Le Medef tente une nouvelle «Refondation sociale». Peut-on y croire? edit

1 mai 2021

Dans un contexte de pandémie et de crise économique, l’initiative récente du Medef en matière contractuelle est passée inaperçue malgré son intérêt. En 2018, l’élection de Geoffroy Roux de Bézieux à la tête du Medef avait pu signifier une réelle prise de distance de l’organisation patronale à l’égard du dialogue social interprofessionnel, ce qui était d’ailleurs régulièrement dénoncé par les centrales syndicales. Changement de ton voire de stratégie ? Le 16 février dernier le président du Medef leur adressait un courrier les invitant à participer à un « agenda social et économique » autonome par rapport aux initiatives du gouvernement et notamment du processus de concertation sociale lancé par celui-ci à l’automne 2020. Comportant huit thèmes de discussion parmi lesquels la formation professionnelle, la justice prud’homale, la gouvernance de la protection sociale, la mobilité sociale, le numérique et la transition énergétique, l’agenda social et économique du Medef allait recevoir le soutien des syndicats réformistes dont la CFDT qui rappelait à l’occasion « son attachement à la négociation collective et à l’autonomie des partenaires sociaux ».

Mais quelle peut être la portée réelle d’une telle initiative dans le contexte actuel ?

L’affirmation par le Medef de l’autonomie des partenaires sociaux face à l’État rappelle l’épisode de la « Refondation sociale » initiée en janvier 2000 par Ernest-Antoine Seillière qui avait remplacé deux ans plus tôt Jean Gandois à la tête de l’organisation patronale[1]. Gandois avait démissionné en 1997 suite à l’annonce par Lionel Jospin du rôle central du législateur dans la conduite de la réforme des « 35 heures » alors que la loi de Robien votée en 1996 avait concédé aux partenaires sociaux une réelle autonomie contractuelle en matière d’aménagement et de réduction du temps de travail.

La « Refondation sociale » était marquée par l’ambition d’œuvrer à « une refondation complète du système de relations sociales »[2]. Pour le Medef, il s’agissait de lever les nombreux blocages institutionnels ou juridiques dus au poids persistant de l’héritage issu de la Libération sur le Code du travail alors même que la société et l’économie avaient connu depuis des transformations considérables. Et dans ce cadre, il s’agissait aussi de mobiliser tout d’abord les parties directement concernées par les grands changements économiques et sociaux – patronat et syndicats – afin de définir en commun des règles et des normes plus en phase aux contextes du XXIe siècle. Entre 2000 et 2001, trois accords allaient être conclus (chômage et insertion des jeunes, santé au travail et retraites complémentaires) et une adresse commune était adressée aux pouvoirs publics à propos du rôle de la loi et des accords signés par les partenaires sociaux et dans ce cadre du caractère capital de la négociation d’entreprise et de la négociation de branche.

Depuis le début du siècle, le contexte général a  connu de profondes évolutions et l’initiative actuelle du Medef suscite beaucoup de questions, surtout lorsqu’on la compare à la période de la « Refondation sociale ».

Tout d’abord la notion d’autonomie contractuelle des partenaires sociaux n’est plus à revendiquer : elle est devenue une réalité, certes imparfaite mais indéniable. En l’occurrence, tout se passe comme si le législateur s’était inspiré de l’esprit de la Refondation sociale pour l’insuffler dans le droit. C’est sur son initiative que les rapports entre la loi et la négociation collective, ou « entre la loi et le contrat », se sont profondément transformés. En 2007, la loi Larcher a opéré une sorte de « Révolution institutionnelle » en conférant aux partenaires sociaux une autonomie contractuelle réelle au niveau interprofessionnel et en bouleversant les prérogatives du législateur, hégémoniques jusqu’alors dans un système de relations sociales particulièrement centralisé à l’instar du système français.

Traditionnellement le législateur initiait les transformations ou les évolutions du droit social que les partenaires sociaux mettaient généralement et par la suite en œuvre. Désormais, des accords signés au niveau national peuvent initier l’adoption par le Parlement de nouveaux droits et de nouveaux textes. Entre autres exemples, ce fut le cas des nouvelles formes de représentativité syndicale, celle-ci relevant désormais du vote de l’ensemble des salariés concernés et non des seuls textes du gouvernement et de l’administration du travail ; des ruptures conventionnelles entre employeurs et salariés ; de la performance économique comme nouvel enjeu de la négociation collective en lien avec une sécurisation des emplois existants dans l’entreprise ; du compte individuel de formation, etc.

Allant encore plus loin, la loi Travail portée par Myriam El Khomri (2016) puis les ordonnances Macron (2017) ont contribué à une refonte du Code du travail et dans ce cadre ont conduit à une « inversion de la hiérarchie des normes » au profit de l’entreprise et du « local » face au législateur[3]. Bref, les règles du jeu ont changé, à la fois dans le sens d’une plus grande autonomie des partenaires sociaux, et dans celui d’une plus grande légitimité des accords d’entreprise face à la loi.

