Chronique d’une récession annoncée edit
Le chantage exercé par la Russie à l’encontre de l’Europe revient économiquement à un choc d’offre négatif – réduction de la quantité d’énergie primaire disponible et forte augmentation des prix – dont le Kremlin espère que l’impact économique et social convaincra les pays européens de cesser leur soutien à l’Ukraine. Certes, l’inflation a fortement accéléré, mais l’activité économique a, jusqu’à présent, bien mieux résisté que bien des économistes ne l’anticipaient, l’auteur de ces lignes ne faisant pas exception. Il est important de comprendre les raisons de cette résilience pour pouvoir jauger sa durabilité. Il est à craindre que celle-ci ne soit courte.
Les États-Unis exportent leur inflation, les Européens leur récession
Le premier facteur de résilience est une conséquence indirecte et paradoxale de la gestion de la pandémie par les gouvernements dans les pays à haut revenu. En protégeant d’une façon ou d’une autre le revenu des ménages, alors que la consommation était contrainte par les mesures sanitaires, puis par les tensions dans les chaînes de production et le transport des biens, ces politiques ont contribué à l’accumulation d’une épargne liquide exceptionnelle. Le taux d’épargne dans la zone euro a atteint 18% en 2020 (près de 25% en Allemagne et aux Pays-Bas) et plus de 25% aux États-Unis). Sa baisse entre 2021 et 2022, estimée par la Commission européenne à 3,6% du revenu disponible, explique donc l’essentiel de la bonne tenue de la consommation, malgré les incertitudes économiques et la montée de l’inflation.
Le deuxième facteur, plus spécifique à l’Europe et à la France en particulier, est directement lié aux politiques de protection des consommateurs face à l’explosion des prix énergétiques. En limitant les hausses de prix de l’essence, du gaz et de l’électricité, les États ont subventionné la consommation d’énergie et donc soutenu la demande. Ce faisant, ils ont creusé leurs déficits budgétaires et ajouté une composante demande à une inflation principalement causée à l’origine par des facteurs d’offre, comme le montre l’analyse de la Banque centrale européenne détaillée par son économiste en chef Philip Lane : la composante demande de l’inflation est passée de 0,4 points de pourcentage en mai 2021 à 1,8 en août 2022. Pour Isabel Schnabel, autre membre du comité exécutif de la BCE, ces politiques « risquent d’alimenter l’inflation à moyen terme, ce qui pourrait forcer la BCE à relever ses taux plus que nécessaire » (intervention au séminaire de la Banque d’Angleterre le 29 novembre). Notons en passant que subventionner la consommation de ressources devenues rares mondialement tire le prix de marché de ces ressources vers le haut, amplifiant de ce fait l’impact négatif du choc d’offre pour les pays importateurs qui n’ont pas les moyens de telles politiques, ce qui est particulièrement flagrant pour le gaz naturel liquéfié.
De même que le retournement abrupt de la politique monétaire américaine exporte l’inflation via l’appréciation du dollar contre toutes les autres devises, les politiques européennes de « protection du pouvoir d’achat » exportent temporairement le risque de récession vers d’autres importateurs de gaz en renchérissant son prix.
Les entreprises allemandes sont de plus en plus pessimistes
La récession sera-t-elle évitée dans les mois qui viennent ? Les indicateurs de court terme restent ambigus à ce sujet, en Europe du moins. L’enquête mensuelle de l’Insee auprès des industriels français révélait au mois de novembre un fort pessimisme sur les perspectives économiques « en général » et, en même temps, un relatif optimisme pour les perspectives individuelles de chaque entreprise. Cette dissonance est typique de périodes de fortes incertitudes et n’annonce en général rien de bon. Une interprétation possible est que la demande reste soutenue par les facteurs analysés plus haut, mais que les obstacles s’accumulent côté offre, en raison de la forte augmentation des prix énergétiques et du risque de délestages du réseau électrique. Les stocks sont jugés très élevés, ce qui n’est pas bon signe : si la demande venait à faiblir, les entreprises liquideraient leurs stocks plutôt que de produire à perte.
