le pays. Alors qu’idéologiquement et culturellement ce courant est reconnaissable dans ses explosions irrationnelles et anti-occidentales, politiquement il semble insaisissable, dans son humiliation revendiquée, dans son auto-victimisation misérabiliste permanente, nourie par des démagogues sans scrupules et, aujourd’hui, avec un élan nouveau (à cause du désenchantement de Syriza), par une extrême droite multiforme, raciste et profondement antisémite. Sans pour le moment menacer les insitutitions démocratiques, les études les plus fiables le confirment[2], il représente néamnoins l’axe des identifications politiques nouvelles.
Cependant, le grand défi est de l’aborder de manière non instrumentale, non démagogique, contrairement à ce qui s’est toujours produit dans le passé. Sa domestication ne saurait être un processus instantané et, en tout état de cause, elle ne peut avoir lieu au-delà de principes éthico-politiques purement libéro-démocratiques. Le principe premier et sans conditions étant celui de la séparation entre l’espace public et l’espace privé. La «compréhension» de ce courant, de ses extrémités dangereuses, ne passe pas par la flatterie, par le ralliement tacticien, ni bien sûr par leurs étouffements (comme la profanation du monument de la Shoah à Thessalonique par des néo-nazis, au cours de cette manifestation pour la Macédoine). L’un de ces principes, celui de la revendication suspendue d’une modernité politique non advenue, celle d’une stricte séparation entre l’État et l’Église orthodoxe, doit, ici et maintenant, être avancé, proposé et imposé. Ce n’est qu’à cette condition que nous pourrions commencer à discuter de nouveau, et sur une autre base, de questions réellement importantes, telles celles de l’«identité nationale» et de la «souveraineté nationale». Des problèmes qui ne consistent pas «simplement» à remettre sur le métier des mythes du passé, même si en ce domaine la tradition représente une charge insoutenable, mais qui sont principalement des problèmes nouveaux, résultant des oppositions idéologiques et des contradictions culturelles actuelles. En effet, le national-populisme sait, semble-t-il, «se moderniser» plus vite et plus efficacement que nombre de ses adversaires.
[1] Pierre-André Taguieff, Le Nouveau National-Populisme, Paris, éditions du CNRS, 2012.
[2] Dominique Reynié, «En Grèce, la démocratie résiste aux inquiétudes du pays», in Dominique Reynié (dir.), Où va la démocratie? Une enquête internationale de la Fondation pour l’innovation politique, Paris, Plon, 2017, pp. 91-99.
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