Le déficit commercial a bon dos: du mésusage d’une notion macroéconomique complexe edit

Dans son discours inaugural, le président Trump a promis de réduire le déficit commercial persistant de son pays qui s’est sensiblement accru à la fin des années 1990 et auquel il impute le déclin de la substance et de l’emploi industriels étatsuniens. Pour lui, cette tournure préjudiciable résulte des pratiques déloyales de partenaires étrangers et de la naïveté libre-échangiste de ses prédécesseurs. Il assimile l’exportation à une aubaine ou à un revenu et les importations à un fardeau ou à un coût. Le déséquilibre – confondu avec une perte – doit être rectifié au moyen du remède qu’il affectionne : l’imposition de droits de douane. De prime abord, la politique proposée semble tomber sous le sens. Elle a certainement emporté l’adhésion de vastes pans de l’électorat.
Cette défiance à l’encontre des déficits commerciaux se justifie-t-elle ? La question est beaucoup plus complexe qu’il n’y paraît[1]. On parle de déficit commercial lorsqu’un pays importe plus de marchandises et de services qu’il en exporte. En 2024, il s’élevait à 918 milliards de dollars aux Etats-Unis, soit une augmentation de 133 milliards de dollars par rapport à 2023, et représentait 3,1 % du produit intérieur brut contre 2,8 % en 2023[2].
Comment se forme un déficit commercial ? Rappelons qu’une économie ne peut simplement pas consommer et investir plus qu’elle ne produit sans importer plus qu’elle n’exporte pour rectifier le déséquilibre domestique. Autrement dit, la balance commerciale renvoie à la différence entre ce qu’un pays produit et ce qu’il dépense. Le résultat dépend étroitement des décisions d’épargne et d’investissement des agents économiques. Si ceux-ci investissent plus qu’ils n’épargnent, ils créeront un déficit commercial et l’équilibre de la balance des paiements se rétablira grâce aux prêts et aux investissements de l’étranger. En théorie macroéconomique, la plupart des économistes défendent que le solde commercial équivaut à la différence entre l’épargne et l’investissement, une identité comptable fondamentale.
Les États-Unis ont pu maintenir un déficit commercial de longue date parce que d’autres pays sont disposés à les financer en investissant dans leur parc immobilier et leurs entreprises et en acquérant de la dette et des actions américaines. Les secteurs public et privé peuvent emprunter massivement à l’étranger parce que d’autres nations, par exemple la Chine et l’Allemagne, produisent plus que ce qu’elles dépensent. Relevons encore que les importations, même si elles sont acquises à crédit, consistent en des biens tangibles utiles aux agents économiques. Il n’y a donc aucun mauvais tour dans ces transactions.
Intrinsèquement, un déficit commercial n’est ni bon ni mauvais. Il deviendrait problématique s’il résultait essentiellement d’emprunts pour des dépenses de consommation et s’il se produisait à des niveaux excessifs entraînant une crise. À l’inverse, un déficit améliore le bien-être de la société si l’afflux de capitaux étrangers est plutôt consacré à financer des investissements productifs : usines, formation de la main-d’œuvre, nouvelles voies de communication ou mise à niveau des infrastructures existantes. Le pays atteint de la sorte un taux de croissance plus élevé et les rendements positifs permettent de servir sa dette avec profit.
Dans la plupart des grandes économies industrielles, on observe que le déficit commercial est généralement contracyclique : il tend à augmenter pendant les périodes de prospérité et à diminuer pendant les fléchissements de l’économie. Les États-Unis suivent ce schéma. Un déficit élevé reflète habituellement une forte demande qui soutient la croissance du revenu et de l’emploi ainsi que les importations. A contrario, le déficit recule généralement pendant les récessions, lorsque l’emploi et les dépenses, y compris celles liées aux importations, se contractent.
Depuis son accession au pouvoir, le président Trump a fait montre d’un activisme tarifaire aussi impétueux qu’imprévisible. Ses actions et menaces poursuivent certes des objectifs divers comme la lutte contre le trafic de drogue et l’immigration illégale mais la réduction du déficit commercial reste explicitement ou en filigrane l’un des objectifs primordiaux.
Le 20 janvier, il a chargé son administration « d’enquêter sur les causes des déficits commerciaux annuels importants et persistants de notre pays dans le domaine des marchandises … et de recommander des mesures appropriées, telles qu’un tarif supplémentaire global ou d’autres politiques, pour remédier à ces déficits »[3]. Dans la même optique – et peut-être en guise de succédané moins effrayant pour les marchés – il a diligenté le 13 février une autre enquête en vue d’élaborer un « Fair and Reciprocal Plan »[4]. Pour simplifier, le principe de réciprocité dont il est question ici stipule que les prélèvements de toute nature dont les entreprises américaines doivent s’acquitter lorsqu’elles exportent un produit vers un autre pays seraient imposés aux produits importés de ce même pays.
Dans des décisions connexes, le président a rétabli des droits de douane de 25% sur les importations d’acier et les a portés à 25% sur les importations d’aluminium. Il a aussi promulgué une augmentation de 10% des droits de douane américains sur l’ensemble des produits provenant de Chine.
À supposer que le déficit commercial états-unien est insoutenable, quel serait le meilleur moyen pour le compresser ou l’éliminer ? L’imposition de tarifs douaniers est-elle la panacée que le président Trump a vantée en toute occasion ?
