Pourquoi les usines ont quitté la France, et comment les faire revenir edit
Depuis quelques années, la faiblesse de l’industrie française est régulièrement pointée du doigt. Cette faiblesse soulève plusieurs questions. La situation de la France est-elle singulière au sein des pays avancés ? Quelles sont les causes de la désindustrialisation de la France, au-delà de la question des coûts élevés souvent invoquée ? Quelles sont les conséquences économiques de l’affaiblissement industriel ? Enfin, si on doit faire de la réindustrialisation une priorité de la politique économique de la France, quelles sont les décisions à prendre ?
Si la désindustrialisation a débuté avec les crises pétrolières des années 1970, elle s’est accélérée dans les années 2000. Cette désindustrialisation a touché de nombreux pays développés, mais la tendance française a été plus forte. La part de l’industrie manufacturière (hors énergie) dans le PIB est de 11,5% en 2020 (Insee). C’est une proportion bien plus basse que celle de la plupart des pays de l’Union Européenne : 20% en Allemagne, 16,4% en Italie, et de celle des pays d’Europe centrale et orientale : c’est 18,2% en Pologne et 24% en Tchéquie. De plus, cette part de l’industrie dans le PIB a baissé beaucoup plus vite en France que dans le reste de l’UE (6,1 points de pourcentage entre 2000 et 2020 en France contre 3,3 pour l’ensemble de l’UE).
Qu’est-ce qui peut expliquer cet effondrement de l’industrie française au cours des dernières décennies ?
Comment l’industrie française a perdu la guerre des idées
De façon globale, l’industrie a longtemps eu en France une très mauvaise presse dans l’environnement socio-culturel. Elle a une image passéiste, elle pollue, elle génère des risques, le travail y est difficile. Cette image reste beaucoup plus positive en Allemagne et les pays du nord qui souffrent moins de cette idéologie post-industrielle.
Des années 1980 aux années 2000, de nombreux économistes français soutiennent que les pays développés doivent délaisser une grande partie de l’industrie. Le raisonnement est très simple : les coûts des pays les plus avancés étant bien plus élevés que ceux des pays émergents, les premiers doivent se spécialiser dans les produits innovants et les services, et les seconds dans la production manufacturière, intense en main d’œuvre peu qualifiée (voir Artus et Virard, 2011). La désindustrialisation est alors considérée par ces économistes comme un signe du développement économique, une conséquence logique et souhaitable de la division internationale du travail. C’est le cas de deux économistes renommés, pour qui la réindustrialisation est un « poncif », une « baliverne », une « nostalgie », un « mythe » qu’il convient de dénoncer. Pour eux, « chercher à inverser le sens de ce basculement de l’industrie vers les services est un contresens strict » (Landier et Thesmar, 2013).
Les plus grandes entreprises industrielles françaises ont alors inscrit leurs stratégies dans la délocalisation de la production. Au début des années 1990, le patron d’Acer, Stan Shih, introduit l’image de la « courbe du sourire » : les phases amont (R&D) et aval (Marketing et distribution) de la chaîne de valeur produisent plus de valeur que les phases intermédiaires, production ou logistique. Cette idée sera relayée en France par Serge Tchuruk, alors dirigeant d’Alcatel, qui défendra l’idée de l’entreprise sans usine, « fabless ». Les entreprises sont donc incitées à externaliser, le plus souvent à l’étranger, dans des pays à faible coût de main d’œuvre ou proches des lieux de consommation en croissance. Ce faisant, elles sont bien sûr également largement responsables de la désindustrialisation. L'essentiel des voitures des marques tricolores est construit et assemblé hors de nos frontières.
