La fiction de la république représentative edit
La pratique démocratique repose sur une série de fictions, faute desquelles elle ne saurait fonctionner, sens du vote, règle de la majorité, respect de l’Etat de droit et des institutions qui l’organisent. Or la crise actuelle n’est pas seulement sociale, et même politique, comme lors des précédentes manifestations contre les réformes des retraites, elle révèle l’affaiblissement de ces fictions nécessaires à la république représentative. La légitimité institutionnelle n’est plus admise comme impliquant nécessairement la légitimité politique. Les esprits dits brillants théorisent l’opposition entre la légitimité « procédurale » et la légitimité politique, alors que le respect de la procédure est en tant que telle politique, puisque la légitimité des gouvernants se fonde sur le respect des résultats des élections libres réalisées selon la législation.
Cela ne donne évidemment pas à l’exécutif élu le pouvoir de prendre des décisions sans qu’elles soient précédées par des échanges qui sont au cœur des pratiques démocratiques avec les parlementaires, avec les corps intermédiaires, avec les partenaires sociaux et avec les électeurs sous diverses formes. L’exigence démocratique impose ces consultations et ces dialogues. Mais après ces débats nécessaires et après le vote par un Parlement respectant son Règlement, des dispositions adoptées selon les règles de l’État de droit s’imposent à tous. Même quand le vote est très serré. Éventuellement à une voix près. Les exemples historiques ne manquent pas, à commencer par la République elle-même, lorsque, le 30 janvier 1875, l’amendement Wallon a été adopté en première lecture par 353 voix contre 352. Plus proches de nous, Valéry Giscard d’Estaing a été élu avec moins de 51% des voix (50,8%) en 1974, et François Mitterrand moins de 52% (51,76%) en 1981. Au Canada, l’indépendance du Québec a été refusée à la suite d’un référendum par une majorité de 50,58% des voix (54 288 sur 4.671.008 de votes exprimés). Personne n’a alors remis en cause la légitimité de ces résultats. Personne non plus n'a remis en question le sens du vote des militants chiraquiens qui ont choisi François Mitterrand non pas pour qu’il applique le Programme commun, mais par haine de Valéry Giscard d’Estaing. Le président élu a, au moins dans une première phase, appliqué son programme sans que ses opposants appellent à l’illégitimité de ses décisions en raison des intentions des électeurs chiraquiens.
Quand un vote régulier des assemblées parlementaires est contesté au nom de la « rue », c’est une remise en cause de la république représentative. Or on a vu le spectacle sidérant des députés NUPES brandissant dans l’Assemblée nationale des pancartes appelant aux manifestations de la « rue », se référant au « peuple », c’est-à-dire aux manifestants, par définition minoritaires, agissant par la menace, éventuellement par la violence contre des dispositions adoptées selon les règles de l’État de droit. Selon ces règles, le « peuple » politique, c’est l’ensemble des citoyens ou la communauté des citoyens. L’histoire française est, par héritage, indulgente à l’égard des « sans-culottes » et la « rue » bénéficie d’une bienveillance que même les violences, quand elles existent, ne remettent pas véritablement en cause. La « manif » fait partie des rites de passage de la jeunesse à l’âge adulte.
Le 49-3 a mis le feu aux poudres. « Dégainer » le 49-3 et « passer en force », les termes ont été mobilisés par tous les médias ad nauseam. Un représentant syndical a évoqué un « vice démocratique ». Il s’agit pourtant de l’application d’un article d’une Constitution adoptée par plus de 80% du corps électoral et dont la raison d’être, pour ses rédacteurs, était de permettre à un gouvernement d’adopter des mesures qu’il juge nécessaires contre l’obstruction éventuelle des parlementaires. De fait, dans ce cas, les députés avaient multiplié tous les procédés d’obstruction qu’offre le Règlement intérieur de l’Assemblée nationale de manière si efficace qu’à peine deux articles avaient été adoptés à la suite de soi-disant débats qui tenaient plus des invectives et des injures que de l’échange d’arguments. 70 heures avaient été nécessaires pour examiner le 1er article, à partir de 2200 propositions d’amendements. À la fin du temps imparti par le règlement, l’article 7, le plus contesté, n’avait pas été abordé. Le 49-3 s’inscrivait dans la logique de la Constitution.
Par-delà ces péripéties, par-delà les critiques qu’on peut apporter au projet de réforme des retraites ou aux erreurs de stratégie des uns et des autres, il faut en revenir à l’essentiel, la remise en cause des fictions démocratiques. Pour qu’elles soient respectées, il faut que le dialogue entre les diverses instances soit possible, plus, ce dialogue est une étape nécessaire de la vie politique. Elle repose sur la nécessité que, quels que soient les rivalités et les conflits naturels de la vie publique, les représentants s’accordent sur un minimum de valeurs et, tout particulièrement, qu’ils s’accordent sur la nécessité et la volonté de respecter les règles de l’État de droit. C’est ainsi qu’ils peuvent contrôler et aménager les oppositions entre les groupes qui font partie de la vie démocratique. Dans la démocratie, on s’oppose et on débat, mais on doit respecter la loi.
Les acteurs politiques sont des rivaux et des adversaires, ils ne doivent pas être des ennemis. Or la haine qui s’exprime à l’égard du président de la République est en train de devenir un fait structurant de la vie politique. Toutes ses décisions sont taxées de « tyranniques » ou de « monarchiques », ses réussites sont ignorées. Il concentre sur sa personne tous les ressentiments. La haine entre les politiques et les citoyens détruit le parlementarisme et la politique démocratique. Elle débouche sur la violence. Elle corrompt en profondeur les pratiques et elle nourrit les extrémistes dont nous savons que leur projet est de détruire l’Etat de droit et la démocratie. Or ils sont nombreux à l’Assemblée nationale.
On ne peut qu’espérer voir le chemin du dialogue s’ouvrir à nouveau. Pour sortir de l’impasse actuelle, c’est par les échanges et la volonté « d’en sortir » qu’il faudrait essayer de trouver le moyen d’une forme d’échange qui permette aux uns et aux autres de ne pas « perdre la face ». Reste qu’il faut être plusieurs pour négocier. Si certains refusent de négocier, quelle sera la suite ?
Il ne serait pas inutile de garder la conscience de la situation géopolitique. La France n’est pas seule au monde. Les démocraties sont actuellement sérieusement menacées dans leur existence même par la guerre menée par Poutine. Celui-ci est soutenu par la puissance chinoise, il est l’allié de l’Iran et de la Turquie, le « protecteur » de la Syrie, et la guerre qu’il a déclenchée contre l’Ukraine n’est pas condamnée par « le Grand Sud » et la plus grande part de la population mondiale. Tous ces pays sont différents, ils ont évidemment des intérêts divergents, mais ils sont unis par la commune dénonciation de l’« Occident », c’est-à-dire de la démocratie, et ils sont unis par leur volonté de la détruire. Les « Occidentaux » ont cessé de dominer le monde. Tout ce qui affaiblit notre démocratie est une victoire pour leurs ennemis. Cela devrait inciter les uns et les autres à participer au dialogue nécessaire.
Vous avez apprécié cet article ?
Soutenez Telos en faisant un don
(et bénéficiez d'une réduction d'impôts de 66%)