Santé et système de soins: changer de paradigme edit

18 avril 2025

Le système de soins français et sa prise en charge par l’assurance maladie reposent depuis des décennies sur une accumulation primaire et continue de ressources humaines et financières, engagée sans évaluation collective et partagée de son efficacité et de sa qualité.

Et ces ressources, chaque année en hausse, ne suffisent jamais. C’est le règne du toujours plus : toujours plus d’inégalités d’accès aux soins, toujours plus d’insatisfaction des soignants, toujours pas d’évaluation de la qualité/ pertinence des actes et des soignants, Et toujours plus de déficit, continu depuis 1989, qu’on ne cherche même plus à résorber.

Continuer à dépenser sans compter ni évaluer c’est accepter implicitement l’abandon de « l’égal accès de tous à des soins de qualité ». Le caractère obligatoire de l’assurance maladie devient illégitime : tout le monde paie mais certains seulement en profitent pleinement. Continuer à gaspiller les ressources humaines et financières consacrées au système de soins devient inacceptable : sans qu’on ait expliqué aux Français en quoi ce système était défaillant, ils ont parfaitement perçu qu’il fonctionnait de moins en moins bien. Il apparait peu soutenable parce que sont immenses par ailleurs les besoins de fonds publics d’autres domaines notamment de défense, de justice et éducation.

Rénover en profondeur le système demandera du temps et de la concertation, mais son amélioration pourra s’appuyer paradoxalement sur l’insatisfaction croissante des professionnels de santé comme sur l’inquiétude montante des Français. Tous attendent cette rénovation.

Encore faut-il s’entendre sur le constat et les chemins à prendre pour parvenir à ce nouveau paradigme : la qualité pour tous, soignés et soignants, au prix de contraintes partagées.

Considérons donc les faiblesses majeures du système et les chemins à emprunter pour les réduire.

Lier le conventionnement des soignants à une évaluation périodique et partagée de la qualité de l’offre de soins par zone géographique et discipline

Tout soignant, homme ou structure, est aujourd’hui automatiquement conventionné avec l’assurance maladie sauf s’il le refuse et sa patientèle remboursée des frais de soin engagés sur la base des tarifs fixés pour le secteur 1. Et cela, quel que soit l’endroit où il s’installe et quelle que soit la qualité des soins prodigués. La prise en charge publique des soins est donc déconnectée de leur utilité et de leur pertinence médicales.

Il y a actuellement une confusion entre liberté d’installation qui ne doit pas être remise en cause et automaticité du conventionnement. La situation revient à nier la nécessité de prendre en charge publiquement l’offre de soins là où elle est nécessaire au regard de l’évolution des besoins médicaux des assurés et de la qualité des prestations assurées par les soignants globalement et individuellement.

L’installation des libéraux, des cliniques privées et dans une large mesure des hôpitaux dépend de ce fait essentiellement du potentiel fiscal et démographique de la zone, d’où des inégalités croissantes d’accès aux soins, renforcées par la généralisation progressive du secteur 2 et de la part croissante de soins non remboursés par l’assurance maladie obligatoire.

Établir un lien véritablement contractuel entre la Sécu et chaque soignant lors de leur conventionnement sur la base d’une évaluation périodique des besoins et de la qualité des soins, et de critères définis par l’État, l’assurance maladie en concertation étroite avec les professionnels de santé, est donc indispensable. L’instauration d’un tel lien pourrait d’ailleurs entrainer une modulation des tarifs et honoraires suivant les zones géographiques et les disciplines.

Évaluer la qualité/pertinence des actes et des soignants en s’inspirant d’exemples étrangers

Prévue par les ordonnances de 1996, cette évaluation qui doit être obligatoire, n’existe toujours pas pour la médecine de ville et les cliniques privées et est avant tout une évaluation des obligations de moyens pour les hôpitaux.

La Cour des comptes a établi il y a deux ans les constats suivants sur ce sujet. Les critères d’évaluation des services hospitaliers de la Haute Autorité de Santé portent sur les structures (76 contre 4 en Allemagne) les process (145 contre 10 ) et fort peu sur les résultats pour les patients (39 contre 308 ). Précisons qu’un service hospitalier dont l’évaluation est négative ne ferme pas comme au Royaume Uni par exemple. Un délai lui est accordé, le risque étant donc supporté par les patients sans qu’ils en soient d’ailleurs informés d’une façon quelconque. Un début d’évolution est constaté avec la création des seuils d’activité minimaux car on ne fait bien que ce que l’on fait beaucoup, mais ils ont moins sévères et moins complets qu’en Allemagne (par établissement mais pas par soignants) et peu respectés.

Un seul segment de l’offre de soins est évalué, les médicaments car le marché et l’évaluation sont mondialisés. Mais les prescriptions en France épousent étroitement les nouveautés, sans qu’il y ait, comme en Allemagne, une responsabilisation financière du prescripteur. Et persiste le retard français dans la prescription de génériques.

