Twitter et Cie: la fragile économie des réseaux sociaux edit
Depuis sa création en mars 2006, Twitter, comme les autres réseaux sociaux, fait face au problème quasiment insoluble de contrôler les millions de messages qui circulent dans des dizaines de langues et qui contiennent des multitudes d’attaques à caractère raciste, calomniateur, voire carrément des appels à la violence et au meurtre, et qui sont exploités par des professionnels de la manipulation et des informations biaisées[1]. Or il ne s’agit pas seulement d’un défi déontologique mais aussi et surtout d’une menace économique.
Les annonceurs apprécient l’efficacité des réseaux sociaux qui leur permettent de cibler avec précision leurs publics. Mais ils ne veulent surtout pas que leur publicité cohabite avec des messages de haine. Cela porte atteinte à leur image et, aux États-Unis en particulier, ils craignent que cela n’incite des associations de consommateurs à les boycotter. Ici l’intérêt s’aligne avec les préoccupations éthiques.
Fuite des annonceurs
Or il semble bien qu’Elon Musk ait, au moins dans un premier temps, négligé ces contraintes en pensant que ses succès dans les secteurs des fusées et de l’industrie automobile lui garantiraient la compréhension des publicitaires. Dès qu’il a annoncé son intention d’acheter Twitter, il a déclaré qu’il allait limiter les contrôles sur le contenu des messages, au nom de la liberté d’expression. Lorsqu’il a pris la direction de l’entreprise, il a confirmé ses intentions et a immédiatement accepté la réintégration d’un grand nombre de « twittos » qui avaient été écarté ces dernières années en raison du caractère inacceptable de leurs propos. Un des premiers bénéficiaires de cette amnistie a été Donald Trump, interdit depuis l’émeute du 6 janvier 2020.
Le résultat de ce laxisme, conforté par la quasi disparition du service chargé de la modération des contenus, ne s’est pas fait attendre. Le New York Times du 2 décembre dernier donne des chiffres significatifs, en s’appuyant sur les travaux de plusieurs organismes spécialisés dans l’analyse de la production des plateformes numériques. C’est ainsi par exemple que les attaques contre les Noirs sont passées de 1282 à 3876 par jour. De même les messages antisémites ont augmenté de 61% depuis l’arrivée d’Elon Musk. Par ailleurs, les comptes de partisans de l’Etat islamique ou à l’opposé des adeptes du site complotiste QAnon sont revenus en masse, modifiant considérablement l’image de la plateforme. Au total, le site a rétabli 62000 comptes dont 75 ont plus d’un million d’abonnés.
Contrairement à ce qu’affirmait Elon Musk, l’impact sur les recettes publicitaires qui représentent 90% des ressources de Twitter[2] a été immédiat. D’après le New York Times du 3 décembre, les recettes au 4e trimestre, aux Etats-Unis, n’auraient été que de 1,1 milliard de dollars, bien en dessous de l’objectif de 1,4. De même, au cours de cette période, le nombre d’annonceurs serait tombé à 2315 contre 3980 le trimestre précédent.
Une direction erratique d’une entreprise en crise
Au nom d’une vision libertarienne aux contours mal définis, Elon Musk s’est désigné comme l’unique modérateur d’un immense réseau, acceptant ou excluant les uns ou les autres. Ses décisions erratiques ne font qu’aggraver les difficultés financières de Twitter, qui depuis sa création n’a jamais dégagé de bénéfices contrairement à d’autres plateformes. Le monde de la finance qui a fidèlement suivi Elon Musk dans sa prodigieuse ascension s’interroge aujourd’hui sur sa capacité à sauver l’oiseau bleu. Ses soucis ne se limitent d’ailleurs pas à l’Amérique. Thierry Breton, le commissaire européen en charge du numérique, a clairement fait savoir au milliardaire qu’il devrait suivre, sous peine de sanctions, les directives européennes en matière de contenu. Or Twitter ne peut se passer du riche marché européen.
Ces perspectives sont d’autant plus sombres que l’ensemble des activités numériques traverse une crise sans précèdent. Meta, Amazon et Apple ont été contraints de procéder à des licenciements massifs pour tenir compte de la baisse de leurs revenus qui résulte en partie du ralentissement de l’économie américaine, mais aussi d’usages en berne au profit d’autres plateformes. Meta, avec ses filiales Facebook et Instagram, paraît particulièrement vulnérable : au dernier trimestre 2021, Facebook annonçait avoir enregistré la première baisse d'utilisateurs de son histoire avec une perte de 4 millions d'usagers quotidiens entre septembre et décembre.
Son audience est menacée par le succès de la plateforme chinoise Tik Tok qui lui a ravi le public des moins de 25 ans et les énormes investissements engagés par Mark Zuckerberg dans la réalité virtuelle n’ont, jusqu’à présent, rencontré aucun succès auprès du public et donc des annonceurs. Cette panne stratégique menace à terme la survie de Facebook et donc de Meta.
La justice entre en scène
La justice semble enfin s’intéresser au statut des réseaux sociaux et plusieurs décisions de la Cour suprême des Etats Unis sont en attente. Le principal litige porte sur une loi qu’a fait adopter le gouverneur de Floride, Ron DeSantis et qui interdit aux réseaux sociaux d’exclure les messages émanant de journalistes et d’acteurs du monde politique. La motivation de DeSantis est de mettre un terme à ce qu’il qualifie d’hostilité systématique à la droite par des plateformes qui seraient gangrenées par de dangereux gauchistes. Les principaux acteurs du numérique ont engagé des actions en justice contre cette loi. Il convient de noter que Twitter s’est joint à eux en dépit du soutien public qu’apporte Musk à une éventuelle candidature présidentielle de DeSantis mais le patron de Telsa n’est pas à une contradiction près.
Lorsque la Cour Suprême se saisira de la plainte des plateformes, elle devra prendre une position dont les répercussions seront profondes sur le statut juridique et donc économique de celles-ci. Si elle donne raison à la Floride et au Texas qui a pris des mesures identiques, elle remet en cause la fameuse section 230 du Communication Decency Act de 1996 qui exonère les plateformes numériques de toutes poursuites concernant les contenus qu’elles diffusent.
L’impact économique de ces décisions sera considérable, notamment pour Twitter qui serait obligé sous peine de procès d’accepter des messages politiques violents risquant de faire fuir les annonceurs. Comme l’observe le responsable de la Fondation pour la liberté de la presse : « Si Elon Musk se préoccupe vraiment de la liberté d’expression il faut qu’il appelle son nouveau copain Ron DeSantis pour lui demander de cesser de s’attaquer à la section 230. »
Il apparaît donc que le monde de la communication numérique, après une décennie d’insolente prospérité, va affronter une ère de mutations qui risquent d’être douloureuses pour certains. De l’avis général, l’entreprise la plus vulnérable est Twitter, devenue la propriété d’un dirigeant qui obéit à des impulsions successives et irrationnelles sans définir la moindre stratégie sur le long terme.
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[1]. Voir Richard Robert, « La démocratie face au business de la haine », Telos, 2 avril 2022.
[2]. Pour plus de détails voir Daniel Pereira, « Twitter business model », Business Model Analyst, 23 novembre 2022.