La rupture de la coalition à Berlin n’est pas la fin du monde edit
Depuis la rupture de la coalition dite «feu tricolore» (Ampel) à Berlin, les observateurs étrangers et surtout français s’alarment d’une possible crise en Allemagne. À tort, car l’organisation du jeu démocratique allemand diffère grandement de la nôtre. Certes, toute période électorale comporte son lot d’incertitudes, mais l’Allemagne ne traverse pas de crise institutionnelle. La Constitution et l’organisation des pouvoirs garantissent la stabilité du modèle rhénan. Mais la politique que mènera le prochain gouvernement apportera, comme souvent, quelques inflexions.
Le 6 novembre, le chancelier Scholz (SPD) met brusquement fin à la coalition SPD, Verts et FDP. Le lendemain, le président Steinmeier déclare : « ce n’est pas la fin du monde ». Ces termes ne tiennent pas du discours convenu. Ils rappellent au contraire la stabilité des rouages démocratiques définis par une Loi fondamentale conçue en 1949 pour pérenniser la démocratie renaissante et auxquels la Cour de Karlsruhe a donné vie au fil de sa jurisprudence. Les accidents de parcours que peut connaître un gouvernement fédéral y sont prévus et balisés.
Certes, ce n’est que la quatrième rupture de coalition à cet échelon que connaît l’Allemagne – depuis 1949 ! En 1966 éclate une grande coalition CDU/CSU et FDP à laquelle succède un gouvernement CDU/CSU et SDP (chancelier : Kiesinger). 1982 scelle la fin d’une coalition SPD/FDP sous Schmidt ; lui succède un gouvernement CDU/CSU et FDP sous Kohl. En 2005, Schröder rompt la coalition SPD/Verts ; suit une grande coalition SPD et CDU/CSU menée par Merkel. Si ces ruptures étaient inconfortables du fait de la période d’incertitudes électorales qu’elles ouvraient, aucune n’a mené à une crise institutionnelle. Mais toujours à un rééquilibrage des politiques.
Contrairement à l’impression donnée par les médias qui se focalisent par métier sur des têtes d’affiche, les coalitions ne sont pas constituées par des personnalités, mais par des partis politiques. Ceux-ci ont un statut particulier. Ce ne sont pas de simples associations (type Loi 1901 comme en France) créées ad hoc pour soutenir un candidat, mais des organisations fondées sur un programme dans l’objectif de contribuer à la formation de l’opinion via des élections législatives. Un programme est le fruit de débats et de votes parmi les membres du parti, et vise à concilier les différents courants internes ; il est inscrit dans la durée. Quel que soit le candidat à la chancellerie qu’élit en son sein un parti, celui-ci représente son programme. Si donc, dans les semaines à venir, le SPD optait pour une autre personnalité que Scholz, cela ne changerait guère la donne. Car c’est le parti qui engage les négociations pour la prochaine coalition. Une fois élu par les partis représentés au Bundestag, le nouveau chancelier et son parti engagent les négociations pour constituer une coalition, aucun parti ne disposant jamais de la majorité absolue. A sa tête, le chancelier a un rôle de « modérateur », car un gouvernement est un collectif (ou une équipe) où chaque ministre est autonome dans son domaine de compétences.
Ces coalitions ne sont pas le reflet de cette « culture du consensus » que nous prêtons si souvent à l’Allemagne, mais le fruit d’une organisation polyarchique des pouvoirs et d’un « ordre » libéral et démocratique partagé par tous les partis établis. Ces partis sont tous « centristes » au sens français. Deux formations récentes, populistes, y font exception : l’AfD et la BSW créée par Sarah Wagenknecht sur le modèle d’un parti français ; toutes deux sont à la limite de la constitutionnalité car elles menacent l’équilibre complexe du « modèle allemand ».