En l’espèce le chemin est tracé. Il faut s’y engager sans plus tarder, sachant que ces évaluations doivent être un élément majeur du maintien ou du renouvellement du conventionnement avec la Sécu mais nécessiteront du temps, du courage et de la continuité politique pour être élaborés et effectivement appliqués.

Placer l’évolution des effectifs de soignants en cohérence et en perspective de long terme

Le « numerus apertus » s’élève à environ 11000 médecins formés par an et on observe des demandes de relèvement, voire de doublement de ce chiffre. Pourtant le maintien du niveau actuel pendant quarante ans conduirait à une population de médecins en exercice de 450 000 praticiens, au lieu de 230000 actuellement. Ce bouleversement, avec maintien du conventionnement automatique, aboutirait à des inégalités géographiques majeures d’offre de soins et risque d’être peu soutenable financièrement en termes de prélèvements obligatoires.

En tout état de cause, il exige quatre clarifications majeures :  d’abord comment s’articule cette hausse avec la croissance, en cours, des paramédicaux (800 000 infirmières) ? Ensuite va-t-on clarifier la place des délégations de tâches et celle du partage des compétences entre médecins et para médicaux ? En outre la non-maitrise des soignants formés à l’étranger ou d’origine étrangère (42 % des dentistes primo actifs en 2023) illustre la difficulté d’une maîtrise a priori des effectifs de soignants. Enfin doit être corrigé le basculement observé des formations sur les spécialistes et d’abord les disciplines « rentables » plus rémunératrices, alors que la coordination des soins exigerait un effort accru de formation et recrutement de médecins traitants (le plus souvent généralistes).

Restaurer la coordination des soins par les médecins traitants

Le patient doit il déambuler librement dans l’univers des soins, comme c’est le cas aux Etats-Unis, ou doit-il être guidé par un médecin de son choix ? L’asymétrie d’information entre soignants et soignés et la spécialisation croissante de la médecine expliquent que presque tous les pays développés aient mis en place ce médecin guide assurant la coordination des soins dispensés autour du patient. Dépenser oui, mais efficacement.

Prévue de façon drastique par la convention médecins/Sécu de 1993 (publiée au JO mais non appliquée), la coordination des soins a été mise en place par la loi de 2004 mais de façon très partielle (exemple : possibilité de changer de médecin traitant à tout instant). La coordination souffre de la baisse du nombre de généralistes (dont le nombre a baissé de 10 000 en 10 ans), et de l’accroissement de ceux qui s’inscrivent comme remplaçants et donc ne participent pas à la coordination des soins. Plus de six millions de français sont sans médecin traitant et la tentation est très forte de dégrader ou supprimer la coordination via  un accès direct aux spécialistes ou des paramédicaux.

Revaloriser la médecine générale parait indispensable et passe par une capitation partielle de la rémunération de ces médecins, comme l’a proposé l’Académie de médecine, et non plus par la multiplication éperdue d’honoraires différents selon l’âge du patient, la pathologie, etc. Muscler la coordination des soins exige que le choix d’un médecin traitant s’effectue pour une durée définie (par exemple un an) et qu’on donne à ce médecin les moyens de cette coordination en termes notamment de formation initiale et continue, rémunérations associées et échanges réguliers d’information et pratiques avec les structures hospitalières publiques et privées de leur zone géographique.

Mettre fin aux méfaits du secteur 2 sur l’organisation de l’offre de soins et l’égalité d’accès aux soins des assurés

Aujourd’hui moins de 25% des spécialistes primo actifs choisissent le secteur d’exercice à honoraires opposables. Le développement très rapide du secteur 2 modifie fondamentalement l’égal accès aux soins puisque de nombreux territoires et disciplines ont un secteur 1 très résiduel et est à l’origine de multiples méfaits.

Il crée un deuxième reste à charge non comptabilisé dans les comptes de la Sécu.

Il crée une inégalité croissante de rémunération entre généralistes et des spécialités majeures (cardiologie, radiologie, urologie, biologie, chirurgie, anesthésie-réanimation).

De plus il provoque une désertification des postes de praticiens hospitaliers (43 % des postes de radiologues dans les hôpitaux publics sont vacants) et polarise l’activité des libéraux et des cliniques sur les actes « rentables », et les hôpitaux sur le reste au titre de leurs obligations de service public.

Enfin, ce développement explique l’essentiel de la » financiarisation » du système de soins, c’est-à-dire la possession par des investisseurs non soignants des outils de travail et même de l’activité de ces derniers.  La financiarisation est naturellement guidée par la recherche de la profitabilité maximale et non la prise en charge du besoin de soin. Ici, c’est l’efficacité qui prime, mais une efficacité financière et non sanitaire Accessoirement la constitution de grands groupes met la Sécurité sociale en difficulté dans son rôle tarifaire ( ex : prix des tests COVID supérieur de 45 % au prix allemand).

