Gilets jaunes: une rupture culturelle autant que territoriale edit
Sur les ronds-points tenus par « les gilets jaunes », une lassitude se fait sentir au bout d’une quinzaine de jours d’occupation, qui ne laisse en place que les plus motivés (c'est-à-dire ceux qui ne sont pas dénués de culture militante). La situation est donc instable et le mouvement paraît destiné soit à s’éteindre de lui-même, soit à être repris en main par les partis politiques radicaux ou les syndicats. Néanmoins, si l’on considère ses premiers jours, comme j’ai pu le faire lors d’observations de terrain en grande banlieue parisienne, on perçoit que le mouvement des « gilets jaunes » est un révélateur de segmentations sociales radicales. Là, en effet s’exprime quelque chose de plus fondamental qu’une fracture sociale entre les riches et les pauvres, entre les bien intégrés et les laissés pour compte de la mondialisation, de plus profond qu’une cassure territoriale entre la France des métropoles et « la France périphérique » (Ch. Guilluy, Flammarion, 2014). Et même si tout cela existe à la fois, ce mouvement apparaît comme l’expression d’une rupture consommée depuis plusieurs décennies entre deux visions du monde contemporain et deux systèmes de motivations et d’aspirations, issues de deux expériences de la vie en société dans notre pays, étrangères et imperméables l’une à l’autre. [1]
La première vision, celle d’un monde social que l’on peut schématiquement dire dominant, appréhende son rapport à l’espace et au temps selon un large spectre et selon un imaginaire de l’équilibrage à l’échelle macroscopique (région, nation, voire Europe ou planète). Cette vision se veut surplombante et clairvoyante, elle est presbyte : elle regarde au loin, en privilégiant la métropolisation dans la mondialisation et en concevant les politiques publiques en termes de compétitivité de l’appareil productif ou d’attractivité des territoires pour les investisseurs.
À l’inverse la deuxième vision, plus populaire, se focalise sur l’échelle spatiale et temporelle de la proximité. Son appréhension du réel est empirique, individualiste et utilitariste, elle pourra être dite myope, mais elle a sa logique propre, ses paramètres et ces critères de validation qui relèvent de la quotidienneté.
La vision macroscopique, conjointement à la lutte contre les déséquilibres induits par la désindustrialisation issue de la globalisation, considère la lutte contre le changement climatique comme un impératif devant se traduire par la taxation de l’énergie carbonée afin de favoriser la transition énergétique. Dans cette logique, la surtaxation du gazole doit constituer un « signal prix » et avoir un effet incitatif. Et si celui-ci n’est pas compris, il convient d’en faire la « pédagogie ».
Mais cette vision du monde n’est pas audible pour « les gilets jaunes » porteurs de l’autre vision du monde, car les présupposés et occultations qu’elle contient sont trop forts. Comment parler d’un effet désincitatif du prix du carburant quand on n’a ni l’envie ni le choix de ne pas se déplacer (pour un magasinier ou un mécanicien, le télétravail n’est pas pour demain !) et quant il n’existe pas d’alternative au mode de déplacement en voiture ? Prenons-en conscience, telles que sont organisées les entreprises sur le territoire, telles que sont localisées les résidences, il n’y a sans doute pas de mode de transport de substitution pour la génération à venir. Pourquoi ? Depuis les années 1960-70, seules les fonctions de conception et de direction employant des « manipulateurs de symboles » (Robert Reich, L’Économie mondialisée, Dunod, 1993) restent concentrées dans le centre des métropoles, cependant qu’une énorme proportion des emplois productifs se sont déconcentrés : les plus grandes usines (quand elles n’ont pas disparu) comme les plus petits ateliers artisanaux ont largement quitté les faubourgs et les banlieues ouvrières de première couronne pour s’installer plus loin, là où ils n’étaient plus nuisant pour leur voisinage et là où ils ne souffraient plus de difficultés de circulation pour leur approvisionnement et leur acheminement. Et ce phénomène de décentration