Cette dernière évolution pose, en creux, la question du destin des accords interprofessionnels. C’est précisément le sujet de la lettre envoyée par le Medef aux syndicats. Quid du retour de l’interprofessionnel et plus encore d’une autonomie accrue des partenaires sociaux à ce niveau comme le souhaite l’organisation patronale ?

À nos yeux, cette initiative patronale restera sans lendemain, pour des raisons qui se situent à court et à moyen termes et qui expliquent le remodelage des cadres généraux ou locaux des relations sociales.

La première raison est devenue évidente  dans le contexte de la pandémie. Avec celle-ci, l’Etat est redevenu fortement interventionniste et il l’est à un niveau qui ne va pas sans rappeler certaines séquences de l’après-1945 ou du début des années 1980. Il s’agit là d’une réalité qui se situe pour l’essentiel au niveau économique. On assiste ainsi à un retour du « keynesianisme » mais un « keynesianisme » surtout appliqué à la sauvegarde des activités économiques et des compétences avec l’étatisation du chômage partiel ou l’indemnisation massive des entreprises. Rares sont les situations où  la dépendance de beaucoup d’entreprises et de secteurs d’activité face à l’Etat fut aussi forte. Dans un tel contexte, comment penser une autonomie accrue des partenaires sociaux dans leurs rapports au politique ? On peut avoir d’autant plus de doutes que le niveau interprofessionnel peine depuis un certain temps à produire des accords significatifs,  en contraste avec le volontarisme du pouvoir politique depuis 2017. En témoignent dans les dernières années, les réformes de la formation professionnelle, des retraites ou de l’assurance-chômage avec pour celle-ci la parution du dernier décret sur les nouveaux modes de calcul du salaire journalier de référence ou des « bonus-malus » sur les contrats courts (30 mars 2021)[4].

La deuxième raison concerne les enjeux majeurs de la négociation collective tels qu’ils apparaissent aujourd’hui. Longtemps, aussi bien au niveau interprofessionnel qu’à celui des branches ou des entreprises, la négociation collective concernait surtout des pratiques redistributives, qui s’appliquaient principalement au pouvoir d’achat ou aux divers domaines de la protection sociale (assurance-chômage, sécurité sociale, retraites complémentaires). Aujourd’hui avec la performance économique de l’entreprise, l’impact de la transition numérique sur les organisations, la question du « climat », et les mutations de l’emploi et des marchés du travail, se forment de nouveaux enjeux, de plus en plus dominants du point de vue social et économique et dont les contenus réels ne peuvent plus être réellement traités par des normes contractuelles définies de façon uniforme au niveau national ou interprofessionnel. D’où une relative dépréciation de la négociation interprofessionnelle, par rapport au passé. Sur des questions essentielles comme le numérique, son apport se limite aujourd’hui à inciter les entreprises à la négociation… ce que beaucoup d’entre elles ont déjà fait[5].

La troisième raison tient au rôle de l’État. Dans une société de plus en plus complexe, insérée dans la mondialisation et frappée aujourd’hui par une crise totale – sanitaire, économique et sociale – le rôle de l’Etat ne peut plus être univoque. Hier, beaucoup opposaient l’Etat à la société civile, de façon souvent globale ou binaire. Dans un pays très centralisé comme la France, on peut encore mobiliser cette opposition pour décrire les rapports entre le pouvoir central et les territoires. Mais ce raisonnement ne peut plus être appliqué à tous les domaines de la société, et surtout pas à ceux qui concernent l’économie, le travail et les relations contractuelles au sein de l’entreprise. Car si l’intervention du pouvoir central peut être massive comme c’est le cas aujourd’hui dans le domaine de l’économie, en réalité l’autonomie contractuelle des partenaires sociaux au niveau local n’a cessé de progresser, y compris dans le contexte de la crise actuelle. C’est ce que montrent les évolutions récentes de la négociation collective au sein de l’entreprise et notamment le traitement de thèmes comme les « accords de performance collective » (APC), les ruptures conventionnelles collectives, les nouvelles mobilités sociales ou le « travail éclaté », etc.[6]

