L’imaginaire politique de la gauche culturelle edit
Face au virage droitier de l’électorat, demeure un bastion de gauche désespéré de se voir marginalisé en regard des intentions de votes – l’initiative passablement chaotique de la primaire populaire l’atteste. Cette déception est d’autant plus vive qu’elle touche des individus hautement diplômés habitués à être du côté des gagnants. On peut décrypter ce « bloc de gauche » version 2022, son imaginaire et son socle de valeurs grâce à l’enquête Et maintenant.
Cette enquête que j’ai coordonnée et qui a été menée dans le cadre d’un partenariat Arte et France Culture a permis de recueillir les opinions politiques de 60 000 internautes de tous âges (avec une nette surreprésentation des 18-34 ans[1]), pour une immense majorité des urbains, bien diplômés[2], y compris pour les plus âgés. Ces internautes fréquentent les médias publics orientés vers le savoir et les activités artistiques ; il s’agit donc globalement de ce que l’on appelle la gauche culturelle. Ces électeurs en mal d’incarnation partisane, de l’enseignant au cadre supérieur, forment une minorité conséquente et influente par les places qu’ils occupent dans la société. Décalés par leur système de valeurs et leur mode de vie, ils ont construit leur propre version du monde et leur propre imaginaire politique[3]. L’enquête permet d’en rendre compte.
Préférences partisanes: à gauche toutes!
Les réponses à l’enquête Et maintenant manifestent un élan du cœur pour la gauche et pour le mouvement écologique – notons que la référence à Emmanuel Macron n’a pas été testée. Pour les jeunes femmes diplômées ou en voie de l’être de 18-24 ans, les proximités politiques se déclinent ainsi : 14% pour l’extrême gauche, 26% pour la gauche, 21% pour les écologistes, contre respectivement 16%, 17% et 11% chez les hommes.
Pour celles de la tranche d’âge 25-39 ans, les préférences se déroulent ainsi : 21% pour l’extrême-gauche, 24% pour la gauche, 25% pour les écologistes, contre 24%, 20% et 14% chez les hommes.
Parmi les répondants de cette enquête une fraction des hommes des nouvelles générations vote à droite (19% des 18-24 ans et 12% des 25-39 ans), alors que les femmes des nouvelles générations ne le font presque pas. Au sein de cette population, l’extrême-gauche est particulièrement présente et l’extrême-droite évanescente.
Dans ces deux tranches d’âge, une forte proportion des répondants se déclare « ni de droite, ni de gauche » ou ne se prononce pas (entre 20 et 25%), à l’image de ce qui se passe chez les autres catégories de la jeunesse.
Chez les plus de 55 ans, l’orientation politique de l’échantillon épouse celle des jeunes : la majeure partie des individus se déclarent à gauche (19% extrême-gauche et 26% gauche), on relève un taux élevé de proximité écologiste (19%), et le reste des répondants se répartit entre 11% pour le centre, 4% pour la droite et 2% pour l’extrême-droite. Finalement, les scores obtenus par les différentes générations sont proches les uns des autres : c’est l’appartenance à un milieu diplômé et cultivé qui détermine l’orientation politique et pas la classe d’âge.
Sources : Enquête Et maintenant ?, Arte, France culture, Yami 2, Upian,2021 (40 902 répondants à cette question)
Démocratie classique et écologie pastorale comme points d’accord
Voyons d’autres points de similitude entre générations de diplômés. À quelques nuances près, une assez grande unanimité apparaît entre les classes d’âge pour valoriser les instruments juridiques de la démocratie (vote, droit de grève et de manifestation) et accepter la régulation, notamment la contrainte quand il s’agit de juguler des menaces (par exemple les conséquences du dérèglement climatique) ou de défendre des droits (par exemple l’égalité femmes/hommes).