Côté allemand, les industriels interrogés par l’Institut CES-Ifo sont plus catégoriques : s’ils jugent la situation courante correcte, ils anticipent une forte récession dans les six mois à venir. L’indicateur concernant les perspectives à six mois a plongé à plus de deux écarts-types en dessous de sa moyenne de long terme, ce qui ne s’est produit que trois fois au cours des trente dernières années — en octobre 1992, novembre 2008 et avril 2020 – annonçant à chaque fois une grave récession. Il est compréhensible que les industriels allemands soient plus pessimistes que leurs homologues français, étant plus tributaire à la fois du gaz russe et de la demande chinoise, elle-même fortement contrainte par la politique sanitaire de Xi Jinping. Mais lorsque l’Allemagne va mal, c’est toute l’Europe qui en pâtit. L’avertissement de l’enquête Ifo doit donc être pris très au sérieux.
Les facteurs de soutien de l’économie s’épuisent
L’épargne des ménages et les politiques budgétaires sauveront-ils la mise économique en 2023, comme ce fut le cas en en 2022 ?
L’excès d’épargne a rapidement fondu dans la plupart des pays à haut revenu, tout particulièrement aux États-Unis mais aussi en Europe. En Allemagne par exemple, il a baissé de moitié, retombant à 11% en septembre dernier, pratiquement son niveau pré-Covid. La tendance est la même en France, mais moins accentuée : le taux d’épargne, qui avait approché 27% en juin 2020, est passé en dessous de 17% courant 2022. L’excès d’épargne accumulé depuis 2020 est encore significatif en Allemagne et plus encore en France, mais la légère remontée du taux d’épargne français au troisième trimestre pourrait indiquer que les ménages sont de plus en plus réticents à puiser dans leur bas de laine. En effet, inquiets sur l’avenir de leur pouvoir d’achat – comment payer sa facture d’électricité si celle-ci explose comme ce fut le cas au Royaume-Uni ? – ils sont également soucieux de maintenir celui de leur épargne logée dans des comptes bancaires ou d’épargne dont la rémunération est bien inférieure à l’inflation, voire nulle.
Si les comportements individuels semblent moins propices à soutenir la demande, il en va différemment des comportements collectifs, c’est-à-dire des politiques budgétaires. Selon les prévisions de la Commission Européenne, le déficit budgétaire des pays de la zone euro devrait légèrement augmenter en 2023, ce qui se traduirait par un léger soutien à l’économie. Il est assez probable que les déficits augmentent plus que la Commission ne le prévoit, en raison d’une conjoncture plus dégradée qu’elle ne l’anticipe, mais aussi parce que les gouvernements des pays membres seront poussés par leur électorat à dépenser plus pour tenter de compenser le choc énergétique. On devrait donc pouvoir compter sur un certain soutien des politiques budgétaires même si la dure réalité est qu’aucune politique de soutien à la demande n’est en mesure de produire du gaz ou de l’électricité.
La demande extérieure pourrait-elle compenser l’affaiblissement des soutiens intérieurs ? On peut en douter. Les estimations des flux du commerce mondial par le CPB hollandais indiquent qu’en 2022, seules les importations européennes et américaines ont crû à un rythme supérieur à leur tendance post crise financière. Celles du troisième grand de l’économie mondiale, la Chine, ont plombé le commerce mondial en raison des fermetures aléatoires de pans entiers de l’économie, au gré de la circulation du variant omicron et selon la politique zéro-Covid maintenue par ses dirigeants. Les protestations massives d’une population ulcérée semblent avoir convaincu Xi Jinping d’assouplir cette politique devenue contre-productive, économiquement et politiquement. Sauf si cet assouplissement se traduit par une dégradation brutale de la situation sanitaire en Chine, on devrait donc pouvoir compter sur une relance de l’économie chinoise en 2023, avec une contribution positive au commerce mondial.