est encore plus fort pour les activités nouvelles, et d’abord pour les plateformes logistiques localisées dans des « zones industrielles » dont l’efficience provient de la surface disponible pour des installations extensives et de l’accessibilité immédiate à l’autoroute. Et il en va de même pour la majorité des entreprises qui emploient du personnel d’exécution, quelque soit le secteur d’activité. Les établissements de ce type se sont desserrés à la grande périphérie des agglomérations et, associés à la dispersion résidentielle, ils constituent ce que la géographie urbaine internationale a documenté en l’appelant « périurbain », « urban sprawl », « città diffusa »…
Ainsi, les ménages d’artisans et de petits commerçants et ceux qui sont salariés dans le tertiaire banal et les activités d’exécution remplissent des fonctions de service au profit des grandes villes, permettant à ces dernières d’exister et de fonctionner en les approvisionnant quotidiennement. Le chauffeur-livreur et sa compagne aide soignante, le représentant de commerce et son épouse gérante d’une boutique annexée à un hypermarché, l’imprimeur et sa femme institutrice, le carrossier et sa femme comptable, le pompier et sa femme employée au tri postal, l’agent de maîtrise et sa femme clerc de notaire… constituent l’immense classe moyenne-inférieure ou moyenne-moyenne qui vit et travaille, réside et consomme à l’échelle des agglomérations urbaines (ce que l’INSEE appelle « les territoires multipolarisés » et que le géographe Martin Vanier dénomme « l’interterritorialité » dans Le Pouvoir des territoires, Anthropos, 2008). Ces couches populaires et moyennes se déplacent de manière de plus en plus dégroupée et désynchronisée. Ainsi, madame travaille dans une clinique à dix kilomètres au nord du centre-ville, avec des horaires qui alternent chaque semaine, cependant que monsieur est employé dans un entrepôt ou un atelier à vingt kilomètre au sud de l’agglomération. Pour ce ménage typique du périurbain, quel que soit son lieu de résidence, le kilométrage total à faire a toutes les chances de rester le même, et quand un membre du couple changera d’emploi, le diagramme des déplacements du ménage sera modifié, pas réduit. Et puisque la grande majorité des circulations se fait de banlieue à banlieue, d’un lotissement pavillonnaire ou d’un petit immeuble collectif périurbain jusqu’à un employeur privé ou public s’étant lui aussi relocalisé en périphérie, les transports collectifs sont très difficiles à concevoir, à planifier, à faire fonctionner.
Il faut donc être presbyte pour vouloir changer les choses à un rythme rapide, pour ne pas percevoir que c’est la seconde vision du monde contemporain qui se trouve ainsi percutée. En effet, avec la mobilité en voiture individuelle sont remis en question les équilibres sur lesquels reposent la vie quotidienne de ce tiers des Français qui sont devenus propriétaires d’un pavillon en grand en banlieue ou à la campagne et travaillent dans le bassin de vie très large où ils se situent. Leur mode de vie, leurs anticipations rationnelles et leur calcul des remboursements d’emprunts sur 20 ou 25 ans reposent sur un coût des déplacements calibré sur un prix préférentiel du diésel (prix qui paraissait d’autant plus judicieux et promis à être pérenne que les moteurs diésel ont un meilleur rendement énergétique, produisant ainsi moins de gaz à effet de serre). Les pénaliser aujourd’hui, notamment en amoindrissant par contrecoup la valeur de leur unique capital que constitue leur pavillon, c’est imaginer que tout le monde pourrait et voudrait habiter et travailler en centre-ville, comme on le fait soi-même quand on est un décideur public et que l’on dispose des ressources matérielles et symboliques requises. Déjà dans les années 1970 la sociologie urbaine distinguait, d’un côté une rapport concret et empirique à l’espace, c'est-à-dire le rapport entretenu par les couches moyennes et populaires considérant leur environnement en fonction de son adaptation aux pratiques qu’elles souhaitent y déployer et, d’un autre côté, un rapport à l’espace plus abstrait et esthétique, régi par une logique