La grande déprime des Français edit

23 mai 2020

Dans un article précédent (Olivier Galland 1er mai) nous remarquions que la confiance dans le gouvernement pour faire face à la crise du coronavirus s’érodait très rapidement et beaucoup plus fortement que dans les autres pays développés et que le poison de la défiance rendrait très difficile la sortie de crise en France. L’examen des résultats de plusieurs enquêtes, European Values Study (EVS[1]) et une récente enquête d’Opinion Way pour le CEVIPOF[2], permettent d’aller plus loin dans l’analyse de ce syndrome français.

Cette défiance est un trait structurel de la société française, un trait stable et déjà ancien. Il existe depuis plusieurs décennies au moins une exception française car ce niveau de défiance est, depuis le début des années 1980, beaucoup plus élevé dans notre pays que dans tous les pays européens de niveau économique comparable (à l’exception de l’Italie qui partage ce haut niveau de défiance)[3].

Dans la dernière enquête EVS en 2018 ce sont les trois quarts des Danois et des Norvégiens qui expriment leur confiance spontanée dans les autres, 70% des Finlandais, 65% des Suédois. Les Néerlandais et les Suisses ne sont pas loin, autour de 60% de confiants. Ensuite, le reste de l’Europe de l’ouest, à l’exclusion de la France et de la plupart des pays méditerranéens, se situe à des niveaux de confiance oscillant entre 40 et 50% (Autriche, Allemagne, Grande-Bretagne, Espagne).

La France, quant à elle, comme l’Italie, le Portugal et la Grèce, est restée constamment, depuis 1981, à un niveau de confiance interpersonnelle inférieur à 30% (27% en 2018). Sur ce critère elle est plus proche des pays méditerranéens et des pays de l’est que du reste de l’Europe.

La trace des cultures religieuses

L’interprétation économique de ces écarts persistants est séduisante (les pays scandinaves, confiants, sont les plus riches, les pays de l’Est, défiants, sont les plus pauvres), mais elle souffre de trop d’exceptions, dont l’exception française, pour être entièrement convaincante. Des économistes comme Yann Algan et Pierre Cahuc ont privilégié une interprétation institutionnelle à travers les régimes d’Etat-Providence et la prégnance, en France, d’un modèle statutaire qui peut entretenir la jalousie sociale et la défiance dans la défense d’avantages corporatistes.

Une interprétation culturelle est également possible car on ne peut manquer d’être frappé par le fait que les pays à haut niveau de confiance sont tous des pays de culture protestante.

Ces pays ne se distinguent pas seulement par leur confiance plus marquée. Ce sont également des pays dans lesquels la participation à la vie sociale et politique est élevée (taux de participation associative, taux de syndicalisation, intérêt pour la politique), dans lesquels les habitants respectent plus qu’ailleurs des normes civiques conformes à l’intérêt général. Ce sont aussi des pays tolérants à l’égard des autres, ouverts sur l’extérieur et permissifs sur le plan des mœurs privées.

On a donc le sentiment que l’ensemble de ces attitudes forment système. La confiance va de pair avec une implication plus forte dans la société et avec le respect plus prononcé des normes qui régissent la vie collective tout en laissant une grande liberté à chacun dans sa vie privée. Il est possible que ce corps d’attitudes soit associé à l’influence culturelle persistante du protestantisme, même si tous ces pays sont très sécularisés. Le livre fameux de Max Weber sur l’esprit du protestantisme est bien connu. Un des traits culturels du protestantisme qu’il met en avant est la volonté de manifester la gloire de Dieu dans le monde par la réussite économique, individuelle ou collective. Bien sûr, dans des pays sécularisés, cette disposition n’est plus un moteur explicite des comportements individuels et collectifs, mais il en reste certainement des traces dans la mémoire collective et les institutions qui peuvent renforcer le sentiment de cohésion sociale.

Dans les pays de vieille tradition catholique, comme la France, la réussite économique a toujours au contraire été mal considérée. L’Église médiévale, suivant en cela la tradition des sociétés gréco-romaines, manifestait une méfiance profonde vis-à-vis des marchands et de l’activité commerciale. Sa doctrine condamnait le prêt à intérêt (ce qui fait que les juifs devinrent prêteurs) qu’admettront Luther et Calvin. Cette vieille tradition catholique de condamnation morale de la réussite économique et de l’argent, n’a-t-elle pas trouvé ensuite dans le marxisme qui a prospéré en France et en Italie, mais pas dans les pays scandinaves, un formidable prolongement ? Il s’attaque, comme le fait l’Église, à la richesse indécente, tout en promettant de la redistribuer au plus grand nombre. On peut concevoir assez facilement qu’il y ait un lien entre la prégnance de la défiance dans la société et le sentiment qu’elle est d’abord et avant tout le lieu d’un grand affrontement entre ceux qui, à un degré ou à un autre, ont accaparé indûment des richesses et ceux qui en sont injustement dépourvus.

Une défiance généralisée

De même que la confiance des Scandinaves est associée à un ensemble d’attitudes qui conduisent à voir la vie sociale et économique sous un jour plutôt positif, la défiance française forme également système et conduit les Français à une sorte de déprime généralisée.

La comparaison menée par le CEVIPOF entre la France, l’Allemagne et le Royaume-Uni le montre bien. Elle confirme tout d’abord le faible niveau de confiance interpersonnelle des Français, comparés aux Allemands et aux Britanniques (avec des écarts très proches de ceux des enquêtes EVS). Mais ce syndrome négatif est beaucoup plus large et s’applique à peu près à tous les domaines étudiés. Donnons-en quelques illustrations.

