Egypte: une transition chaotique mais pluraliste edit
Sur la scène internationale, Mohammed Morsi s’est montré relativement actif, s’essayant à définir une position qui n’apparaisse ni excessivement pro-occidentale ni inutilement hostile à l’Occident. La vive réplique à l’attaque subie par les gardes-frontières égyptiens dans le Sinaï et la fermeture du terminal de Rafah, reliant l’Egypte à Gaza, a montré que la défense de la souveraineté égyptienne l’emportait sur la solidarité envers la Palestine et, surtout, envers le Hamas. Les Etats ont des intérêts plus important que les solidarités de leurs dirigeants – quoi de plus normal ? Certes, le président Morsi a rappelé aux Etats-Unis leurs obligations découlant du traité de Camp David, notamment en ce qui concerne le droit à l’auto-détermination des Palestiniens, mais nous sommes loin, très loin d’une rupture, ou d’un éloignement d’avec le monde occidental comme d’avec ses alliés dans la région. Du reste, la première visite officielle du nouveau président égyptien a eu lieu en Arabie saoudite. Sans doute s’est-il rendu à Téhéran à l’occasion du sommet des pays non-alignés, mais il en a profité pour critiquer sévèrement le régime syrien dont l’Iran est, jusqu’à présent, l’indéfectible allié. Par ailleurs, Mohammed Morsi est également allé à Rome et à Bruxelles ; il s’est aussi rendu en Chine, d’où il est revenu avec un prêt de 200 millions de dollars. Enfin, l’Egypte a vu ses relations avec la Turquie s’intensifier depuis le départ du président Moubarak. S’il fallait donner une logique à tout cela, il serait plus judicieux de parler d’une variation sur un thème imposé plutôt que d’une révision. Cette variation n’est pas dénuée d’intérêt dans la mesure où elle vise à augmenter la marge de manœuvre de l’Egypte, en la fondant sur des partenariats avec des acteurs en train de monter en puissance sur la scène internationale comme la Chine ou la Turquie. Il n’en découle pas une révision des relations avec les Etats-Unis, l’Arabie saoudite ou Israël. C’est, il faut le reconnaître, un positionnement intéressant.
Toutefois, l’essentiel n’est pas là. La politique extérieure d’un Etat est infiniment moins importante pour sa stabilité que sa politique intérieure et la prestance d’un dirigeant, sur la scène internationale, n’en fait pas nécessairement un bon dirigeant sur la scène intérieure. Or sur ce plan rien de significatif n’a été engagé pour le moment.
La Commission constitutionnelle a récemment annoncé qu’une première rédaction de la Constitution était presque achevée. L’article 2 de l’ancienne Constitution faisant de la charia la source principale de législation est, pour l’instant, maintenu. C’est un compromis important, puisqu’on sait que les salafistes voulaient que ce soient les « règles de la charia », ce qui impliquait de rester attaché aux mots et non à quelque chose de plus aisément interprétable et de finalement moins contraignant. Mais rien n’est déminé pour autant. La divulgation du texte constitutionnel s’accompagnera sûrement de maintes controverses. Indépendamment de cela, la Commission constitutionnelle elle-même n’est pas sûre de rester en place : un nouveau recours judiciaire concernant sa composition doit prochainement être étudié par les magistrats. Les libéraux lui reprochent sa composition trop largement favorable à la composante islamo-conservatrice. On sait que ce motif avait déjà entraîné l’invalidation de la précédente commission. Si, néanmoins, tout se passait bien, l’adoption de la Constitution par référendum ouvrirait la voie à de nouvelles élections législatives. On sait que, pour l’instant, le président gouverne sans Parlement. Il a récupéré les pouvoirs que les militaires s’étaient octroyés. La tenue de nouvelles élections législatives peut être vue avec espoir par les dirigeants actuels mais aussi avec crainte. Rien n’indique, en effet, qu’ils retrouveront la majorité relative qu’ils possédaient dans l’ancien Parlement. L’usure du pouvoir, y compris lorsqu’on n’est pas parvenu à l’exercer entièrement, existe. Elle est d’autant plus sensible que le parti conservateur – représenté, lors de la présidentielle, par le dernier Premier ministre de Hosni Moubarak, Ahmed Chafik – avait obtenu 48,27 % des suffrages contre 51,73 % pour Mohammed Morsi. On aurait, en effet, tort de croire que l’Egypte se soit massivement rangée derrière les Frères musulmans. Le moralisme islamique est, certes, ambiant dans ce pays, mais il l’était tout autant durant la présidence de Hosni Moubarak. Comme tous les moralismes, il est, d’ailleurs, loin d’être le programme des pratiques ; et il n’est pas nécessairement la matrice des choix politiques. Du reste, lorsqu’il le devient, rien n’implique que les Frères musulmans en soient les seuls bénéficiaires : 22% des Egyptiens ont voté pour les salafistes. Il a en résulté qu’à eux seuls les Frères musulmans n’étaient pas majoritaires au Parlement.
Mais, au-delà même de l’élection, il reste que la majorité des postes importants de la fonction publique a été pourvue sous la présidence précédente ; il n’y a rien d’étonnant à cela : celle-ci a représenté trente ans de la vie du pays. Cette haute fonction publique s’était forgée une certaine conception – très souvent légaliste – du service de l’Etat. Celle-ci est toujours à l’œuvre. Les démêlées du président Morsi avec la magistrature en témoignent. On s’en souvient, le décret présidentiel annulant l’annulation de l’élection législative par la Haute Cour constitutionnelle avait été suspendu par cette juridiction, au motif que ses décisions étaient définitives et s’imposaient à l’ensemble des pouvoirs publics. De fait, aucunes de celles-ci n’avaient jamais été annulées ou même failli l’être dans le passé. Les choses en étaient restées là, le président avait abandonné et l’Assemblée du Peuple ne siégeait pas. A la fin du mois de septembre, la Haute Cour administrative du Caire a confirmé la position de la Haute Cour constitutionnelle en rappelant que « l’Assemblée du Peuple n’existait plus légalement ». Un nouveau décret présidentiel vient de relancer cette guerre de positions avec la magistrature. Le président Morsi a démis le procureur général Abdel Meguid Mahmoud à la suite d’un récent jugement acquittant vingt-quatre personnes, poursuivies pour avoir attaqué les manifestants de la place Tahrir, en faisant charger des dromadaires sur eux, lors des événements de janvier-février 2011. Le président reproche au procureur de n’avoir pas, intentionnellement, monté un dossier suffisamment solide pour entraîner leur condamnation. Non sans humour, celui-ci a été nommé ambassadeur d’Egypte auprès du Saint-Siège. Il s’en est suivi une vigoureuse protestation des magistrats, le procureur général considérant, quant à lui, le décret présidentiel comme anticonstitutionnel. La marge de manœuvre du chef de l’Etat apparaît ainsi relativement médiocre : ses décrets ne sont en rien des diktats. Il est finalement contraint de gouverner à l’intérieur du droit.
Toutefois, le plus intéressant n’est pas là. Le plus intéressant est que la libération des vingt-quatre accusés a donné lieu à une manifestation de protestation au Caire, à laquelle participaient les Frères musulmans. Cette manifestation s’est transformée en manifestation contre le président Morsi. En même temps, dans les quartiers du Caire d’où étaient originaires les accusés, on fêtait leur retour. L’Egypte n’est pas ni unanimement révolutionnaire, loin de là même, ni unanime derrière les Frères musulmans. Après tout, cela peut vouloir dire qu’elle est pluraliste. Il reste à incarner ce pluralisme dans des institutions stables et reconnues. Cela risque, toutefois, de prendre du temps.
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