La jeunesse diplômée face à la guerre en Ukraine: distance et désarroi edit
Comment les jeunesses française et allemande vivent-elles le retour du tragique en Europe avec la guerre d’Ukraine ? Quelles réactions cette irruption de la violence suscite-elle à l’égard de la valeur et de l’engagement patriotiques ? Quels sentiments cette recomposition de l’environnement géopolitique engendre-t-elle ? L’enquête Et Maintenant 2, établie sous l’égide d’un partenariat Arte/France-Culture, que j’ai coordonnée de février à octobre 2022, offre quelques réponses[1].
Cette enquête par réseaux sociaux a permis de collecter des informations sur les comportements et les opinions de plus de 80 000 internautes de tous âges, dont 12 000 répondants en Allemagne qui ont fait l’objet d’un traitement spécifique. Malgré des nuances d’une sous-catégorie à l’autre, et d’un âge à l’autre, les répondants français se spécifient par une homogénéité politico-culturelle. Cette population diplômée (chez les 25-39 ans ayant répondu, 92% ont un diplôme supérieur et 63% un diplôme de niveau master ou doctorat[2]) se révèle majoritairement en phase avec l’offre politique de la gauche qu’elle soit radicale, modérée ou écologiste (68% des femmes et 56% des hommes votent toujours ainsi) : son ancrage est celui de la « gauche culturelle ». De l’enseignant au cadre supérieur, elle forme une minorité conséquente et influente par les places qu’elle occupe dans la société, en particulier dans les médias et les lieux de décision. Simultanément le très grand nombre de réponses permet de toucher des personnes moins diplômées appartenant à des catégories moyennes ou populaires – ce qui rend possibles des comparaisons. Les répondants allemands sont un peu moins diplômés – le système scolaire outre-Rhin diffère sensiblement de celui de la France – mais tout aussi orientés vers la gauche qu’en France (63% dont 37% pour les Verts).
L’Ukraine : je t’aime… de loin
L’échantillon met à jour un soutien massif à l’Ukraine chez les diplômés français : non seulement une majorité d’entre eux estime qu’on a bien fait de livrer des armes à l’Ukraine, mais une proportion importante pense que l’on aurait pu faire mieux, ainsi que le montre le tableau 1. Cette solidarité est de même niveau chez les 18-24 ans et les 25-39 ans (plus de 50% acquiescent à la première question, 27% à la seconde) et chez les seniors (68% et 17%). Ainsi seulement un répondant sur cinq de cette population diplômée émet une réserve envers ce soutien en armes – ce chiffre est proche de la moyenne française puisque selon le Baromètre de l’Institut Jean Jaurès sur l’Ukraine entre 20% (mars 2022) et 27% (décembre 2022) de sondés désapprouve l’envoi d’un soutien armé à l’Ukraine. En Allemagne, les chiffres avoisinent les résultats français : 49% des femmes allemandes pensent que l’on a bien fait de livrer des armes à l’Ukraine et 25% que l’on aurait dû faire plus (respectivement 55% et 21% pour les hommes).
Tableau 1. « On a bien fait de livrer des armes à l’Ukraine » (en pourcentage)
Source : Enquête Et maintenant 2, Arte / France culture, Yami 2, Upian, 2022 (46552 répondants)
Ce sentiment « pro ukrainien » doit être modulé par le fait qu’un répondant français sur cinq seulement est obsédé par la guerre d’Ukraine (28% toutefois chez les seniors), et que l’immense majorité répond « c’est grave mais ça ne change pas ma vie » : une attitude qui relativise le sujet par rapport à d’autres enjeux géopolitiques touchant la planète. Une minuscule minorité répond aussi « je m’en fous complètement » (9% des peu diplômés toutefois). La guerre d’Ukraine suscite une préoccupation plus intense en Allemagne où elle constitue un thème d’obsession pour environ un tiers de la population et où personne n’y est indifférent.
L’aide directe apportée aux Ukrainiens, pourtant, peut être tenue pour modeste en France, en tout cas en regard de l’Allemagne. Moins d’un tiers des répondants a donné de l’argent (30% des femmes et 20% des hommes), moins d’un répondant sur cinq a relayé des informations sur le Net, moins de 5% ont accueilli un réfugié. Les plus de 55 ans se révèlent un peu plus engagés, mais à peine : 35% ont fait un don et 4% d’entre eux ont accueilli un réfugié ukrainien. L’engagement concret allemand se révèle plus généreux : environ 12% des répondants ont pris en charge un réfugié ; 52% des Allemandes et 38% des Allemands ont fait un don.
L’empathie des Français et des Allemands pour la mobilisation des Ukrainiens et leur engagement national incite à s’interroger : quelle pourrait être leur attitude en cas de menace armée envers leur pays ? Quel sentiment patriotique les anime et comment réagissent-ils à l’idée de devoir un jour peut-être prendre les armes ?