Ce « centrisme » est fondé sur une doctrine au fondement de toutes les politiques économiques et sociales : l’économie sociale de marché (Soziale Marktwirtschaft), rendue célèbre notamment par Ludwig Erhard en 1957 dans son ouvrage La Prospérité pour tous. La Loi fondamentale, tirant les enseignements de la dictature hitlérienne, s’était concentrée sur les libertés fondamentales, autrement dit les principes démocratiques. C’est la Cour de Karlsruhe qui, sur cette base et au fil de sa jurisprudence, a constitutionnalisé à partir des années 1950 les principes de la démocratie économique et sociale allemande ; elle veille depuis à leur respect. L’idée est simple : sans prospérité, pas de démocratie viable. L’Etat social ne peut remplir sa mission que si l’économie produit les richesses nécessaires. La clé réside donc dans l’équilibre entre ces deux missions.
Toutes les ruptures de coalition fédérale ont une cause commune : le constat d’un déséquilibre flagrant entre politiques de l’offre visant à créer un environnement favorable à l’activité, donc à la croissance, et politiques de la demande visant à renforcer l’Etat Providence. Il s’est accru à partir de 1973, lors du premier choc pétrolier et l’apparition du chômage de masse. La politique de traitement social du chômage, comme en France au même moment, était alors financée par un recours massif à l’endettement.
Le même type de déséquilibre a provoqué la rupture de la coalition « tricolore ». Une dérive des pratiques budgétaires, à laquelle la Cour de Karlsruhe avait mis le holà l’an dernier, a creusé un « trou » de 60 milliards d’Euros dans le budget prévisionnel. Le reliquat du fonds affecté aux mesures de soutien pendant la période du Covid avait été affecté à un nouveau fonds pour « le climat et la transformation ». Ces deux budgets parallèles étaient certes déclarés comme nécessaires en situation de crise, mais violaient le frein constitutionnel à l’endettement. Alors que débutaient les difficiles débats parlementaires sur le budget 2025 et que SPD et Verts multipliaient les propositions de soutien à l’économie et à la consommation financé par la dette, le ministre des Finances a refusé d’assouplir cette règle, préférant lancer des contre-propositions pour libérer les forces de croissance plutôt que de recourir au subventionnement massif.
Ce faisant, il a suggéré un rééquilibrage des politiques d’offre et de demande, et plaidé pour un retour aux règles du libéralisme organisé au fondement de la compétitivité. Car si l’économie allemande, particulièrement ouverte aux échanges, faiblit depuis deux ans, c’est dû bien sûr à la rupture des chaînes d’approvisionnement depuis la crise du Covid, à un marché mondial en pleine mutation, aux tendances protectionnistes en Chine comme aux Étatsd-Unis, à la flambée du coût de l’énergie depuis la crise en Ukraine ou à l’inflation. Mais cette faiblesse, y compris de l’industrie, est surtout le reflet de l’incompatibilité entre des politiques de transition devenues de plus en plus interventionnistes et bureaucratiques, et le mode de fonctionnement du libéralisme organisé où l’Etat fédéral doit se contenter de fixer des règles générales, tout le reste relevant des lois du marché et des acteurs privés.
C’est bien ce message qu’a retenu le chancelier en mettant fin à la coalition tripartie. Il a justifié son choix de rupture en ces termes : « L’Allemagne doit assumer sa responsabilité ». Déjà, en 2003, alors que l’Allemagne était la « lanterne rouge » de l’Europe, son prédécesseur Gerhard Schröder invoquait la responsabilité en présentant son agenda de réformes économiques et sociales : l’Agenda 2010 pour rééquilibrer les politiques. Le changement de coalition à venir après les élections au Bundestag du 23 février 2025 s’inscrit bien dans la continuité. Et si, durant la campagne, les médias vont faire leurs choux gras des inévitables querelles de personnes, la dramatisation n’est pas de mise : malgré l’émergence récente de populismes, le « modèle allemand » reste foncièrement stable et constructif. Il est collectif par définition, fondé sur le débat et encadré par de puissantes règles invariantes.
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