de distinction sociale, tout en concevant ce rapport comme le seul culturellement légitime. De même, la sociologie distingue dans le couple « rentrer dans sa demeure »/« sortir en ville », des préférences socialement très différentes : les couches sociales disposant d’un fort capital culturel (et au moins d’un capital économique moyen) mettent l’accent sur l’accès aux « aménités urbaines » et aux équipements culturels, alors que les couches plus modestes (constitutives d’une large part de la population) y sont indifférentes et privilégient l’accession à la propriété d’un pavillon où elles peuvent s’adonner à des loisirs domestiques. Remarquons que si 85% de Français se prononcent en défaveur de l’habitation en immeuble collectif situé en centre-ville (« Les Français et leur habitat. Perception de la densité et des formes d’habitat », TNS-Sofres, 2007) c’est que le mode de vie centre-urbain présuppose des ressources financières et, surtout, des représentations de soi, dans lesquelles ne se reconnaissent qu’une petite part de la population française (ce phénomène n’est pas uniquement français, l’abandon massif des centres ville par les couches moyennes blanches aux Etats-Unis, exception faite de quatre ou cinq villes gentrifiées, va dans le même sens).
Ainsi, les propos sur la lutte contre l’étalement urbain et sur la promotion de l’urbanité ou du « droit à la ville » tenus depuis plusieurs décennies par la plupart des milieux intellectuels et par les pouvoirs publics dévalorisent, explicitement ou implicitement, le mode de vie périurbain. Les périurbains ne sont-ils pas accusés d’être les fauteurs de « la France moche » (Télérama) et présentés comme les adeptes d’une « aliénation désirée » (Jean-Luc Debry), les porteurs du « poujadisme automobile » (Jean Viard) en constituant la part « barbecue » du vote pour le Front national (Jean-Laurent Cassely). Ces caractérisations dépréciatives du monde périurbain procèdent d’un légitimisme normatif corollaire d’un diagnostic misérabiliste. Elles témoignent d’une méconnaissance et d’une incompréhension de valeurs et de représentations étrangères à celles constituant la culture dominante. Ceux qui dénoncent et déplorent la résidence dans le périurbain, en font le fruit de la contrainte économique (prix du foncier et de l’immobilier) ou d’une illusion petite bourgeoise entretenue par le mécanisme d’aides publiques à l’accession à la propriété.
Or ces condamnations ne perçoivent pas que la préférence pour le périurbain correspond aussi bien souvent à un choix de vie et exprime une réelle prédilection pour un type de socialité où l’on privilégie l’autonomie individuelle et les liens sociaux d’interconnaissance, plutôt que les liens anonymes et mercantilisés propres à la ville centre. Comme l’avaient montré Richard Hoggart (La culture du pauvre, étude sur le style de vie des classes populaires en Angleterre, Minuit, 1970) ou Pierre Sansot (Les gens de peu, PUF, 1991), les intellectuels, y compris les chercheurs, ont beaucoup de mal à penser les modes de vie de manière autonome et non hiérarchique. Là, est d’ailleurs une des sources du hiatus culturel entre nombre de « gilets jaunes », que l’on pourrait qualifier de proprement poujadistes dans la mesure où ils s’insurgent contre les taxes et contraintes règlementaires qu’ils accusent de ruiner leurs aspirations à l’autonomie, et la lecture qu’en ont les acteurs institutionnels (de gauche comme de droite). En effet, lors de mes observations de terrain, je n’ai pas entendu de revendications concernant les services publics, ni même pour la restauration de l’impôt sur la fortune et ce n’est guère en termes de justice sociale et fiscale que se prononcent les manifestants mais bien plus en termes de baisse du train de vie des élus et de l’Etat et de lutte contre « le gâchis » des fonds publics. Toutefois, du fait d’une impréparation et d’un manque de maîtrise du jeu politique, les revendications du mouvement des « gilets jaunes » ont de fortes chances d’être traduites et donc instrumentalisées par ceux qui parmi eux sont les plus politisés et radicaux ou par ceux qui ont une culture syndicale.