La quatrième raison concerne enfin ce qui forme l’assise centrale de la négociation collective, à savoir les salariés. Ceux-ci ont des attentes que la négociation collective doit tenter de satisfaire, au risque sinon de laisser se développer des réactions de défiance voire de rejet à l’égard des partenaires sociaux et des institutions paritaires. Or cette défiance monte. Dans ce cadre, une seule question : par rapport aux perceptions qu’ont les salariés d’aujourd’hui, quelles sont les chances de voir aboutir les propositions actuelles du Medef à propos d’un retour de « l’interprofessionnel » ? Elles sont faibles voire très faibles et c’est ce que montrent de nombreuses études qu’on ne peut citer ici de façon exhaustive. A priori, les salariés estiment que le fonctionnement du dialogue social au niveau global (ou interprofessionnel) de la société française demeure insatisfaisant (72% sont d’un tel avis). Pour eux, il faut surtout privilégier la négociation au niveau local dans l’entreprise (49%) puis dans la branche professionnelle (35%). Quant à l’image du Medef, elle demeure de façon chronique très négative (71%) parmi les Français en général et les salariés[7]. Bref, si l’on suit les salariés, ni l’interpro, ni le Medef ne sont pertinents pour traiter des questions qui leur tiennent à cœur.

Dès lors, quelles sont les raisons qui pourraient expliquer l’adresse faite par le Medef à propos de « l’agenda social et économique » proposé aux confédérations syndicale pour une relance du dialogue social interprofessionnel ?

On peut y voir une tentative de réhabiliter l’interprofessionnel. On l’a dit, les évolutions récentes ont vu un affaiblissement significatif du rôle des partenaires sociaux au niveau interprofessionnel. Or dans le passé, ce rôle leur conférait une légitimité et une visibilité très forte qui l’emportait sur celui des autres instances professionnelles ou locales du dialogue social. Au regard du bilan de ces dernières années, le Medef et certaines grandes confédérations réformistes tentent manifestement de réhabiliter le dialogue social interprofessionnel, dans l’espoir notamment de retrouver une visibilité réelle surtout dans une société où les médias occupent désormais un rôle central[8]. Et de ce fait, retrouver une influence accrue auprès des pouvoirs publics mais aussi une confiance bien mise à mal auprès des salariés. Mais pris entre la place prise par l’Etat sur le terrain économique et les tendances de fond qui confortent la négociation collective au niveau local et les relations contractuelles de proximité, l’initiative du Medef risque de rester vaine et sans lendemains ; en tout état de cause, on peut douter qu’elle puisse connaître la réussite de la première « Refondation sociale ». Le contexte social, économique, juridique et politique des années 2000 n’est plus. Tout simplement.

 

[1]. Sur le lien fait entre « l’agenda social et économique » autonome proposé par Geoffroy Roux de Bézieux et la « Refondation sociale » du début du siècle, voir entre autres : « Le dialogue social interprofessionnel revient en force au Medef », Les Clés du social, 20 mars 2021.

[2]. Par cette initiative, Ernest-Antoine Seillière élargissait considérablement le champ d’action de l’organisation patronale. Quinze années plus tôt, Henri Weber avait publié un ouvrage qui soulignait déjà le passage d’un CNPF pur « groupe de pression » en « parti de l’entreprise » et en « acteur sociétal » : Henri Weber, Le Parti des patrons. Le CNPF (1946-1986), Paris, Seuil, 1986.

[3]. « L’inversion de la hiérarchie des normes » au profit de l’entreprise donna lieu à d’importants mouvements sociaux surtout initiés par la CGT et « Solidaires » au printemps 2016 comme à l’automne 2017.

[4]. Par contre comme nous le verrons plus loin, le volontarisme actuel du politique n’a pas remis en cause les réformes du dialogue social au niveau de l’entreprise et du « local ».

[5]. Et notamment dans les grands groupes qui désormais constituent souvent un « référentiel » de plus en plus central pour beaucoup d’entreprises y compris des PME ce qui parfois ne va pas sans problème quant au rôle contractuel des autres niveaux de la négociation collective (branches d’activités et interprofessionnel). Il s’agit là d’un problème que nous ne traiterons pas ici.

[6]. Voir à ce sujet, certaines questions soulevées dans l’excellent rapport de Sandrine Cazes, Marcel Grignard et Jean-François Pilliard, Evaluation des ordonnances du 22 septembre 2017 relatives au dialogue social et aux relations de travail, Rapport intermédiaire du comité d’évaluation, Paris, France Stratégie, juillet 2020.

[7]. Parmi les très nombreuses données, citons : Baromètre annuel du dialogue social (CEVIPOF-Dialogues), vague 2019 ; voir aussi, « Les organisations patronales mal aimées des Français », Les Clés du social, juillet 2019.

[8]. Dans les années 1970, André Bergeron, secrétaire général de Force ouvrière, privilégiait de son propre fait et souvent en « solitaire » les rencontres à Matignon ou à l’Elysée. A ses yeux, ce genre d’initiatives « rapportait beaucoup plus » sur le terrain des acquis et de la crédibilité syndicale que les grèves alors nombreuses déclenchées à l’époque par la CGT et la CFDT.