L’ensemble des répondants présente aussi une belle unanimité sur des enjeux précis : manifester est un outil nécessaire (autour de 70% de réponses positives) ; les grandes décisions doivent être soumises à référendum (autour de 70%). Si une très forte majorité des répondants déclare que la justice sociale est nécessaire à tout changement ou « est un but à atteindre », l’idée que celle-ci est illusoire car les inégalités sont naturelles atteint son meilleur score chez les 18-24 ans (19%) et décline ensuite selon les tranches d’âge (13% chez les plus de 55 ans). 48-50% estiment que par rapport à son passé colonial la France doit s’excuser et 23-28% pensent qu’elle doit offrir une réparation financière. À quelques petites différences près aussi, l’ensemble des répondants signale qu’ils pourraient participer à un mouvement de révolte de grande ampleur (entre 60% et 65% des réponses) – une majorité pourtant annonce simultanément sans crainte d’être contradictoire que la violence est contre-productive (47%) ou inacceptable (24%), alors qu’environ 30% des répondants justifient la violence comme nécessaire ou acceptable.
La conscience des difficultés à affronter les défis de l’écologie est partagée par tous et par conséquent le pessimisme pour l’avenir – « l’avenir de mes enfants sera pire que le mien » – traverse toutes les générations. Pour preuve, les sujets qui préoccupent le plus ce monde cultivé (en novembre 2021) sont dans l’ordre : 1) l’environnement (74% des femmes, 67% des hommes) ; 2) le système éducatif (53% des femmes et 47% des hommes). 90% signalent que l’état de la planète les révolte ou les déprime (moins de 10% se disent indifférents). Dans une belle unanimité à l’égard du vivant, 75-80% des répondants pensent que l’espèce humaine n’est pas au-dessus des autres espèces. Parallèlement, l’idée que « le capitalisme est incompatible avec l’écologie » paraît d’évidence (75-80%).
À la question « Quels métiers seront les plus nécessaires dans l’avenir », les ingénieurs n’occupent que la quatrième position, et sont devancés par les agriculteurs (33% des femmes, 32% des hommes et 38% des 25-39 ans), les soignants (28% des femmes et 15% des hommes), et les professeurs (17% des femmes et 18% des hommes). Ils font leur meilleur score auprès des hommes et chez les 18-24 ans avec seulement un quart des réponses. Quelle vision d’une société future imprègne ces diplômés pour penser que les agriculteurs seront en pointe des métiers de l’avenir ? Là encore se dégage la projection d’une société post-capitaliste. Cette vision doit cependant être modulée par le fait qu’une petite majorité des répondants (56%), sans trop de distinction d’âge, affirment que les technologies vont plutôt améliorer notre vie que la dégrader : une opinion nettement plus masculine (63%) que féminine.
Sources : Enquête Et maintenant ? (Arte, France-Culture, Yami 2, Upian), 2021, 40 202 répondants à cette question)
L’intérêt pour la politique va plutôt crescendo selon les tranches d’âge, cette donnée établie de longue date se retrouve aussi dans l’enquête Arte/France-Culture : 61% des 18-24 ans, 58% des 25-39 ans, 65% des 40-54 ans, 75% des plus de 55 ans sont passionnés ou intéressés par la politique. A l’autre bout du spectre, 18% des individus sont « dégoûtés » par la politique, un sentiment qui culmine chez la génération Y (23%) en contraste avec les « Z » qui comprennent seulement 13% de « dégoûtés » de la politique. D’ailleurs quand les 25-39 ans, ne votent pas, leur première raison, c’est le dégoût de la politique. Au total, si la politique laisse peu indifférents ces diplômés, quel que soit leur âge, ce sont, sans surprise, les « seniors » qu’elle galvanise, qui sont le plus engagés dans des associations ou des collectifs divers, et qui votent le plus pour faire valoir leurs idées et pas seulement par devoir. De ce fait, on découvre que les générations conçoivent de façon différente les temps heureux : les Z et les Y sont convaincus que « c’était mieux avant » ; les boomers vont un peu dans ce sens, mais de façon nettement plus atténuée.
Sources : Enquête Et maintenant ? (Arte, France Culture, Yami 2, Upian), 2021 (40 927 répondants à cette question)
Balayons d’autres résultats. Au sein de cette classe cultivée, les jeunes manifestent moins de goût et de propension pour l’argumentation politique, moins d’enthousiasme pour l’Europe, sont plus tièdes sur la laïcité (ils y accordent un peu moins d’importance), et plus réticents à l’idée d’aller se battre pour leur pays. Parallèlement, ils sont clairement plus favorables à la gestation pour autrui (56%), alors que les plus de 55 ans marquent leur réserve.
