Égypte: la démocratie électorale fait ce qu’elle peut… edit
Aux élections législatives du weekend dernier, les Frères musulmans ont obtenu plus de 36% des voix, les salafistes plus de 24% et le parti islamiste modéré Wasat (Le Centre) un peu plus de 4%. Cela fait 65% des voix en faveur des islamistes. Il n’y avait aucune raison sérieuse pour que l’effervescence libérale de la place Tahrir modifie la sociologie égyptienne. Mais comment comprendre la nouvelle donne politique ?
L’agenda de sortie de crise annoncé par les militaires, au lendemain de leur coup d’État, n’est jamais apparu satisfaisant aux militants pro-démocratie à l’origine du mouvement de la place Tahrir. Rappelons cet agenda : une élection législative à l’automne, une commission constituante formée à l’intérieur du Parlement nouvellement élu, l’adoption d’une Constitution et une élection présidentielle.
Pour une partie des libéraux, cet agenda avait l’inconvénient ne pas leur laisser le temps de se préparer suffisamment afin de faire bonne figure lors de l’élection législative. Il est probable qu’ils craignaient aussi que le débat sur le contenu de la nouvelle constitution ne soit préempté par la désignation préalable d’une majorité parlementaire qui ne serait pas libérale.
À ces nettes réticences initiales s’est ajoutée, tout au long de ces derniers mois, l’attitude répressive de l’Armée – encore rappelée par un récent rapport d’Amnesty international –, indiquant clairement sa volonté de retour à l’ordre. La divulgation, il y a peu, d’un projet des militaires visant à faire bénéficier les forces armées de garanties constitutionnelles limitant le contrôle qu’aurait sur elle le futur pouvoir civil ainsi qu’un possible report des élections présidentielles ont mis le feu au poudre chez les militants pro-démocratie et sans doute aussi chez les Frères musulmans. Mais ce n’était pas le même feu qui brûlait.
Les premiers, à vrai dire assez naïvement, ont vu dans le faux pas des militaires l’occasion, en s’alliant aux seconds, de bloquer un agenda électoral qui jouait contre eux. La place Tahrir s’est donc remplie de manifestants réclamant le départ immédiat de l’Armée et la formation d’un gouvernement d’union nationale. Cette demande pouvait se comprendre, car il est toujours souhaitable que les militaires s’occupent le moins possible des affaires civiles ; elle n’en était pas moins déplacée et quelque peu irréaliste. Suivie d’effet, elle aurait abouti à une mise en cause du calendrier électoral, ce que souhaitait une partie des militants pro-démocratie, mais que ne souhaitait pas la grande majorité des forces politiques, et notamment pas les Frères musulmans. Il y avait donc peu de chances qu’ils poussent les choses trop loin. De fait, ils se sont rapidement retirés du mouvement, leur participation initiale n’étant destinée qu’à faire pression sur les militaires, afin qu’ils abandonnent des prétentions sans doute excessives.
Cela dit, quelques mois de plus n’auraient certainement pas bouleversé les tendances profondes de la sociologie électorale égyptienne : ni le conservatisme ni l’islamisme n’auraient été réduits et les candidats libéraux n’en seraient pas devenus mieux implantés et plus attractifs. Au surplus, il était déraisonnable de prétendre défendre la démocratie en repoussant l’élection législative tout en protestant, en même temps, contre le rapport présumé de l’élection présidentielle par les militaires. De fait, dix mois déjà séparent le départ de Moubarak de l’élection législative, et c’est beaucoup. Le report de celle-ci comme la formation d’un gouvernement d’union nationale, c’est-à-dire d’un gouvernement provisoire, aurait rallongé la période d’instabilité, avivant quasi mécaniquement les surenchères. Enfin, il est probable que la lassitude d’une large part de la population était suffisamment palpable pour que les militaires puissent faire le pari que la place Tahrir n’était plus forcément le cœur de l’Égypte. Dès lors, un nouveau Premier ministre, issu de l’élite gouvernante de la période Moubarak – il avait occupé ce poste dans les années quatre-vingt-dix – pouvait être nommé et le calendrier électoral suivre son cours.
La forte participation observable, lors du premier tour de l’élection, valide indéniablement le choix de l’Armée et des Frères musulmans. Cette forte participation montre l’attachement des Égyptiens au processus démocratique, si ce n’est nécessairement à l’idée démocratique elle-même. Elle met en place une contre scène nationale à la place Tahrir : l’héritage des événements de janvier et février derniers est ainsi en train de passer des militants pro-démocratie, familiers de la place, à la multitude des électeurs, jusqu’alors silencieux, mais ne partageant pas, loin de là, leur conception de l’identité de l’Égypte.
Pour eux, cette identité est lourdement islamique : les Frères musulmans ont obtenu plus de 36% des voix, les salafistes plus de 24% et le parti islamiste modéré Wasat (Le Centre) un peu plus de 4%. Cela fait, pour l’instant, 65% des voix en faveur des islamistes. Il n’y a là rien d’étonnant. Il n’y avait somme toute aucune raison sérieuse pour que l’effervescence libérale de la place Tahrir modifie la sociologie égyptienne. C’est certainement une erreur politique majeure de l’avoir cru.
La démocratie électorale fait ce qu’elle peut avec ce qu’elle a. Elle ne donne pas forcément le pouvoir aux meilleurs des démocrates ; elle le donne à ceux que la majorité préfère. Si l’Egypte n’a pas fait sa révolution libérale durant le « printemps arabe », elle est peut-être en train de faire, maintenant, sa révolution conservatrice. Certes, l’intérêt politique des Frères musulmans n’est pas de s’allier avec les salafistes. Ce serait leur donner un surcroît de crédit. Mais ne pas s’allier avec les salafistes n’implique pas d’ignorer leur programme. Certes, ce serait toujours un moindre mal : comme on le sait la copie ne vaut jamais l’original. Mais que la potion soit forte ou très forte, il n’est pas douteux qu’elle ne sera pas bonne à prendre pour les libéraux.
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