Pour répondre à cette question, il faut garder à l’esprit l’identité comptable selon laquelle le solde commercial correspond à la différence entre l’épargne et l’investissement nationaux. En conséquence, les tarifs ne peuvent altérer un déficit que s’ils modifient ces deux valeurs. Aux Etats-Unis (et dans d’autres pays), tel n’est pas le cas. Les deux variables obéissent à des cycles économiques et des comportements qui évoluent lentement. Sur le long terme, elles sont déterminées par des facteurs tels que la richesse, la démographie, les taux d’intérêt, les recettes fiscales et les dépenses publiques, et les anticipations sur les revenus et sur les bénéfices futurs. Ces paramètres sont susceptibles d’amoindrir, voire d’éclipser les répercussions sur la balance commerciale globale d’une augmentation des tarifs[5] frappant tous les pays, surtout si, comme aux États-Unis, les importations ne représentent qu’environ 15 pour cent du PIB.
De fait, l’équilibre entre les deux binômes`(différence entre exportations et importations et différence entre épargne et investissements) tend à se rétablir sous l’effet correctif du taux de change. L’impact négatif des droits de douane additionnels sur les importations sera en partie contrebalancé par une appréciation du dollar ou une dépréciation de la monnaie du ou des pays auxquels les tarifs sont imposés[6]. Corrélativement, les exportations des États-Unis diminueront aussi. En conséquence, le volume des échanges déclinera mais pas le déficit commercial tant que les Américains n’épargnent pas davantage ou n’investissent moins.
Au surplus, dans une économie déjà proche du plein emploi (c’est le cas de États-Unis selon les critères conventionnels), le recul des importations consécutif à l’imposition de droits de douane tend également à réduire les exportations. Dans ces circonstances, les entreprises se concentrent en effet sur la production de biens pour les consommateurs nationaux et consacrent moins de ressources à l’approvisionnement des marchés étrangers. Cette réallocation concourt à l’inertie du solde de la balance commerciale.
Que se passe-t-il si les tarifs visent à comprimer le déficit avec un seul partenaire ? Sous le premier mandat Trump, lorsque les droits de douane des États-Unis sur de nombreux produits chinois ont fortement augmenté (2018-2019), on a effectivement assisté à un recul du déficit commercial avec la Chine. Par contre, le déficit global des États-Unis a continué à croître en raison d’une augmentation des investissements excédant l’épargne. Plutôt que d’acheter en Chine, les Américains ont simplement importé plus d’autres nations (comme le Vietnam et le Canada) avec lesquelles le déficit commercial s’est creusé.
En définitive, seuls des droits de douane suffisamment perturbateurs (ou élevés) pour déclencher une récession sont susceptibles d’améliorer la balance commerciale. Est-ce là le résultat recherché, une diminution de l’activité économique avec son cortège de licenciements et de précarités pour les plus démunis ?
Si les tarifs douaniers sont inopérants, existe-t-il d’autres mesures mieux à même de modérer le déficit commercial, c’est-à-dire la différence entre l’épargne et l’investissement ? Aux États-Unis, le déficit budgétaire soutenu du gouvernement, qui se traduit par un endettement massif (y compris auprès de créanciers étrangers), est une des principales causes du déficit commercial. Ce dernier pourrait être restreint par une politique d’assainissement des finances publiques consistant à couper dans les dépenses de l’État et à rogner le pouvoir d’achat du secteur privé par une augmentation des impôts.
Il serait étonnant que le président Trump parvienne à une telle conclusion. Celui-ci entend certes abaisser les dépenses de l’État mais il est aussi très attaché à alléger sensiblement les impôts. Si les réductions fiscales sont plus profondes et/ou mises en œuvre plus tôt que les économies budgétaires, l’investissement (les entreprises disposeront de plus de moyens) s’accroîtra plus vite que l’épargne. Ainsi, la politique fiscale gonflerait le déficit commercial.
La notion de déficit commercial est souvent négativement connotée et déformée par des idées approximatives, erronées ou contradictoires. Il est évidemment ardu d’expliquer à un large public que les importations sont nécessaires au bon fonctionnement d’une économie, qu’un déficit commercial peut résulter d’une phase de prospérité et que les tarifs ne le réduisent efficacement qu’au prix d’une récession. Par ailleurs, si la dette extérieure devient insupportable, le meilleur moyen de l’alléger consiste à contenir les dépenses nationales, épargner plus et investir moins, c’est-à-dire s’astreindre à la sobriété. Peu de politiciens en quête de popularité sont enclins à prôner un tel programme.
Vous avez apprécié cet article ?
Soutenez Telos en faisant un don
(et bénéficiez d'une réduction d'impôts de 66%)
[1] L’auteur s’est en particulier inspiré des analyses pertinentes de Richard Baldwin et Maurice Obstfeld (Cf. Factual Friday with Richard Baldwin, 6 December 2024, The Tariffs and Balance of Trade Paradox: Why Macro Always Wins (in Pictures), LinkedIn; Factual Friday with Richard Baldwin, 15 November 2024, Trump Tariffs, Season 2: 10% and 60% tariffs are not the same, LinkedIn; Obstfeld, Maurice (2024), “Mistaken Identities Make for Bad Trade Policy », Peterson Institute for International Economics, Policy Brief 24-13 et Obstfeld Maurice (2024), “America’s Deficit Attention Disorder”, Project Syndicate).
[2] Cf. https://www.bea.gov/news/2025/us-international-trade-goods-and-services-december-and-annual-2024.
[3] Cf. America First Trade Policy – The White House.
[4] Cf. https://www.whitehouse.gov/articles/2025/02/reciprocal-trade-and-tariffs/
[5] Le président Trump a mentionné des droits douane additionnels de 10 à 20 pour cent, Cf. Chambovey, Didier (2024), « Trump va-t-il vraiment lancer une guerre commerciale? », Telos
[6] Cf. Olivier Jeanne and Jeongwon Son John, “To what extent are tariffs offset by exchange rates?”, Journal of International Money and Finance, Volume 142, April 2024.