L’échec de l’Europe contre la pauvreté edit
L’Union européenne n’atteint pas ses objectifs contre la pauvreté. Depuis les années 1970, ses institutions élaborent définitions et données sur la pauvreté. Les États membres ont réussi à progressivement se mettre d’accord sur des principes pour mesurer et agir. Dans les années 2010, la stratégie UE 2020 a fixé un objectif chiffré de réduction du nombre de pauvres (moins 20 millions). À l’heure des premiers bilans, il apparaît qu’une telle ambition n’a pas été atteinte. Et devrait être contrariée encore par la crise économique née de la pandémie Covid-19.
Lors de la précédente grande crise économique, née de la déflagration financière de 2007-2008, les États membres, en pleine tourmente, travaillent aux grandes lignes de leurs orientations communes à l’horizon 2020. La réduction chiffrée de la pauvreté devient alors l’une des principales dimensions de l’action de l’Union.
En 2010, le Conseil européen adopte « Europe 2020 », présentée comme « notre nouvelle stratégie pour l'emploi et une croissance intelligente, durable et inclusive ». Cette stratégie vise, parmi ses ambitions, à « favoriser l'inclusion sociale, en particulier en réduisant la pauvreté, en s'attachant à ce que 20 millions de personnes au moins cessent d'être confrontées au risque de pauvreté et d'exclusion ». Pendant la décennie précédente, l’Union européenne avait suivi une stratégie à dix ans, dite stratégie de Lisbonne, dont l’une des visées consistait à « donner un élan décisif à l’élimination de la pauvreté » d’ici à 2010[1]. Cette première stratégie décennale aura, sur le plan de la pauvreté, déçu. Elle aura été nécessairement révisée en raison des élargissements, sur la période, à douze nouveaux membres dont les niveaux de richesse sont bien inférieurs à la moyenne de l’Europe à 15 (notamment la Bulgarie et la Roumanie). La stratégie est, par ailleurs, heurtée par la déflagration financière et économique de la fin de la décennie. Il est donc aisé de dire que la stratégie de Lisbonne a été très loin de son accomplissement et de l’élan qui voulait être donné pour éliminer la pauvreté. C’est donc, en 2010, un objectif moins ambitieux, mais tout de même copieux, que s’assigne l’Europe avec une cible de 20 millions de pauvres en moins en 2020.
L’objectif est associé à un panachage de définitions et d’indicateurs. Ce n’est pas la pauvreté monétaire seule (synonyme de faiblesse des revenus) qui est prise en compte mais précisément ce qui est baptisé « Risque de pauvreté ou d’exclusion sociale ». Trois critères sont mobilisés : risque de pauvreté ; dénuement matériel ; fait de vivre dans des ménages sans emploi.
1. Les personnes à risque de pauvreté sont celles vivant dans un ménage disposant d'un revenu disponible inférieur au seuil de pauvreté qui est fixé à 60 % du revenu médian national. En Français courant on dit, tout simplement, « pauvres ». Les experts parlent de pauvreté monétaire relative. C’est l’approche qui s’est affinée depuis les années 1970.
2. Les personnes en situation de privation matérielle grave sont confrontées à l’absence de biens et services jugés importants (se chauffer et se nourrir convenablement, avoir un téléphone, pouvoir prendre des vacances, etc.). Il s’agit ici d’une méthode plus récente, mais devenue classique, de mesure de la pauvreté en conditions de vie.
3. Les personnes vivant dans des ménages à très faible intensité de travail sont les personnes âgées de 0 à 59 ans vivant dans des ménages dans lesquels en moyenne les adultes (âgés entre 18 et 59 ans) ont utilisé moins de 20 % de leur potentiel total d'emploi au cours de l'année passée. Les étudiants sont exclus.
Avec cette approche à trois dimensions imbriquées, les évaluations de la pauvreté et de l’exclusion deviennent de plus en plus sophistiquées. Elles permettent une connaissance plus précise des phénomènes et des mécanismes.
En 2010, au lancement de la stratégie UE 2020, Eurostat communique sur 116 millions de personnes affectées, en 2008, par la pauvreté et l’exclusion sociale (soit, alors, 24 % de la population de l’Union).
Un grand sujet est de savoir si l’on doit porter un regard inclusif (on est pauvre selon au moins un de trois critères), ou un regard cumulatif (on est pauvre selon ces trois dimensions).