Un patriotisme moderato cantabile
Les répondants français oscillent entre patriotisme indéfectible, 27% des femmes et 35% des hommes (« je me sens tout le temps fier d’être français »), patriotisme d’occasion en résonance avec une situation particulière (le jour du vote, une commémoration ou une compétition sportive), ou parce que l’on est à l’étranger, et absence de sentiment patriotique (avec de larges écarts selon les catégories). Ainsi l’attachement à leur pays n’a rien d’évident et se conjugue de façon extrêmement variée, ainsi que le révèle le tableau 2.
Tableau 2. « Je me sens fier d’être français principalement » (en pourcentage)
Source : Enquête Et maintenant 2, Arte / France culture, Yami 2, Upian, 2022 (48832 répondants). L’item « Je ne suis pas français » a été retiré.
Dans cette enquête, ce sont les ados ou post-ados qui vibrent le plus au sentiment national : les trois quarts des jeunes (tranches 16-17 ans et 18-24 ans) se sentent fiers d’être français tout le temps ou, surtout, dans certaines occasions, par exemple lors de compétitions sportives. (17% pour les 16-17 ans), ou lorsqu'ils sont à l’étranger (20%). Étrangement, les personnes au-delà de 40 ans sont les plus nombreuses à déclarer leur insensibilité à l’élan patriotique (« Je ne suis jamais fier d’être français »). Moins on est diplômé, moins on est intégré socialement, moins on ressent de fibre patriotique. Ces différences d’opinion ne doivent pas être surestimées, car le plus frappant est la tendance générale : près d’un répondant sur trois n’éprouve jamais de conscience patriotique, et les seniors sont les plus insensibles à la verve patriotique.
En Allemagne, le lien émotionnel envers le pays se manifeste encore plus rarement, ainsi que l’atteste une comparaison effectuée sur les jeunes de 18-24 ans. Près de la moitié des jeunes d’outre-Rhin ne se sentent jamais fiers d’être allemands, contre 21% des jeunes Français. Et ils sont deux fois moins souvent fiers d’être allemands (13%) que les Français (29%). Ces différences entre les deux pays méritent sans doute d’être rapportées à la « culpabilité » qui innerve la société allemande depuis la Seconde Guerre mondiale.
Le spectre de la guerre
L’armée, la défense de son pays, le spectre de la guerre : sur tous ces sujets les répondants se révèlent décontenancés et plutôt pacifistes.
Depuis le 24 février 2022, jour où la Russie a envahi l’Ukraine, les Français et les Françaises ont dû se débarrasser du sentiment de sécurité que procurait, un peu artificiellement, l’inscription dans l’Union européenne. En un éclair, près de 80 années de sentiment de paix en continu sur ce continent se sont dissipées dans les esprits, et le choc d’une menace vitale a conduit à certaines réévaluations. Ainsi, ils ont été incités à revoir leur appréciation à l’égard de l’armée française. Pour la moitié des répondants la perception de son importance s’est imposée – une « prise de conscience » qui touche d’abord les 16-17 ans (59%), les seniors (62%) et les hommes (56%).
Face à l’éventualité d’une guerre sur leur territoire, l’enquête révèle un trouble profond dans les réactions, notamment en raison de la charge d’incrédulité que provoque une telle projection. Au fond, personne ne sait vraiment comment il agirait. Les répondants se révèlent pacifistes ou embarrassés pour définir leur comportement en cas de conflit : « jamais je ne prendrai les armes pour défendre mon pays », avancent environ un quart d’entre eux (sans surprise avec une différence selon le genre : 27% des femmes et 19% des hommes). 29% des 18-24 ans et 27% des 25-39 ans campent sur cette position. Pour les plus de 40 ans, cette détermination anti-belliciste faiblit et tombe à 20%. 19% des cadres et professions intellectuelles déclarent qu’ils ne prendraient jamais les armes, ainsi que 24% des enseignants.
La certitude de prendre les armes pour défendre son pays n’est d’ailleurs citée que par moins de 10% des répondants (4% des femmes et 15% des hommes). Seuls les ouvriers se détachent un peu de cette image, 14% d’entre eux seraient prêts à partir au combat et, peut-être dans l’inconscience de leur jeunesse, 13% des 16-17 ans. Le niveau d’étude des répondants n’est pas une variable dans la détermination ou non à s’engager sur le terrain militaire. La plupart des répondants révèlent leur scepticisme ou un certain flottement face à une telle éventualité : soit ils admettent que c’est possible (20% des femmes et 31% des hommes), soit ils ignorent ce qu’ils feraient vraiment (49% des femmes et 36% des hommes).
Tableau 3. « Prendre les armes un jour pour défendre mon pays » (France, en pourcentage)
Source : Enquête Et maintenant 2, Arte / France culture, Yami 2, Upian, 2022 (50045 répondants).
Cette pointe de pacifisme (tableau 4) rejoint d’autres résultats de l’enquête en France : un patriotisme mou (peut-être compensé par une adhésion profonde à l’Europe), une défiance à l’encontre des politiques et des experts contrebalancée par une foi dans l’action citoyenne et locale, une perception assez lointaine de la guerre d’Ukraine (« Ça ne change pas ma vie »), la quasi unanimité pour refuser le retour du service militaire obligatoire.
