Polanski, une leçon d’humanité sur l’inhumain edit

8 mars 2025

« L’enfer est vide, les diables sont tous là. » Ces mots de Ferdinand dans La Tempête de Shakespeare, on « a envie de les hurler aujourd’hui » écrit Roman Polanski, au seuil d’un livre[1] qui, par ses résonances avec un temps de banalisation grandissante de la haine antisémite, en roue libre dès le signal donné par le pogrom génocidaire perpétré par le Hamas le 7 octobre 2023, est un avertissement adressé au cœur et à l’esprit. Ils disent d’entrée de jeu au lecteur quelle conscience aiguë du présent a décidé le réalisateur du Pianiste à donner à lire, aux côtés de son propre témoignage recueilli oralement en mai 2006, dans le cadre des entretiens patrimoniaux de l’INA « Mémoire de la Shoah », deux saisissants récits que son père, rescapé du camp de Mauthausen, lui adressa au début des années 1970.

«Le frêle esquif du mot humain»

Un livre à deux voix, et plusieurs strates entrecroisées, dont Roman Polanski prend grand soin dans son avant-propos de situer précisément les circonstances et l’emplacement dans le temps de la vie de l’un et de l’autre. C’est là un point essentiel, évoqué par Walter Benjamin, à travers ces lignes à méditer ici : « Et il se frustre du meilleur, celui qui fait seulement l'inventaire des objets mis au jour et n'est pas capable de montrer dans le sol actuel l'endroit où l'ancien était conservé. Ainsi les véritables souvenirs doivent-ils moins procéder du rapport que désigner exactement l'endroit où le chercheur a mis la main sur eux. Au sens le plus strict, le véritable souvenir doit donc, sur un mode épique et rhapsodique, donner en même temps une image de celui qui se souvient, de même qu'un bon rapport archéologique ne doit pas seulement indiquer les couches d'où proviennent les découvertes mais aussi et surtout celles qu'il a fallu traverser auparavant.[2] » De là peut sourdre la vérité vivante d’une transmission, celle dont ce livre fait don au lecteur. Le rhapsode, on le sait, c’est celui qui coud ensemble et transmet au présent les récits. Roman Polanski coud ensemble ces récits – le sien, celui en deux temps de Ryszard Polanski – et les époques successives et croisées auxquelles il les situe : les différents moments où il s’est, dit-il, dans des perspectives différentes et à des intervalles espacés, « confronté à ces souvenirs » ; ceux qui ont suscité les deux textes de son père.

L’injonction salvatrice Ne courez pas ! marchez ! donne son titre à la part du fils, petit garçon de 6 ans au début de la guerre, de douze lorsqu’elle prit fin, et qui assume en 2025, âgé de 91 ans, la responsabilité de cette double transmission. On se souviendra ici que le cinéaste, qui n’a jamais cessé de retisser, tout au long d’une œuvre d’une intelligence humaine lumineuse et d’une impérissable énergie, « les fils mystérieux que la vie brise[3] », fera prononcer cette même phrase dans Le Pianiste par celui qui de justesse fera échapper Władysław Szpilman à la déportation. Mais ne nous est-elle pas aussi, en un sens, destinée, à nous tous qui courons, « comme des poulets sans tête », vers des catastrophes annoncées ?

On peut entendre ainsi un geste de transmission qui parie sur la confiance accordée « au frêle esquif du mot humain dans la haute mer ouverte du futur », selon un mot d’Ossip Mandelstam. « Frêle esquif » mais « barque équipée de ce qui est nécessaire pour un lecteur lointain et tellement précieux », ajoutait le poète, « tout y est en réserve pour la vie, rien n’est oublié dans cette embarcation[4] ».

Confiance d’abord accordée par Ryszard, en dépit et à cause de l’horreur endurée. Au début de sa première lettre, consécutive à une dispute avec son fils, Ryszard écrit : « Lis ma lettre plusieurs fois, pas quand tu es occupé, mais avant de te coucher, comme une lecture de chevet, puis mets-là de côté. Il arrive parfois qu’un homme soit saisi par ce qu’on appelle le SPLEEN, ou en polonais CHANDRA. Quand cela t’arrive, prends la lettre de ton père, lis-la, et rappelle-toi que cela pourrait être pire, et ça te passera immédiatement. » Un viatique paradoxal, empreint du rude amour d’un « dur à cuire », à l’intention du lecteur le plus précieux, son fils ; mais un fils lointain aussi : expériences parallèles, incommensurables pourtant. Le vademecum du père, pour traverser le pire sans se disloquer.

Même si la « lecture de chevet » préconisée a de quoi donner des cauchemars, l’ironie féroce, pudeur et force d’âme mêlées, de ce survivant au camp d’extermination par le travail que fut Mauthausen – « trente-deux cadavres par jour », dûment prévus, dans les terrifiantes carrières de granite –, fait de lui un invaincu. Un homme de chair, de cœur, d’intelligence, mais aussi, pour survivre, devenu de granite en une zone de lui-même ; un homme qui jamais n’abdiqua sa puissance de dérision et donc sa dignité. Qu’il évoque la « cérémonie de la pendaison – ben voyons ! », les festins d’épluchures de pommes de terre dont « aucun porc qui se respecte » n’aura jamais pu jouir autant que lui, les agapes des poux au creux de ses plaies « savoureuses », le « nectar divin » bu au cours du transport vers le camp dans le « seau aromatique » qui avait servi à la merde mais provisoirement rempli d’eau, la promiscuité, les plus cruelles douleurs physiques et morales, la peur, jamais il ne cède à l’auto-apitoiement.