En 2010, l’approche inclusive, avec ses 24 % de pauvres dans l’Union européenne (pour l’année 2008), donne une image massive de la pauvreté, qu’un objectif de réduction de 20 millions pourra atteindre plus aisément qu’un objectif d’éradication de la pauvreté extrême délimitée par l’approche cumulative (qui concerne environ 1 % de la population européenne). Plus stratégiquement, il s’agit de savoir ce que l’on veut faire. Soit on veut, d’abord, améliorer la situation relative de personnes en difficulté (116 millions en Europe) mais qui ne connaissent pas des formes extrêmes de dénuement. Soit on veut, d’abord, éradiquer des situations de misère, intolérables dans des sociétés d’abondance (7 millions dans l’Union,). Ce n’est pas, exactement, la même chose.
L’approche à trois critères (données 2018)
Il apparaît clairement, avec un graphique en cercles, ce que sont les points de recoupement entre les trois critères de l’approche européenne. Le graphique montre comment le taux de risque de pauvreté ou d’exclusion sociale se répartit entre les trois indicateurs qui le composent et comment ceux-ci se recoupent partiellement. On voit dès lors bien la différence entre une vision inclusive des trois dimensions, ce qui conduit, en 2018, à 109,2 millions de personnes à risque de pauvreté ou d’exclusion sociale, et une vision cumulative dans laquelle 6,9 millions de personnes sont concernées. Une grande question des politiques de lutte contre la pauvreté consiste à savoir ce qu’il faut cibler : la pauvreté dans des contours élargis (avec union des trois critères choisis), ou bien la pauvreté extrême, qui cumule les différents problèmes (à l’intersection des trois critères).
Ces considérations techniques rappelées, que s’est-il passé sur le temps de la stratégie UE 2020 ? Sur un simple plan de suivi statistique, Eurostat a publié fin 2019 les données pour 2018, ce qui permet un regard solide sur la décennie, qui avait débuté avec des chiffres 2008. L’institut statistique souligne une tendance à la baisse pour la proportion de personnes menacées de pauvreté ou d'exclusion sociale dans l'Union. Mais, en 2018, ce sont toujours 109 millions de personnes, soit 22% de la population de l’Union. Après trois années consécutives de hausse entre 2009 et 2012 pour atteindre près de 25%, la proportion de personnes ainsi affectées dans l’Union a depuis continuellement baissé pour s'établir à 21,7% en 2018. Malgré cette baisse depuis le pic en 2012 (124 millions de personnes), 8 millions de personnes seulement (y compris la Croatie) ont été sorties du risque de pauvreté ou d’exclusion sociale par rapport au niveau de référence 2008 (116 millions hors Croatie). Ce nombre reste loin de l’objectif UE 2020 de faire sortir 20 millions de personnes de la pauvreté. Notons que c’est sur ce volet de la pauvreté que la stratégie UE 2020 semble le plus à la peine.
Pour un portrait final, si on prend les trois critères de l’approche UE 2020, il ressort aujourd’hui toujours une personne sur cinq concernée dans l’Union par cette approche au sens large, une personne sur six concernée par pauvreté monétaire, une personne sur onze concernée par la faible intensité de travail, une personne sur dix-sept par la privation matérielle. Et toujours environ 1% de la population affectée par les trois dimensions cumulées (comme en 2008).
Globalement, la pauvreté monétaire et la part des ménages à faible intensité de travail sont plutôt restées stables (autour de 16 % pour la première, 9 % pour la deuxième). En revanche des progrès sont nets pour les personnes en situation de privation matérielle sévère (9 % en 2008, 6 % en 2018).
L’avenir européen sur cette question de la pauvreté sera fait de deux éléments.
D’abord, la capacité des États membres et de l’Union à résister à la crise issue de la pandémie de Covid-19 et du confinement. Ensuite, dans le contexte d’un nouveau cadre stratégique emmené en particulier par le « Green Deal », il s’agit de savoir la place qui sera dévolue explicitement aux questions de pauvreté. La stratégie de Lisbonne et la stratégie UE 2020 avaient produit des objectifs singuliers et ambitieux. Avant la déflagration économique et sociale du coronavirus, l’accent a été très largement mis sur le climat.
À ce stade de la production de ce nouvel environnement stratégique, notons que rien de spécifique ne se dégage encore autour de la pauvreté. Est-ce un manque ? De nouveaux objectifs chiffrés ambitieux font-ils défaut ? La définition à trois critères de la pauvreté et de l’exclusion sociale sera-t-elle conservée ? Ces questions sont livrées à la discussion.
[1]. Voir les termes des Conclusions du Conseil de mars 2000. Texte intégral ici : www.europarl.europa.eu/summits/lis1_fr.htm
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