La probable réintégration du mouvement des « gilets jaunes » dans le cadre cognitif et le lexique de l’affrontement gauche/droite, malgré la résistance farouche de ses initiateurs, fera peut-être s’estomper la révolte culturelle des adeptes de l’autonomie individuelle (qui ne sont pas forcément « ceux qui sont de quelque part ») contre les adeptes du primat de la Cité (qui ne sont pas pour autant « ceux qui sont de n’importe où » David Goodhart, The Road to somewhere, Hurst & Co, 2017).
Cette culture de l’autonomie individuelle s’est fait fortement entendre sur les ronds-points au début du mouvement, portée éloquemment par des travailleurs indépendants, qui en s’étant « mis à leur compte » ont voulu devenir « leur propre patron », mais aussi par des salariés qui se sentent étrangers à l’engagement politique, syndical et parfois même associatif. Tous ont vu dans la surtaxation du gazole une atteinte à plus que leur mode de vie, à leur idéal de vie. Depuis deux semaines toutefois, les choses ont quelque peu changé : si les travailleurs indépendants et les salariés reviennent durant les fins de semaine, le reste du temps les retraités restent sur place mais la proportion de chômeurs et d’allocataires du RSA augmente, infléchissant les revendications dans une orientation non plus fiscale mais de récusation du système institutionnel.
En outre, aux ronds-points on remarque que s’exprime une incompréhension forte au sujet du primat accordé au problème de la pollution occasionnée par diésel. Celle-ci est perceptible dans les urbanisations compactes, beaucoup moins dans les zones périurbaines et les campagnes. Or, ce sont les habitants de ces zones peu denses, grands utilisateurs de ce carburant, que la fiscalité écologique pénalise particulièrement. La pollution aux particules fines apparaît ainsi comme une préoccupation de « riches », semblable à la fermeture à la circulation des voies sur berge à Paris. En outre, promettre en contrepartie de la surtaxation du diésel des aides de l’Etat aux ménages modestes, telle une prime au changement de véhicule dégressive en fonction du revenu, c’est soit, pour les couches modestes une proposition semblable au « vous n’avez pas de pain, mangez de la brioche », soit, pour les couches moyennes, aller à l’encontre de leur aspiration à l’autonomie puisqu’elles veulent pouvoir vivre de leur travail sans dépendre des institutions publiques. Ce que l’on entend également dans ces rassemblements, c’est l’expression d’un désir non pas de justice sociale, mais d’équité fiscale de la part de couches moyennes qui, déjà exclues des aides publiques et des tarifs sociaux pour cause de revenus au dessus des plafonds, refusent que les pouvoirs publics transforment la fiscalité écologique en instrument les pénalisant particulièrement.
En fin de compte (tout provisoire) et si l’on tente d’être aussi peu partial que possible, se gardant du dédain élitiste autant que d’un enthousiasme populiste, on considérera que sur les ronds-points s’exprime une confrontation entre la culture « bourgeoise » (au deux sens du terme) et la culture périurbaine (sans doute petite-bourgeoise). Ainsi on peut dire que les « gilets jaunes » constituent une irruption que les sismographes sociologiques avaient négligée. Celle d’une France plus autonomiste que citoyenne, plus individualiste que sociétale, que Karl Marx appelait celle de « la boutique » et qu’Emmanuel Macron dénomme « les Gaulois réfractaires », mais qui a toujours constitué une composante importante, bien que peu considérée, du spectre national.
[1]. Des fragments de ce texte sont parus dans un article intitulé « Gilets jaunes : une France, menacée de déclassement, qui se perçoit comme invisible », Le Monde, le 21 novembre 2018, p. 23.
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