Pendant longtemps, le déclin industriel français n’a pas non plus déclenché de réaction politique très forte. Les politiques publiques françaises sont souvent d’inspiration keynésienne, privilégiant la demande à l’offre notamment dans le domaine fiscal. Il faudra attendre le rapport Gallois de 2012, rédigé à la demande de Jean-Marc Ayrault, pour que la classe politique, particulièrement à gauche de l’échiquier, prenne conscience que soutenir l’offre est important, qu’« il n’y a pas d’économie forte sans industrie forte » pour reprendre les termes du Premier ministre Jean-Marc Ayrault dans sa lettre de mission à Louis Gallois.
Ainsi, dans les années 2000, l’industrie a clairement perdu en France la guerre des idées ! Pourtant, son rôle est essentiel dans la prospérité du pays.
Disposer d’une industrie compétitive est pourtant fondamental pour le pays
Une industrie locale compétitive est source de davantage d’innovations, de gains de productivité qui permettent de créer des emplois directs et indirects, y compris dans les services, de verser des salaires plus élevés à des salariés peu qualifiés, d’exporter, de contribuer au prestige national.
L’industrie est au cœur des dépenses en R&D : 70% de la dépense de recherche provenant du secteur manufacturier, rien d’étonnant à constater que l’effort de R&D de la France soit inférieur à celui de nombreux autres pays plus industrialisés. Nous investissons 2,3% de la richesse nationale dans la R&D, contre 3,1% en Allemagne, 3,5% aux États-Unis, 4,8% en Corée du sud (Insee).
Une industrie nationale forte est garante de souveraineté. Il aura hélas fallu attendre la crise du covid pour convaincre de nombreux esprits réfractaires à l’industrie en mettant en lumière notre dépendance à des producteurs étrangers pour des produits aussi indispensables que les masques, les respirateurs, les médicaments, puis les puces électroniques, logés dans bien des objets de notre quotidien.
Seule une industrie solide peut garantir un solde commercial positif. D’une part car les services s’exportent peu (en France le tourisme fait tout de même exception, et aux Etats-Unis leur solde positif ne compense en rien le solde négatif sur les biens) et d’autre part parce qu’une entreprise doit disposer d’un avantage concurrentiel fort pour s’imposer sur les marchés étrangers. Le solde commercial de biens, qui était à peu près à l’équilibre au début des années 2000, était déficitaire de 110 milliards € en 2021, solde à comparer à l’excédent allemand, de près de 180 milliards ! La part de marché de la France dans les exportations mondiales de biens, qui était supérieure à 5% au début des années 2000, s’est réduite de moitié à 2,5% en 2022.
La comparaison de notre évolution avec celle des pays voisins noircit encore un peu le tableau, car c’est principalement de nos échanges avec eux que vient notre déficit commercial.
Si l’on ramène le niveau des exportations (en valeur) en base 100 en 2000, l’indice à fin 2022 est de 315 en Espagne, 264 en Allemagne, 240 en Italie, et… 165 en France. Ces chiffres sont sans appel ! (Source : Douanes). La désindustrialisation de la France débouche inévitablement sur ces déséquilibres commerciaux. Quelles sont les solutions ?
Des décisions économiques fortes sont nécessaires
Si la France a mis plusieurs décennies à se désindustrialiser, elle mettra également longtemps à se réindustrialiser. Quelles solutions existent pour construire de nouvelles usines, améliorer la productivité, disposer des compétences nécessaires ?
Des mesures générales, maintes fois commentées, sont bien sûr nécessaires : baisse des charges pesant sur le travail, baisse des impôts de production, meilleure utilisation des aides d’État, actions en faveur d’une énergie bon marché…
Nous nous centrerons ici sur quelques mesures visant spécifiquement à faciliter la construction de nouvelles usines, la base de la réindustrialisation.