Lorsqu’on les interroge sur leur état d’esprit actuel, en leur demandant d’y appliquer des qualificatifs, les Français se démarquent nettement de leurs homologues allemands et britanniques. L’exception française est à nouveau frappante. Les répondants français placent en tête des sentiments négatifs comme « méfiance », « lassitude », « morosité », alors que les Allemands et les Britanniques privilégient comme réponses « sérénité » et « bien-être ».

Les Français sont également moins satisfaits de leur vie que leurs voisins allemands et britanniques et ils sont aussi ceux qui réclament le plus d’être protégés du monde d’aujourd’hui. L’Eurobaromètre européen de juin 2019 montrait dans le même sens que la France se distinguait nettement des autres pays de l’Union par une attitude nettement moins positive à l’égard du libre-échange. Tandis que dans tous les autres pays le jugement positif dépassait 70% il n’était en France que de 53%.

La défiance ne s’applique pas qu’aux relations interpersonnelles. Elle concerne l’ensemble des institutions, à l’exception des collectivités locales, et non pas seulement le pouvoir exécutif (tableau1), ce qui nous différencie de l’Allemagne et pour partie du Royaume-Uni. C’est l’expression d’une défiance générale à l’égard des institutions  

Si les Français estiment massivement, comme leurs voisins, que la démocratie est la meilleure forme de gouvernement, ils sont nettement plus nombreux à penser qu’elle fonctionne mal (64-43-44).

Une critique de la représentation politique plus marquée en France

Ces attitudes de défiance à l’égard des institutions et du fonctionnement de la démocratie peuvent s’analyser comme une mise en cause du régime représentatif lui-même (tableau 2). Il faut d’abord remarquer que la critique des représentants est générale. Elle est cependant plus marquée en France. En particulier, les Français sont nettement plus nombreux à estimer n’avoir besoin ni des partis ni des syndicats pour exprimer leurs demandes. Ce rejet des représentants et des organisations traduit une sorte d’anomie politique en France qui s’est exprimée dans le mouvement des Gilets jaunes.

Cette anomie est renforcée par le fait que malgré la forte défiance à l’égard du président et du gouvernement, les Français ne perçoivent aucune alternative politique au pouvoir actuel. Interrogés sur le fait de savoir pour chacune des treize personnalités de l’opposition testées si elle ferait mieux, moins bien ou pareil qu’Emmanuel Macron, les réponses « ferait mieux » ne dépassent 20% pour aucun d’entre eux, Nicolas Sarkozy et Marine le Pen se classant en tête. Le rejet de la politique est plus élevé en France que dans les deux autres pays. Ainsi, 22% des Français choisissent parmi plusieurs qualificatifs de la politique l’item dégoût contre 8% des Allemands et 13% des Britanniques.

 Comment expliquer cette singularité française ? Une première indication peut être trouvée dans l’évaluation par les Français de l’évolution de leur niveau de vie. 47% estiment qu’il s’est dégradé contre 27% des Allemands et 29% des Britanniques. Pourtant, les statistiques comparées ne montrent ni une telle dégradation en France ni un tel écart entre ce pays et les deux autres. Comment dès lors interpréter cette singularité française quant à la perception négative de leur situation ?

La culture politique française et l’antilibéralisme économique

Une partie de la réponse doit être recherchée dans la culture politique d’une large partie de la population française qui s’irrigue à cette défiance ancestrale à l’égard de la réussite économique et de l’argent que nous évoquions au début de ce papier et qui s’est muée aujourd’hui en un antilibéralisme économique, largement partagé par les organisations politiques elles-mêmes. Deux éléments le montrent. Le premier concerne les attitudes à l’égard du capitalisme. 39% des Français souhaitent que le système capitaliste soit réformé en profondeur (tableau 3). Ils ne sont que 21% dans ce cas en Allemagne et au Royaume-Uni. Cette attitude, largement répandue chez les Français que le capitalisme est responsable de leurs difficultés économiques, peut alimenter leur défiance à l’égard du système.

Le second exemple est encore plus frappant. Il s’agit de la perception de ce qu’ont été les objectifs réels des gouvernements successifs depuis quinze ans à l’égard du système de protection sociale (tableau 4).

Près d’un Français sur deux croit que leurs gouvernements ont cherché depuis quinze ans à supprimer le modèle social (c’est à dire aussi bien les gouvernements de gauche que de droite), sorte de complot de la classe dirigeante contre le peuple. Ces chiffres sont 19% en Allemagne et 31% au Royaume-Uni. Cette singularité française est d’autant plus étonnante que, selon l’OCDE, non seulement, en 2016, les dépenses publiques en France représentaient 56,4% du PIB, soit le niveau le plus élevé au monde, devant l’Allemagne, (43,9%) et le Royaume-Uni (41,4%), notamment. Mieux encore, toujours selon l’OCDE, en 2018, la France était le pays qui consacrait la plus grande part de son PIB aux dépenses sociales (31,2%).

Jadis, la gauche attirait les électeurs qui partageaient ses vues ; aujourd’hui, ils ne font plus confiance à personne : 22% d’entre eux seulement se classent à gauche. Les cultures politiques étant résilientes, dans cette société de défiance généralisée, l’anomie politique risque d’être durable et de fragiliser le pouvoir politique.

 

[1] L’European Values Study est réalisée tous les neuf ans depuis 1981 dans un grand nombre de pays européens.

[2] En quoi les Français ont-ils confiance aujourd’hui ?, Vague 11 du Baromètre de la confiance politique.

[3] C’est en 1981 que la première enquête des European Values Study est menée et où la question devenue classique sur le fait de savoir si « on peut faire confiance à la plupart des gens » ou si « on n’est jamais assez prudent quand on a affaire aux autres » est posée.