En revanche, l’économie américaine, principal moteur de l’économie mondiale en raison de sa part largement prépondérante dans les importations internationales, risque fort de manquer à l’appel. Venue tardivement à la lutte contre l’inflation, la Réserve Fédérale a dû opter pour une remontée spectaculaire de son taux directeur, de 0,1% en janvier 2022 à 3,8% en décembre, entraînant avec elle une remontée tout aussi brutale du taux de référence des emprunts immobiliers à trente ans, de 3,1% en début d’année à près de 7% en décembre. L’impact de la hausse des taux est visible aussi bien dans les enquêtes auprès des entreprises que des ménages, qui, tout en jugeant la situation courante plutôt satisfaisante – les créations d’emploi restent fortes – anticipent une montée du chômage et une baisse de leur pouvoir d’achat. Et, à la différence de l’Europe, la politique budgétaire sera plus restrictive. En cas d’aggravation notable de la conjoncture, l’administration Biden ne pourra pas compter sur la Chambre des représentants, désormais à majorité républicaine, pour des rallonges budgétaires.
Récession légère et inflation persistante, voilà le risque
Au vu du choc d’offre mais aussi de l’affaiblissement de la demande, la probabilité d’une récession en Europe dans les prochains mois paraît donc significative. Bien que les incertitudes soient élevées, en raison de l’imprévisibilité des mesures de rétorsion russes, mais aussi de la difficulté à anticiper le comportement des ménages dans une situation d’épargne inédite, il semble peu probable que la récession, si elle advenait, soit aussi déstabilisatrice que celles de 1992 ou de 2009. L’Europe n’est pas en surchauffe, comme c’était le cas en 1992, et son système financier est bien plus robuste qu’il ne l’était en 2008 (voir « Retour du risque financier ? », Telos, 13 octobre 2022). En 1992, la dimension systémique était la crise du système monétaire européen, avec les dévaluations de la lire, de la peseta et de la livre. En 2008, c’était celle du système financier dans son ensemble, et avec lui du financement des économies.
Il y a bien sûr un aspect systémique dans la crise actuelle, celle du secteur énergétique, bousculé par le chantage russe et les erreurs stratégiques de la politique énergétique allemande. On peut remarquer cependant que les politiques de transition énergétique visant à décarboner la production d’énergie étaient déjà en place et que le chantage poutinien ne fait que les accélérer. De plus, la rapidité avec laquelle l’Europe s’adapte à la fermeture du robinet de gaz russe est impressionnante et encourageante.
Le risque est plutôt celui d’une inflation persistante. L’analyse du chef économiste de la BCE cité plus haut ne laisse pas de doutes : l’inflation dans la zone euro est rapidement devenue endogène. La contribution de sa composante hors énergie est passée de 0,5 point de pourcentage en mai 2021 à 3 points en août 2022, pour les biens. Elle a également accéléré de 1 point pour les services. Outre la diffusion de la hausse des prix énergétiques, l’accélération des salaires explique cette dynamique interne. Toujours selon la BCE, la hausse des salaires calculée sur la base des offres d’emploi est passée de 1% en mai 2021 à 5% en août dernier. Le fait que les marchés du travail soient en général tendus mais aussi que dans certains pays comme la France ou la Belgique les bas salaires soient indexés sur l’inflation contribuent à l’inflation salariale qui, rapidement, se retrouve dans les prix.
Puisque l’inflation n’est plus uniquement ni même principalement la conséquence d’un choc d’offre sur lequel la politique monétaire n’a aucun pouvoir, c’est bien à la BCE qu’il revient de la faire reculer et d’empêcher qu’elle ne devienne endémique. Les piques contre la BCE venues de France et d’Italie à ce sujet sont d’autant plus déplacées que les politiques budgétaires ont soutenu et vont continuer à soutenir la demande.
La BCE jouera-t-elle son rôle ? L’avenir nous le dira, mais la conclusion de Philip Lane après une analyse fouillée de l’inflation montrant clairement ses ressorts internes, insistant sur les vertus d’une approche de la politique monétaire pragmatique « meeting par meeting » ne parvient pas à convaincre totalement de la volonté de la BCE à combattre l’inflation.
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