Des indignés sans boussole edit
L’un des phénomènes qui ont accompagné les événements tragiques du 7 octobre en Israël est la distance que l’on observe en Occident entre les positions prises par les gouvernements, mais aussi par de nombreuses forces d’opposition, et celles de l’opinion publique, notamment sa partie dite progressiste, généralement la plus prompte à s’indigner.
Des deux côtés de l’Atlantique, nous vivons dans des sociétés où des milliers de personnes sont prêtes à descendre dans la rue pour manifester en faveur de toute minorité qui, pour quelque raison que ce soit, peut être considérée comme opprimée. Dans la plupart des cas, cette réaction est justifiée. Ces derniers temps, nous avons eu MeToo, Black Lives Matter, dans une moindre mesure l’agression russe contre l’Ukraine. Quand on ne descend pas dans la rue, on affiche des drapeaux, on organise des chaînes de solidarité, on signe des pétitions, on mobilise des corps académiques entiers.
Bien que les sondages indiquent une sympathie générale pour la souffrance des civils israéliens, ce qui s’est passé le 7 octobre n’a pas provoqué d’élans de solidarité comparables à ceux mentionnés ci-dessus. De nombreux bâtiments publics ont été illuminés aux couleurs d’Israël, mais les drapeaux israéliens sont pratiquement absents dans le reste des villes. Pourtant, la brutalité et la férocité de l’agression contre des civils désarmés sont sans équivalent dans l’histoire récente.
Je suis né en janvier 1942, à quelques jours de la conférence de Wansee où les chefs nazis ont décidé la Shoah. Si le 7 octobre avait été une attaque terroriste comme beaucoup d’autres, la discussion sur les responsabilités respectives et le manque de proportionnalité de la réponse israélienne auraient un sens tout à fait différent. Ce n’est pas le cas. La férocité de l’acte, les enfants décapités, les femmes violées et égorgées font que l’esprit du 7 octobre est celui d’un nouveau Wansee. Et pourtant certains médias, même les plus réputés, ont fait preuve d’une réticence qui tranche avec la vigueur de leur réaction lors d’événements similaires.
En témoignent le refus obstiné d’une institution comme la BBC de qualifier les actions du Hamas de « terroristes », ou la hâte avec laquelle certains journaux ont épousé la thèse de la responsabilité d’Israël dans la tragédie de l’hôpital de Gaza, et ce même après l’accumulation de preuves (certes non concluantes) en faveur de la version israélienne. Dans les universités américaines, on a assisté à un vaste mouvement, très faiblement combattu par les autorités académiques, qui rejette l’idée que les actions du Hamas soient du terrorisme et ramène essentiellement l’événement à une conséquence de la politique d’Israël à l’égard de la question palestinienne.
Les lieux habitués à s’enflammer sont restés silencieux. Cependant, ils se sont rapidement remplis de manifestants dès que la réaction israélienne a commencé à faire des victimes civiles parmi la population de Gaza. La même chose s’est produite dans de nombreux pays européens, à tel point qu’après les premières violences, les premiers signes de terrorisme et la multiplication des actes antisémites, la France et l’Allemagne, mues par de fortes préoccupations d’ordre public, ont tenté d’imposer des limites aux manifestations de soutien à la cause palestinienne. L’une des chansons les plus populaires, en Occident comme dans les pays arabes, est “From the river to the sea, Palestine will be free” ; où le fleuve mentionné est le Jourdain. Un coup d’œil rapide sur la carte suffit pour comprendre que la conséquence serait la disparition d’Israël.
De nombreuses universités européennes se sont distinguées dans le même sens que les universités américaines. Sans parler des nombreuses pétitions signées par des intellectuels. Partout, la gauche est déchirée. En France de façon spectaculaire, avec la scission peut-être irrémédiable de la NUPES, mais aussi au sein du parti travailliste britannique où des franges importantes s’indignent de la position résolument pro-israélienne prise par le secrétaire général Keith Starmer et la direction du parti.
Le fil conducteur de ces réactions est assez facile à démêler : même si l’on admet qu’il est humainement condamnable faire des victimes civiles israéliennes, ce qui se passe est analysé avant tout à travers le prisme d’une « action de décolonisation ». Le conflit israélo-palestinien n’est alors qu’un épisode du vaste mouvement de décolonisation par lequel le reste du monde punit l’Occident pour ses crimes. Après tout, que sont les Israéliens sinon des Européens blancs, maîtres du capitalisme et voués à l’exploitation des Palestiniens, qui appartiennent plutôt au « Sud opprimé » ? Que cela soit en contradiction grotesque avec les liens culturels et ethniques qui unissent les deux peuples, ainsi qu’avec la structure extraordinairement composite de la société israélienne, n’a aucune importance. Quelque part dans les entrailles de nos sociétés, le nouvel antisémitisme « décolonial » se soude aux scories de l’ancien, qui n’a jamais complètement disparu.