Le secteur 2, non transparent, n’est pas un instrument de responsabilisation du patient car personne ne sait ce qu’il rémunère. Pas la qualité (non évaluée ) des soins puisque le code de déontologie médicale oblige le médecin à assurer la même qualité des soins à chacun de ses patients. Ni non plus la proximité puisque les inégalités de répartition des spécialistes sont encore plus fortes que celles des généralistes.

La nécessité d’évaluer la qualité et pertinence des soins, donner au médecin traitant un rôle pivot d’orientation des patients et garantir une égalité d’accès aux soins, comme évoqué ci-dessus, doit conduire à supprimer le secteur 2 dans la convention Sécu/ Médecins et définir un supplément de rémunération fondé sur la notoriété. Celle-ci prenant en compte la qualité de l’accueil et du suivi, celle des soins constatée ex post et l’information fournie aux autres soignants consultés.

Ce supplément tarifé et remboursé devrait être ouvert aux généralistes comme aux spécialistes et aux hospitaliers Cette reconnaissance de la « notoriété » doit associer sinon être maitrisée par les professionnels de santé.  Dans ce cadre la suppression du secteur 2 est nécessaire en sachant qu’elle ne pourra être que très progressive.

Poursuivre la restructuration hospitalière

Comme pour les lycées nous avons considéré, durant les années 70 et 80, que l’égalité d’accès aux soins passait par la proximité. D’où la couverture du pays d’hôpitaux «  Beaune «  ou « de Fontenoy » de taille moyenne. La spécialisation croissante de la médecine a rendu ce choix totalement obsolète. On ne fait bien que ce que l’on fait beaucoup … un réanimateur pédiatrique n’aura à s’employer, et à maintenir sa compétence que dans une maternité d’au moins 1000 accouchements. Les médecins désertent donc de plus en plus les postes qui n’utilisent pas, ou pas assez leurs compétences.

Au 1er janvier 2023 il y avait 19 000 postes vacants de praticiens hospitaliers temps plein et 6000 temps partiels.  Ce constat n’a donné lieu à aucune analyse de fond ni même de diagnostic complet. Le « Ségur hospitalier » a augmenté toutes les catégories de façon identique puisque on ignore où sont les trous dans la raquette. Et pourtant il faut soigner et assurer la continuité du service public hospitalier ...Ce qui explique la multiplication des mercenaires que sont les intérimaires ou les contrats de motif 2, qui sont la parfaite réponse à la troisième tentative ministérielle de plafonner la rémunération des « mercenaires ». Il en résulte au mieux une non continuité des soins et des disparités de rémunération peu justifiables entre médecins titulaires et « mercenaires » ou contractuels, au pire des fermetures de lits et des conditions de travail qui encouragent l'exode et mettent en risque la qualité des soins effectivement assurés aux patients dans les hôpitaux publics.

Là encore la restructuration passe par une réflexion collective sur la mise en réseau des établissements, la coordination avec la médecine de ville, mais aussi la reconnaissance, au sein de chaque établissement, d’une plus grande autonomie de décision médicale.

L’ordonnance du 4 octobre 1945 créant la Sécu concernait à peine la moitié de la population. On ne peut que se réjouir de l’immense progrès qu’a constitué l’extension progressive de l’assurance maladie à toute la population. Cela a entraîné une hausse régulière et légitime des dépenses, tout comme le progrès médical. Des hausses et des créations de nouvelles cotisations ont permis longtemps de ne pas se poser la question de l’efficacité de toutes les dépenses. Néanmoins on a engagé des réformes, parfois très bienvenues mais trop souvent partielles. Nous avons été très diserts sur le « comment » de la dégradation médicale et financière du système de soins mais très mutiques sur le « pourquoi » de cette dégradation et les chemins permettant de la corriger autrement que par une hausse des prélèvements et déficits ou du recours à des assurances privées.

Expliquer ce « pourquoi » aux Français est devenu indispensable ; et leur montrer que ne pas réagir aujourd’hui nous fera basculer dans un système de soins à l’américaine donc beaucoup plus coûteux et encore plus inégal. Cette explication pourra se nourrir du ressenti des soignants et des assurés qui perçoivent et souffrent de plus en plus des inconséquences du système.

Définir les voies de la rénovation ne peut d’ailleurs se faire qu’avec les professions médicales, comme avec les syndicats, les fédérations d’employeurs, les associations de patients et les assurances maladie complémentaires.

Et songeons à la réponse de Lyautey à qui on faisait remarquer que son projet serait long à réaliser. « Alors commençons tout de suite ».