Repas à 1€: quand les partis ne font plus leur travail edit
La gauche a soutenu à l’Assemblée nationale le jeudi 9 février dernier une mesure démagogique qui montre qu’elle s’est éloignée de la culture des partis de gouvernement. La députée socialiste Fatiha Keloua-Hachi a présenté aux votes des députés un texte (dans le cadre d’une journée réservée à son groupe) proposant l’accès aux repas du CROUS de tous les étudiants au tarif de 1€, réservé jusqu’à présent aux boursiers et aux étudiants précaires.
La proposition de loi a été rejetée à une voix près (184 contre 183). Elle a été massivement votée à gauche, par les députés LFI, PS et communistes (le groupe GDR) ; elle a également été très majoritairement soutenue par les députés RN (31 sur 88 n’ont cependant pas pris part au vote). On remarque que les députés LR n’ont, très majoritairement, pas pris parti : 50 d’entre eux sur 61 n’ont pas pris part au vote (par calcul politique ?).
Une mesure démagogique et inutile
Pourquoi cette proposition peut-elle être qualifiée d’inutile et de démagogique ? Elle sous-entend que les étudiants, dans leur ensemble, représentent la quintessence de la précarité de la jeunesse, puisque, selon les mots du président du groupe socialiste, Boris Vallaud, ce « combat » vise à ce que « les étudiants puissent manger à leur faim ». On comprend donc que les étudiants vivent dans un état de pauvreté insoutenable qui les contraint à la malnutrition et porte ainsi atteinte gravement à leur santé.
Rien n’est évidemment plus faux. On connaît bien la situation budgétaire des étudiants grâce aux enquêtes de l’Observatoire de la vie étudiante sur un très large échantillon représentatif de cette population. La dernière vague de 2020 repose sur l’exploitation de 60 000 questionnaires. Bien sûr, il y a des étudiants pauvres[1], mais on ne peut pas considérer la condition étudiante dans son ensemble comme étant caractérisée par la pauvreté. Tout d’abord, comme je le rappelais dans un article précédent, les étudiants sont majoritairement issus de familles de cadres supérieurs et de classes moyennes. Ces milieux sociaux, plutôt favorisés, sont très largement surreprésentés parmi les étudiants. En outre, les parents de ces étudiants les aident financièrement de façon plutôt généreuse. Le revenu moyen des étudiants décohabitants (ceux qui ont quitté leurs parents) est de 1 100€ mensuels, dont 41% provient de l’aide familiale.
Tableau 1. Revenu mensuel moyen des jeunes de 18-24 ans non scolaires de niveau de diplôme Bac ou moins
Source : INSEE, enquête ENRJ 2014.
En comparaison, le revenu des jeunes non scolaires ayant fini leurs études à un niveau non universitaire est nettement plus faible, sans même parler des jeunes chômeurs (tableau 1). La probabilité d’avoir des jeunes en situation précaire et aux très faibles ressources est nettement plus élevée dans cette partie non étudiante de la population juvénile.
Focaliser l’attention sur les étudiants en laissant penser qu’ils représentent une catégorie massivement précarisée constitue une double faute. D’une part, cela empêche de réfléchir aux véritables difficultés des étudiants et empêche donc d’imaginer les solutions pour y remédier, en essayant de comprendre, par exemple, pour quelles raisons une partie (minoritaire) des étudiants en difficulté financière passe sous les radars de l’aide sociale. D’autre part, cela contribue à invisibiliser encore plus la partie de la jeunesse la moins favorisée, la moins diplômée, la moins représentée par des organisations, qui est celle qui a le plus besoin de soutien. En agissant ainsi, les élus de gauche ne font-ils pas défaut à leur engagement qui est de défendre les plus faibles ? Pourquoi le font-ils ?
Plusieurs hommes ou femmes politiques de gauche connaissent pourtant bien la situation des jeunes, certains ont produit des rapports à ce sujet, souvent bien informés. Peut-être pensent-t-ils qu’au nom de convictions plus générales, certainement sincères, le combat politique justifie quelques entorses avec la vérité, si cela permet un gain politique immédiat.
Une dérive populiste
D’une manière générale, une tendance semble se dessiner dans la vie politique : rendre compte avant tout de la sensibilité du peuple, des émotions qui traversent la société, sans trop s’interroger sur la généralité et la représentativité de situations particulières, ni les mettre en balance avec d’autres cas tout aussi préoccupants et faire ainsi un bilan global équilibré en vue de mener une action politique positive. Aujourd’hui on appelle cela le « populisme » mais ce n’est pas forcément nouveau. Georges Lavau, en 1970, à propos du Parti communiste, avait inventé l’expression, restée célèbre, de fonction « tribunicienne » des partis (lui reprochant de ne rien faire de son pouvoir sauf un usage irresponsable). Il reste à savoir si cette fonction « tribunicienne », qui en elle-même peut avoir une légitimité, se dévoie et se répand. On peut remarquer en tout cas que c’est le Parti socialiste qui a proposé cette mesure du repas à 1€ pour tous et entraîné le reste de la NUPES à sa suite. Cet épisode traduit le fait que le PS, ancien parti de gouvernement, devient un parti populiste[2].
La fonction tribunicienne des partis devrait être contrebalancée par un principe de réalité et de responsabilité, éthique de responsabilité versus éthique de conviction disait Max Weber. L’équilibre est certainement difficile à trouver, mais si cette fonction tribunicienne finit par se détacher presque complétement de la réalité sociale elle-même (comme dans le cas des étudiants examiné ici), si elle devient, comme souvent aujourd’hui, une généralisation abusive de cas très singuliers portés en étendard, le risque est alors d’aboutir à une société totalement schizophrène qui se détache de la réalité au lieu de la représenter et de la transformer. Et cela aboutit finalement à l’impuissance de la politique, ce que reprochait précisément Georges Lavau au Parti communiste autrefois.
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[1] Dans un précédent article de Telos, j’évaluais, à partir de l’enquête OVE 2020, la part des étudiants d’université et de STS pauvres (dans le sens de ne pouvoir satisfaire les besoins indispensables pour mener une vie décente) à 8%. Il s’agit d’étudiants ayant quitté très jeune leurs parents, sans disposer d’un soutien suffisant de leur part tout en étant mal couverts par les aides sociales (aides au logement et bourses).
[2] Aucun parti n’est totalement épargné par la tentation populiste comme le montre un autre épisode à droite, avec la surenchère d’Aurélien Pradié sur les retraites. À Renaissance également, des comportements cette nature se font jour, sur son aile gauche, même s’ils restent très minoritaires. Dans ces deux cas cependant, les responsables de ces partis font obstacle, jusqu’à présent, à cette dérive.