Il n’est pas nécessaire de se situer politiquement à gauche pour critiquer sévèrement les politiques des récents gouvernements israéliens, en particulier ceux dirigés par Netanyahou. Après tout, l’État actuel d’Israël est bien loin de l’expérience de démocratie socialiste rêvée par les sionistes qui l’ont conçue et qui non seulement l’ont rapprochée du cœur de la gauche occidentale, mais ont également suscité une première sympathie en URSS. Il est également indéniable qu’il est parfois difficile pour les Européens et les Américains de naviguer entre la nécessité de traiter Israël comme un État « normal », avec ses intérêts légitimes mais aussi ses erreurs, et la dette indélébile que nous avons en tant qu’Occidentaux envers ceux qui ont subi de notre part l’un des crimes les plus immenses de l’histoire. Là où l’effet de ces manifestations devient perturbateur, c’est lorsqu’elles remettent en cause non pas Israël pour ce qu’il fait, mais pour ce qu’il est.
La consternation de nos communautés juives n’est donc pas surprenante. En Europe, le désarroi est le plus visible en France, où se trouve de loin la plus importante d’entre elles. Consternation majeure, cependant, également en Amérique où la communauté juive vote historiquement pour le parti démocrate et se considère comme partie intégrante de la partie progressiste du pays. Une communauté qui a largement critiqué la politique du gouvernement israélien et soutenu la création d’un État palestinien.
Si telle est la situation, peu enthousiasmante, au niveau de l’opinion publique occidentale, le contraste avec l’action gouvernementale concrète ne pourrait être plus frappant. Aux États-Unis, une démocratie en proie à un dysfonctionnement institutionnel confinant à la paralysie, Joe Biden a pu se rendre en Israël au sommet de son autorité et armé d’un consensus fondamentalement bipartisan. À tel point qu’il se prépare à utiliser le fort consensus de soutien à Israël au Congrès pour faire adopter l’aide à l’Ukraine, même dans ses aspects les plus controversés.
En Europe, la cacophonie initiale au sein des institutions, largement relayée par les médias, n’a duré que quelques jours. En réalité, l’attention médiatique qu’elle a obtenue est probablement moins due à des questions de fond qu’à l’habituelle jalousie interinstitutionnelle qui est l’un des aspects les moins nobles de l’UE. On ne reproche pas à Ursula von der Leyen ce qu’elle a dit ou n’a pas dit lors de son voyage en Israël, mais le fait qu’elle s’y soit rendue avant d’autres et sans avoir demandé d’autorisation préalable. Après tout, de Scholz à Sunak en passant par Meloni, Macron et Rutte, son voyage a été suivi par d’autres. Ce qui est important, c’est qu’ils portent tous au fond le même message, qui ressemble beaucoup à celui de Biden : soutien à Israël et à son droit de se défendre, pression pour prendre en compte la situation humanitaire à Gaza, effort pour impliquer les pays arabes voisins dans une solution à la crise, volonté d’éviter que la crise ne s’étende. Tout cela en étant conscient de la fragilité de la situation, en tenant compte des opportunités, toutes difficiles et toutes risquées, qui s’offrent à la riposte israélienne.
Plus significativement, cette large convergence des gouvernements est partout l’expression d’une convergence des forces parlementaires. C’est vrai aux États-Unis. C’est bien sûr vrai aussi en Allemagne, mais c’était prévisible, le pays est vacciné. C’est vrai en France, malgré l’éclatement de la NUPES. C’est vrai au Royaume-Uni où Starmer a utilisé des termes très proches de ceux de son adversaire conservateur, et où il a encaissé sans broncher la défection de nombreux élus locaux de son parti, ce qui ne l’a pas empêché de remporter deux élections partielles dans des sièges traditionnellement détenus par le parti conservateur. C’est vrai en Italie où Giorgia Meloni et la nouvelle patronne du Parti démocrate Ely Schleyn ont tenu des propos très similaires. Pour finir par faire passer au Parlement quatre motions distinctes mais pas très différentes par des votes croisés : un bel exemple de byzantinisme parlementaire. Il est frappant de constater qu’aucun de ces gouvernements ne court un véritable risque électoral en raison de la position qu’ils ont prise sans consulter les sondages après le massacre du 7 octobre.
Tout cela devrait peut-être nous inciter à une réflexion plus large sur le fonctionnement de nos démocraties. Les gouvernements et les forces parlementaires mentionnés ci-dessus ont pu agir ainsi grâce aux lois qui régissent les démocraties représentatives et qui donnent aux représentants élus le droit d’interpréter largement leur mandat pour promouvoir le bien commun. Imaginons un instant ce qui se serait passé si elles avaient été soumises aux contraintes de la « démocratie participative ». En d’autres termes, s’ils avaient dû consulter au préalable une « assemblée de citoyens choisis au hasard », ou s’ils avaient dû organiser un référendum en ligne. Ce qui frappe également, c’est la différence paradoxale qui apparaît avec les régimes, tous quelque peu dictatoriaux, des pays arabes qui entourent Israël. Alors que nos dirigeants démocratiques, qui dépendent concrètement du soutien populaire, montrent qu’ils sont capables de diriger et non de subjuguer l’opinion publique, les dictatures arabes, elles, semblent être prisonnières de l’opinion publique. La preuve en est l’échec de la conférence du Caire. Si nous sommes objectivement en difficulté mais que nous essayons de bouger, elles sont quant à elles paralysées. Voilà pour ceux qui disent que les dictatures décident plus facilement que les démocraties.
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