Regard froid sur le printemps arabe edit
L’année dernière, l’Afrique du Nord et le Proche-Orient étaient agités par ce que l’on a appelé le « Printemps arabe ». On a cru à un jeu de dominos partant de Tunisie, atteignant l’Égypte puis le Bahreïn, le Yémen, la Libye, la Syrie voire, revenant vers l’Ouest, le Maroc. Un an après, la réalité apparaît plus contrastée, plus complexe et, finalement, moins triomphale.
Ce qui a frappé et surpris, dans ces révolutions, c’est en premier lieu l’étrange faiblesse d’un autoritarisme qui s’était pourtant largement consolidé durant la dernière décennie. En Tunisie puis en Égypte, une partie de l’appareil sécuritaire a fait défaut, et ceci relativement rapidement. Il est difficile de dire ce qu’il se serait passé si les militaires avaient activement soutenu le régime. En Égypte, ils ont indiqué très tôt qu’ils ne le feraient pas, ce qui a contribué à renforcer la résolution des manifestants. L’abstention de l’Armée a montré la faiblesse du régime. Inversement, en Libye où une partie de l’appareil sécuritaire n’a pas fait défaut, la révolte s’est transformée en guerre civile et la victoire des insurgés eût été incertaine sans l’intervention de l’OTAN. En Syrie, où l’appareil sécuritaire a tenu, le régime – pour l’instant, du moins – tient toujours.
Dans le cas de la Tunisie comme dans celui de l’Égypte, on peut raisonnablement faire l’hypothèse que l’armée n’a pas voulu assumer un rôle répressif majeur, parce que ce rôle ne lui semblait plus moralement justifiable et qu’elle ne pensait pas pouvoir en sortir indemne. Certes, l’armée égyptienne n’a pas hésité, par la suite, à réprimer plus ou moins vivement certaines manifestations, et avec morts d’homme. Elle n’hésite pas non plus à maltraiter les manifestants. C’est atteindre un certain degré de répression et non réprimer qui est devenu impossible. Il faut se souvenir de l’intervention effective des chars durant les émeutes de 1977, en Égypte, pour comprendre ce qui a changé.
On serait tenté d’inclure la Syrie dans cette évolution, si l’on considère la radicalité que pouvait atteindre la répression sous la présidence d’Hafez El Assad. En se consolidant, en s’institutionnalisant et surtout en s’éloignant des périodes fondatrices, souvent dramatiques et violentes, émaillées de tentatives de coups d’État ou de coups d’États réussis, d’attentats et d’assassinats, les régimes autoritaires arabes se sont plus ou moins glissés dans une sorte de normalité, cultivant une apparence démocratique, de sorte qu’une partie de leurs élites se sont trouvées plongées dans l’ambivalence consistant à maintenir l’autoritarisme tout en s’orientant vers des fonctionnements libéraux jamais sérieusement mis en œuvre ou, tout au moins, conçus pour ne jamais aboutir. Il en a, malgré tout, résulté un affaiblissement de la réactivité autoritaire. C’est manifeste en Égypte et tout autant en Tunisie. Ce n’est sans doute pas totalement négligeable en Syrie. Il est, bien sûr, difficile d’en parler à propos de la Libye.
Si l’on a sous-estimé la faiblesse intrinsèque du régime dans le succès au moins momentané des révoltes, on a probablement surestimé leurs assises. S’il y avait, place Tahrir, des représentants de presque toute l’Égypte, on ne peut pas soutenir, pour autant, que tout le pays était impliqué dans le mouvement. Les masses populaires des quartiers pauvres n’ont pas déferlé dans les rues du Caire. La révolte a d’abord été le fait des enfants de la bourgeoisie ou tout au moins en ont-ils été le ferment. On ne dira pas la même chose à propos de la Tunisie, certes. Mais, si l’on considère la situation en Libye et au Yémen, il est clair que l’on a moins eu affaire à la révolte d’un peuple unanime qu’à une guerre civile. La longue résistance de Saleh au Yémen ne s’explique pas autrement. En Syrie, et quoiqu’il ne soit pas de bon ton de le rappeler, une partie de la population soutient le régime. C’est ce qui explique aussi – avec la fermeté de l’appareil sécuritaire – que la situation n’ait pas tourné en sa défaveur. De plus, se révolter contre un régime autoritaire n’implique pas nécessairement que l’on soit démocrate. Entendons-nous, il y a deux acceptions de la démocratie, une relevant de ce que l’on pourrait nommer un programme modeste et une autre relevant de ce que l’on pourrait appeler un programme fort. Pour le programme modeste, la démocratie c’est la soumission des gouvernants à la décision électorale des gouvernés. Pour le programme fort, la démocratie c’est aussi le respect des libertés individuelles, des minorités, des croyances ou de la non-croyance. Il n’est pas certains que tous ceux qui se sont révoltés contre les régimes autoritaires partagent le programme fort ; et il n’est pas certain que tous les insurgés libyens partagent le programme faible.
S’agissant de la fin de l’accaparement de la scène oppositionnelle par l’islamisme, le Printemps arabe a montré une chose et son contraire. Il a montré que ce n’était pas les oppositions à référence islamique qui étaient finalement les plus dangereuses pour les régimes autoritaires, comme on l’avait cru. De fait, elles n’ont pas déclenché le mouvement et l’on seulement accompagné, en différé et prudemment. Mais il est incontestable que ce sont elles et non les initiateurs démocrates et libéraux des mouvements qui en ont bénéficié. L’Égypte est exemplaire de cette situation : les jeunes libéraux sont à l’initiative du mouvement, mais ce sont les partis à référence islamique qui tirent les marrons du feu. Les Frères musulmans et les salafistes détiennent ainsi 71% des sièges à l’Assemblée du Peuple. En Tunisie, c’est aussi un parti à référence islamique qui a largement remporté les élections. La Libye, quelque chaotique que soit la situation, ne semble pas devoir infirmer cette tendance. Faut-il s’en étonner ? L’islam est une réalité présente dans la vie quotidienne de ces sociétés et une référence de moralité. Toutefois, tout le monde ne le conçoit pas forcément de la même manière, de sorte que des conduites comme des idées très différentes peuvent s’y référer. Il n’empêche que c’est une référence crédible et respectable. De plus, les mouvements à référence islamiste n’ont jamais participé au pouvoir. Il est donc aisé d’imaginer qu’ils bénéficient d’une double crédibilité, celle provenant de leur référence religieuse et celle provenant de leur intégrité politique. Ils s’avèrent ainsi en phase avec les conceptions et les attentes d’une partie importante de la population qui ne voulait peut-être plus des dirigeants autoritaires, mais qui n’est pas forcément intéressée par le programme démocratique fort. Ce que la plupart des gens recherchent, en effet, c’est une vie décente, une administration qui les respecte et la prise en charge sérieuse des problèmes sociaux. De ce point de vue, des démocrates illibéraux peuvent parfaitement convenir.
Le Printemps arabe n’a donc pas radicalement transformé les sociétés de la région. En revanche, la dépendance des gouvernants vis-à-vis des gouvernés a été réaffirmée comme le principe normal de toute vie sociale. Au-delà des incertitudes présentes, c’est forcément bon signe. Comme c’est forcément un bon signe que la référence islamique soit désormais soumise, à l’instar de toutes les autres, aux aléas de l’élection. Les partis vainqueurs en Égypte comme en Tunisie auront ainsi des comptes à rendre aux électeurs sur leur bilan et la valeur de cette référence – tout au moins sa pertinence politique – sera alors évaluée à l’aune des réalisations de ceux qui s’en réclament.
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