Ensuite sur la liberté d’expression : dans leur grande majorité, les « Z » et les « Y » sont en désaccord avec l’idée que « Ma liberté, c’est de dire ce que je veux, où je veux » – il s’agit d’un constat doublé d’une opinion, semble-t-il – alors que les 55 ans et plus, pour 52% d’entre eux, acquiescent. Un résultat est à méditer : moins on est diplômé, plus on pense que « ma liberté c’est de dire ce que je veux, où je veux » : autrement dit, la perception d’une autocensure (imposée de l’extérieur, et/ou intériorisée) est la plus élevée chez les bac + 5, et l’est beaucoup moins chez les personnes qui n’ont que le niveau bac ou moins.
En prolongement de cette question, 46% des 18-24 ans, et 43% des 24-39 pensent que les gens ne sont pas égaux quand il s’agit de s’exprimer publiquement, alors les + de 55% ont une vision plus optimiste sur l’égalitarisme national. Par ailleurs, les plus jeunes se révèlent assez précautionneux sur le respect des religions : 14% des 18-24 ans ainsi estiment qu’il est choquant de faire de l’humour avec les religions, une position qui les distingue des autres classes d’âge, plus ouvertes.
Sources : Enquête Et maintenant ? (Arte, France culture, Yami 2, Upian ?), 2021 (35 669 répondants à cette question)
Pour ces jeunes générations diplômées, la politique a perdu sa dimension sacrée et l’aura qui légitime un investissement concret, affectif et enthousiaste. Demeure pourtant un enjeu cardinal pour eux : l’écologie, presqu’une écologie pastorale. Un enjeu auquel s’accroche l’imaginaire d’une société proche de la nature, débarrassée des excès du capitalisme – voire complètement débarrassée du capitalisme.
L’imaginaire féminin de la gauche écologiste
Dit autrement, l’imaginaire politique de la classe cultivée est à bonne distance d’avec le reste de la société et dans cette évolution des idées, les femmes défilent en tête. Campant sur une posture radicale elles sont plus séduites par le parti écologiste que les hommes, elles dominent d’ailleurs le vote EELV (aux européennes de 2017, 10% des hommes et 16% des femmes ont voté pour sa liste), et elles défendent une conception écologiste plus anticapitaliste que les hommes. Cette sensibilité écologiste se reflète aussi dans certains choix : une attention aux médecines douces et une réticence à l’égard d’un monde dominé par la science et la technique, exit donc le modèle californien et son emprise sur l’humain. En douceur, ce qui se dessine dans cette gauche n’a plus grand-chose à voir avec le militantisme ancien, et si la question sociale demeure une toile de fond obligée elle est repeinte avec d’autres messages, celui de l’urgence vitale face au dérèglement climatique et celui des modes de vie : en particulier une redéfinition des rapports entre femmes et hommes[4], et un autre lien à la nature.
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[1] 4% de 16-17 ans, 33% de 18-24 ans (Génération Z), 36% de 25-34 ans (Génération Y), 14% de 40-54 ans, 13% plus de 55 ans.
[2] 89% des 25-29 ans ayant répondu ont un diplôme du supérieur, et 61% un diplôme de niveau master ou doctorat. Or dans l’ensemble de cette tranche d’âge, seulement 46% ont un diplôme du supérieur, et 23% un diplôme de niveau master ou doctorat. (source Education Nationale). Cet échantillon n’est donc pas représentatif de la jeunesse française, mais il met en avant la fraction de la jeunesse qui souvent reflète et impulse les mouvements culturels.
[3] Monique Dagnaud, Jean-Laurent Cassely, Génération surdiplômée, Odile Jacob, 2021. Dans cette enquête, on trouve aussi une orientation marquée à gauche et vers l’écologie, mais elle est fortement marquée LREM, mais peu marquée vers l’ extrême-gauche. Ainsi pour les 25-39 ans de niveau bac +5 les proximités politiques étaient les suivantes : 21% gauche hors écologistes (PS, LFI, PC, LO, NPA), 25% LREM et MODEM, 14% pour Europe-Ecologie-les Verts, 7% pour LR, 6% pour le RN, 26% aucun parti.
[4] Comme je l’atteste dans une autre article relatant les résultats de cette enquête, « Féminisme d’aujourd’hui et vies privées », Telos, 4 janvier 2022.