Tableau 4. La tentation du pacifisme (France, en pourcentage)
Source : Enquête Et maintenant 2, Arte / France culture, Yami 2, Upian, 2022
Cet esprit de désengagement doit être rapproché d’une conviction : rien ne justifie une guerre – les guerres sont toujours injustes pour 81% des répondants[3]. En revanche, pour l’ensemble des répondants (69%), mourir pour des idées est noble : 83% des 16-17 ans, 78% des 18-24 ans et 71% des 25-39 ans le pensent. Contradiction ou paradoxe : les jeunes Français trouvent noble de mourir pour des idées, alors qu’ils ne sont pas prêts pour une forte majorité à prendre les armes pour sauver leur pays. On peut déduire ainsi que pour une partie d’entre eux, dénuée de fibre patriotique, la France n’est pas associée à des valeurs et à une idée à défendre. Mourir pour des idées, oui ! Mourir pour défendre son pays, non ! Voici aussi une façon d’interpréter l’aphorisme de Georges Brassens (« Mourir pour des idées, oui mais de mort lente »).
Une brève comparaison avec l’Allemagne (tableau 5) signale qu’au-delà du Rhin la tentation pacifiste monte d’un cran, puisqu’elle concerne plus d’un jeune de 18-24 ans sur trois. Peut-être parce que, chez les jeunes Allemands, mourir pour des idées n'est pas coloré de la même tonalité positive qu’en France : la moitié d’entre eux y voient une absurdité. Enfin, en cas d’attaque de leur pays, 30% des jeunes Français affirment entrer en résistance, contre 10% des Allemands ; comme si l’esprit de résistance d’une partie des Français au cours des années 1940 avait laissé quelques traces chez les nouvelles générations.
Tableau 5. Comparaison France-Allemagne sur la géopolitique (18-24 ans, en pourcentage)
Source : Enquête Et maintenant 2, Arte / France culture, Yami 2, Upian, 2022.
Le paysage géopolitique : une vision floue et pétrie de contradictions
La perception qu’ont les répondants français du contexte international manque souvent de clarté car elle est traversée de paradoxes et de contradictions. Ils critiquent la mondialisation mais affichent un vif attachement à l’Europe comme si la construction de l’Union européenne et l’intégration du marché unique ne constituaient pas une des incarnations de cette mondialisation. Ils adhèrent à l’Europe, mais à une Europe qui devrait se passer des États-Unis pour sa sécurité. Dans la suite de cette idée, ils se révèlent favorables au projet d’une armée européenne, mais ils sont profondément sceptiques sur les chances que ce souhait se réalise. Ils plébiscitent le fait que la France soit dotée de l’arme nucléaire, et reconnaissent l’atout que cela procure à l’Europe, mais à beaucoup de signes, ils posent de fortes réserves, voire une franche opposition, au nucléaire en général. Ils se sentent de tout cœur solidaires des Ukrainiens, souhaiteraient même qu’on les aide davantage, mais leur contribution personnelle à cette mobilisation est assez timide et la grande majorité, tout en précisant que la guerre engagée par la Russie est grave, avouent que ceci ne change pas leur vie. Seraient-ils prêts à prendre les armes pour sauver leur pays ? Seule une petite minorité affirme que cette impulsion leur semble d’évidence, et pourtant ils sont quasi unanimes à considérer que mourir pour ses idées est une démarche noble. De ces données se dégagent un sentiment de confusion sur fond de pacifisme, et surtout de désarroi. Parallèlement, que ce soit par inconscience ou par calcul, ils semblent aussi faire le pari que les perturbations engendrées par le retour de la guerre en Europe et les nouveaux équilibres géopolitiques en gestation les concernent (concerneront) peu, et ne les impliquent (impliqueront) pas directement.
La comparaison avec l’Allemagne permet de souligner des différences importantes entre les deux pays. Sans surprise, outre-Rhin, le sentiment pro-européen est plus vif et l’anti-américanisme plus modéré, la préoccupation envers la guerre d’Ukraine plus ressentie, et l’implication concrète en faveur de la population plus généreuse (dons, accueil des réfugiés). Parallèlement, le pacifisme des Allemands éclate très nettement, en particulier chez les nouvelles générations, et excède celui des Français. Ces disparités s’enracinent évidemment dans des contextes historiques et géographiques particuliers. Pourtant au-delà des écarts d’opinions et de projections, ce que l’on retiendra de ces deux jeunesses c’est leur degré d’impréparation mentale face au paysage géopolitique bouleversé par la guerre en Ukraine.
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[1] Celle-ci succède à l’enquête Et Maintenant 1 qui a fait l’objet de plusieurs articles dans Telos. L’enquête Et maintenant 2 a déjà fait l’objet de plusieurs articles dans Telos : le 23 décembre 2022, le 7 décembre 2022, et le 28 octobre 2022.
[2] Un quart de ceux qui sont encore en études suivent des filières en sciences, ingénierie ou médecine.
[3] Mais les 16-17 ans (70%) et même les 18-24 ans (73%) ont une position plus modérée.