La deuxième missive, rédigée cette fois à la demande expresse de son fils, déplie cette épopée de la survie d’un homme au cœur chaotique de l’enfer. Un abîme de sadisme abject et de perversité, raconté avec un rythme et sur un ton qui, par la subtile combinaison de plusieurs focales, parviennent à faire sentir, à faire voir de la façon la plus captivante, la plus réelle, les aspects effroyables d’une abomination sans limites qui sombre peu à peu dans un oubli lourd de menaces. Un chaos où le monstrueux le dispute à l’absurde, au sein duquel, à plusieurs reprises, Ryszard, constamment tourmenté par la pensée du sort de son garçon, échappa à la mort, par miracle mais aussi par l’exercice d’une clairvoyance et d’un sang-froid peu communs. Dans le SS junkie du meurtre, Edmund Zdrojewski, dont il sut, sur le fil, déjouer « la passion de donner la mort », et qui finit pendu en 1948, on  saisit qu’il discerne, telle l’Isabelle de Mesure pour mesure, « l’homme drapé dans sa petite autorité précaire [qui], ignorant par-dessus tout de ce qu’il croit connaître, son essence de verre, tel un singe en colère, joue à la face du ciel des tours si grotesques que les anges en pleurent et que, s’ils avaient notre rate, ils deviendraient mortels à force de rire.[5] »

« Qu’il repose en paix. Trente-deux-ans se sont écoulés depuis ce moment. De lui il ne reste plus rien, et moi je traine toujours ma carcasse », écrit Ryszard. Élégance.

Et cet homme trempé dans l’horreur, mais pourtant jamais broyé, cet homme parfaitement au fait de la lâcheté et de la crapulerie ordinaires, mais qui sut également voir le courage de quelques-uns, dit aussi, avec une simplicité dénuée de tout pathos, combien il a pleuré.

Temporalités fécondes

Ce témoignage sollicité instamment, presque arraché à Ryszard Polanski par son fils âgé alors de 40 ans – l’âge qu’avait son père lors de sa déportation –, ce texte qui scelle un lien crucial entre fils et père, Roman Polanski « l’oublia » dans un tiroir pendant quasiment cinq décennies.

Toute une vie pour pouvoir aller à la rencontre de ce récit, qui trouve, et brillamment, comment conter l’inimaginable immersion dans la géhenne. Un temps à l’évidence incompressible, dont la mesure est le vivre même, en son épaisseur sédimentée, non les horloges. C’est que « le temps, et même pour ainsi dire la date, se mesure tout de même un peu à la durée ; c’est-à-dire en un certain sens, au nombre, à l’importance, à la plénitude, à l’abondance, au plein des évènements qui se sont effectués entre cette date et la date présente, entre ce temps du passé et le temps présent, au plein des événements qui sont advenus, au plein du travail fait, au plein de la vie vécue, au plein de l’histoire faite, au plein de toute l’histoire, de l’histoire intercalaire.[6] »

Cette durée nécessaire qui, de façon inaliénable, appartient en propre à l’acte vital de recueillir puis de transmettre à son tour[7], témoigne ici d’une foi empreinte de générosité et de courage – un pari sur l’avenir – dans ce que peuvent de tels récits. Des récits pareils « à ces graines enfermées hermétiquement pendant des milliers d’années dans les chambres des pyramides, et qui ont conservé jusqu’à aujourd’hui leur pouvoir germinatif », selon les mots, encore, de Walter Benjamin. Le pouvoir de faire naître en tout lecteur la fragile et pourtant vivace « fleur d’intelligence[8] » – au voisinage des cercles de l’enfer, le plus précieux des talismans.

Rien ne saurait davantage faire sentir la pulsation vivante et féconde de ce « temps intercalaire » que l’image qui ouvre le récit de Roman Polanski. Face à l’objectif – face à nous –, il présente une photographie. Celle d’un très jeune enfant, robuste et plein de vie, attentif, concentré sur ce qu’il regarde, bien droit sur ses jambes, son ours en peluche tourné vers lui semblant lui tenir la main. Un enfant très aimé, ça se voit immédiatement. C’est Roman, il a environ 3 ans.

L’homme et l’enfant : même regard, même présence calme et intense, résolument tournée vers la vie. Entre une image et l’autre, soixante-dix années se sont écoulées. Et l’on perçoit, reliant indéfectiblement l’homme qui, en 2006, a atteint l’âge qu’avait son propre père lorsqu’il lui envoya les lettres, et l’enfant à l’aube de son existence, un fil jamais rompu de tendresse et de douceur. En dépit de tout.