Pour implanter des unités de production en France, les entrepreneurs doivent affronter plusieurs obstacles : difficultés à trouver des terrains, contraintes environnementales, freins réglementaires. De plus, la population locale voit aussi les nuisances liées à l'implantation d'une grande usine sur son territoire malgré la création d’emplois. La Banque mondiale, dans son enquête « Doing Business », donne pour chaque pays le nombre de jours pour construire un entrepôt. En 2019, la France était très mal classée, 213 jours contre moins de 70 jours pour les pays scandinaves et 126 pour l’Allemagne. Le gouvernement français reconnaît d’ailleurs cette faiblesse : « Les industriels sont parfois réticents à s'installer en France car ils ont l'impression que les délais sont toujours plus longs qu’ailleurs », souligne la ministre Pannier-Runacher. Le gouvernement a donc proposé 78 sites industriels « clé en main » dans lesquels le délai de construction sera réduit. Il faut donc simplifier et raccourcir les procédures, mais cela sera encore long et difficile.
Pour réindustrialiser, il faut également investir lourdement dans l’automatisation et les nouvelles technologies. Les nouvelles technologies, les robots transforment profondément la production industrielle. Leur mission est de remplacer le travail d’ouvriers anciennement chargés d’effectuer des tâches difficiles ou répétitives. Le mouvement semble enfin enclenché. En 2022, Michelin a installé 163 nouveaux robots, contre 46 en 2017. L’investissement en robotisation de cette entreprise est passé de 2 millions d’euros en 2014 à 26 millions en 2022. Mais ces investissements sont rentables. « La robotique dans les usines Michelin ferait gagner entre 80 et 100 millions d’euros par an ». Mais, malgré quelques exemples de ce type, là aussi, la France reste mal classée. La densité de robots dans l’industrie manufacturière était en 2019 de 177 pour 10 000 employés en France, contre 212 en Italie, 277 en Allemagne. Le rattrapage prendra du temps même si des initiatives sont prises. Le plan d'investissement France 2030 consacre 800 millions d'euros au secteur de la robotique, dont 400 millions pour la fabrication de robots, intégrant l'intelligence artificielle. La robotisation des usines, et l'utilisation des nouvelles technologies comme l'intelligence artificielle sont les seuls axes permettant de développer et peut-être de relocaliser des usines en France, pays qui a un coût du travail au niveau des pays du Nord de l’Europe.
Pour réindustrialiser, il faut enfin disposer des compétences nécessaires. La pénurie de compétences est citée comme le premier frein à l'embauche en France. Presque un tiers des entreprises industrielles soulignent la difficulté à trouver une main-d'œuvre compétente. L’industrie a du mal à trouver un certain nombre de profils comme des soudeurs, des ingénieurs, des développeurs, et ce malgré les salaires supérieurs à ceux des services et des horaires plus réguliers. La raison principale ? L'immense échec du système de formation français. Souvent, les entreprises doivent embaucher des jeunes sans expertise, et les former, car l'Education Nationale n'est, le plus souvent, pas à l'écoute de leurs besoins. Il faut plus de bacs professionnels et de BTS qui préparent les jeunes aux besoins de l’industrie. Comme l’a souligné la Fabrique de l'industrie, la mauvaise image de l'industrie a aussi fait des dégâts chez les ingénieurs, qui préfèrent le conseil dans les cabinets et la finance à l’industrie. De même, les informaticiens privilégient souvent des fonctions dans les sociétés de services.
En conclusion, si un certain nombre de réformes récentes visant à redresser notre industrie vont dans le bon sens, elles ne vont pas assez loin. Des mesures fortes, dont certaines n’auront pas d’effets immédiats, sont nécessaires. Mais au-delà de ces mesures, il faut que tout l’écosystème évolue car si l’industrie a perdu la guerre des idées, la faute est collective. Seul un sursaut collectif, une mobilisation générale, permettront de refaire de la France une nation industrielle.
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Artus P., Virard M.P., (2011), La France sans ses usines, Fayard
Bouzou N., (2023), La France de l’à-peu-près, Editions de l’Observatoire
Cohen E., Buigues P.A., (2014), Le Décrochage industriel, Fayard
Dufourcq N., (2022), La Désindustrialisation de la France, Odile Jacob
Landier A., Thesmar D., (2012), 10 idées qui coulent la France, Champs Actuel