Pas une once d’amertume en effet dans ce que confie Ne courez pas ! marchez ! À ces scènes incroyablement vives de la vie d’un jeune garçon plongé dans un cauchemar auquel il lui a fallu jour après jour imaginer comment résister, le récit entremêle les réflexions d’un homme qui a beaucoup vécu, beaucoup lu, beaucoup réfléchi et qui, surtout, n’a cessé de créer. C’est-à-dire, à mille lieues de tout solipsisme, de transformer en une œuvre artistique à portée universelle la matière impure de la vie. Telle aura été – telle est – la plus indestructible des résistances à l’anéantissement.

Initialement transmise par Annette, sa sœur aînée qui revint d’Auschwitz, la passion, vitale, du cinéma traverse ce récit. Sa vie durant, Roman Polanski demeura fidèle à cette échappée fertile enracinée dans l’enfance : « On fait un film parce qu’on aime rêver et on aime partager ses rêves avec les autres. Et si on fait un beau rêve, les détails du rêve doivent être intéressants, excitants et authentiques. C’est ce qu’on essaye de faire », expliquait-il un jour. Percer les ténèbres et les peupler, ô merveille, dans l’espace matériel créé par la projection lumineuse, partageable hors du seul enclos de la vie intérieure : victoire enchantée sur la solitude dans un « monde étranger et froid ». Plus encore que les images projetées, « ce qui me passionnait c’était le faisceau de lumière », écrit-il, relatant comment, petit garçon du ghetto, il fabriqua un projecteur. Tout est dit.

Leçon d’humanité sur l’inhumain

Les dernières phrases du texte de Roman Polanski sont des phrases de gratitude. Et c’est magnifique. « J’ai survécu à ce cauchemar grâce à la famille Putek, grâce aux paysans polonais et grâce à ce jeune Baudienst[9] qui nous a laissés, le petit Stefan et moi, traverser la rue. Et je serai reconnaissant jusqu’à la fin de mes jours à ces gens-là de m’avoir, en fait, sauvé la vie. »

Impressionnante leçon d’humanité sur l’inhumain, ce livre est aussi un geste de gratitude et de dette acquittée envers ses parents. De son père, on comprend que l’enfant devenu homme a reçu – a pris – l’acuité du regard et de l’intelligence, la drôlerie insolente, le sens grandiose du grotesque ; et de sa mère disparue dans la Shoah, mais jeune et vivante dans un lieu de la mémoire devant demeurer inviolé, le « lait de la tendresse humaine[10] », se dit-on à le lire. De ses deux parents sûrement, la dignité, doublée d’un très profond amour de la vie.

Un legs inestimable, à transmettre à son tour. Pour ses enfants ; pour nous tous enfin. Tâche infinie, à laquelle Roman Polanski a depuis toujours infatigablement œuvré. Et ce livre indispensable nous permet également de comprendre à quel point l’expérience fondatrice qui fut celle de ses jeunes années irrigue souterrainement son art, de film en film et par fragments. Jamais sur le mode de l’épanchement complaisant. Toujours sur la ligne de crête d’une aspiration qui dépasse la vie singulière en laquelle elle s’exprime et sur laquelle elle imprime le sceau d’une promesse : vivre, voir clair, et ne désespérer jamais.

De Sabine Prokhoris, vous pouvez également lire sur Telos « Le féminisme face au 7 Octobre: la tentation négationniste », paru le 26 avril 2024.

[1] Roman Polanski, Ne courez pas ! Marchez ! Flammarion, 2025, 21 euros.

[2] Walter Benjamin, Images de pensée, Christian Bourgois, p. 181.

[3] Marcel Proust, in Le Temps retrouvé.

[4] Ossip Madelstam, De la poésie, La Barque éditions, p. 51.

[5] William Shakespeare, Mesure pour mesure, acte II sc. 2.

[6] Charles Péguy, Œuvres en prose complètes, Pléiade, t. II, p. 729.

[7] L’attestent d’autres exemples d’une telle temporalité. Ainsi en fut-il pour le journal de déportation du père de la traductrice et essayiste Janine Altounian, âgé de 14 ans lors du génocide du peuple arménien de 1915. Ce journal fut confié à sa fille Janine par sa mère, à la mort de Vahram Altounian. Celle-ci attendit dix ans pour le faire traduire, en 1978. Elle ne le publia qu’en 2009, accompagné d’un essai à plusieurs voix intitulé Mémoires du génocide arménien. Il fallut quarante ans à la rescapée de la rafle du Vel d’hiv Jenny Plocki, dont les parents juifs polonais arrivés en France dans les années 1920 périrent à Auschwitz, pour traduire la lettre en yiddish que telle une bouteille à la mer ils jetèrent du train de la mort, en espérant qu’elle parviendrait à leurs enfants. Miraculeusement ceux-ci la reçurent quelque temps après, transmise par un inconnu qui la ramassa près des voies de chemin de fer (raconté dans Vie de ma voisine, Geneviève Brisac, Grasset, 2017).

[8] Dante, La Divine comédie, Enfer, Garnier Flammarion, p. 305.

[9] Travailleur forcé polonais, employé notamment pour la construction du mur du ghetto.

[10] William Shakespeare, Macbeth.