Les touristes russes en Europe, enjeu du conflit ukrainien edit
L’Union européenne a acté fin août la suspension complète de l’accord en vigueur entre Bruxelles et Moscou facilitant l’attribution des visas aux ressortissants russes voulait voyager au sein des pays de l’espace Schengen. Depuis le début du mois d’août, la Première ministre estonienne, Kaja Kallas, propose aux 27 de cesser de délivrer des visas touristiques aux ressortissants russes tant que les forces armées russes continuent l’invasion de l’Ukraine. Ses homologues polonais, baltes, finlandais, danois s’accordent sur cette ligne, tandis que l’Allemagne, la Hongrie, le Portugal, la Grèce et Chypre s’y opposent. Il est fort probable que le sujet revienne à un moment ou à un autre lorsqu’il s’agira de durcir les sanctions à l’égard de la Russie. D’un point de vue moral et humanitaire, cette mesure serait un signe supplémentaire de solidarité avec une Ukraine meurtrie, occupée et dévastée. Toutefois, si elle était adoptée à une prochaine occasion, cette mesure pourrait produire des effets stratégiques contre-productifs pour la politique extérieure de l’Union. Cela aiderait bien peu les Ukrainiens mais remettrait en question la stratégie de sanctions de l’Union élaborée depuis 2014.
Solidarité avec les Ukrainiens!
Refuser l’entrée du territoire de l’Union aux touristes russes peut apparaître comme une mesure de bon sens et procède d’un élan de solidarité aussi spontané que louable. Cela permettrait également de dissiper la schizophrénie que certains Européens ressentent depuis plusieurs mois.
D’un côté, l’Union européenne sanctionne (à sept reprises) la Russie et, de l’autre, elle accueille ses touristes dans ses hôtels, sur ses plages, dans ses musées et dans ses restaurants. D’un côté, l’Union européenne s’oppose à l’invasion russe et soutient l’effort de guerre ukrainien au prix d’une inflation énergétique difficile à supporter pour les Européens et, de l’autre, elle laisse des citoyens russes circuler presque librement dans les capitales européennes. Le grand écart est presque absurde quand les opinions publiques européennes entendent des responsables politique affirmer qu’ils veulent asphyxier le régime Poutine tout en laissant ses citoyens russes supposés le soutenir se divertir à Mykonos, à Nice ou à Prague. De deux choses l’une pourrait-on dire : soit la Russie s’est mise au ban de l’Europe soit ses citoyens sont libres de venir consommer en Europe.
Refuser de délivrer des visas aux touristes russes pour plusieurs mois permettrait de résoudre cette dissonance politique quotidiennement constatée : cette mesure, surtout si elle était absolue et générale pour l’espace Schengen, serait un nouveau signe de solidarité des Européens envers les Ukrainiens. Ce serait un signal bienvenu au moment où le conflit entre dans son septième mois et où les perspectives de résolution semblent bien lointaines. Elle aurait même une valeur humanitaire toute particulière : dans la guerre russo-ukrainienne, les civils ukrainiens sont les principales victimes. Du côté russe, seuls les soldats meurent. La société civile russe, elle, ne subit pas encore de dommages massifs dans sa vie quotidienne, ce qui pourrait l’amener à remettre en cause la guerre initiée par le régime. Priver de voyages en Europe les ressortissants russes serait un moyen supplémentaire de les alerter sur les dangers de la politique extérieure menée par leur gouvernement national. Enfin, comme l’ont souvent indiqué les chefs de gouvernement baltes et nordiques, les mouvements de populations entre Russie et Union européenne ne sont pas sans risques sécuritaires : infiltration, déstabilisation, etc. Les Etats baltes et la Finlande ont une expérience directe de ces risques.
Préserver la cohérence des politiques de sanctions
Les Européens doivent montrer une solidarité sans faille à l’égard de l’Ukraine. Il en va de leurs principes mais aussi de leurs intérêts directs. Toutefois, exercer ce devoir de solidarité dans le domaine des visas touristiques pourrait paradoxalement nuire à la politique ukrainienne de l’Union.
Loin de compléter la série des sanctions à l’égard de la Fédération de Russie, cette mesure réorienterait ses principes mêmes. Depuis 2014 et l’annexion de la Crimée, l’Union a en effet adopté une stratégie de sanctions ciblées sur le gouvernement russes, sur les leaders russes et sur certaines entreprises russes. Cette stratégie – parce qu’elle est ciblée - a résisté aux vicissitudes des relations internationales et aux dissensions internes à l’Union. Refuser en masse les visas touristiques (et seulement eux) fragiliserait les fondements et les objectifs de cette stratégie.
En interdisant d’entrée sur le territoire européen plusieurs dizaines de responsables politiques, administratifs et militaires russes, l’Union européenne a sanctionné leurs contributions respectives à la mutilation de la souveraineté ukrainienne. La liste nominative des ressortissants russes interdits d’entrée et de séjour sur les territoires de l’Union européenne est, en creux, une liste des responsables de la politique extérieure agressive de la Russie. Cette liste définit des niveaux de responsabilité et désigne ces individualités comme des risques pour la sécurité du continent en général. Passer à une interdiction de visas touristiques pour les 140 millions de citoyens russes serait non pas accomplir cette politique de sanction mais la remplacer. Cela placerait sur un même pied de responsabilité stratégique un oligarque du secteur militaro-industriel et un simple citoyen russe. Elle instaurerait une identité de traitement entre un chef de guerre et un quidam du seul fait de sa nationalité. Elle cimenterait une solidarité indéfectible entre l’homme de la rue et les membres actifs du régime Poutine, qui pourrait à peu de frais reprendre sa rhétorique du ressentiment à l’égard des Occidentaux. En somme, elle nivellerait les niveaux de responsabilité et établirait une responsabilité collective nationale en matière d’invasion de l’Ukraine. L’Union n’aurait plus une stratégie de sanction contre un gouvernement mais une position d’ostracisme pour un peuple.
Paradoxalement, la suspension de la délivrance des visas touristiques nuirait aux objectifs de la politique russe de l’Union européenne. En effet, le but des 27 est depuis plusieurs années de désolidariser le peuple russe de son gouvernement. C’est pour cette raison qu’en Russie comme ailleurs (Biélorussie, Myanmar, etc.), l’Union sanctionne des gouvernements et non des populations. Les sanctions individuelles et les sanctions sectorielles sont conçues pour que la rue russe soit alertée sur les méfaits de la politique extérieure de son gouvernement. En entravant le commerce et les échanges financiers, l’Union européenne espère qu’elle créera les conditions d’une contestation politique à l’intérieur même de la Russie. Frapper uniformément tous les Russes susciterait un nouvel élan de solidarité entre population et gouvernement : en science politique, ce principe a été théorisé sous le nom de « ralliement autour du drapeau » (rally ’round the flag effect).
Paradoxalement encore, la mesure entraverait les échanges entre l’Union et les franges de la population russe la plus hostile à la guerre. Car les Russes qui voyagent en Europe proviennent bien souvent des villes contestataires et d’où sont originaires peu soldats opérant en Ukraine, Moscou et Saint-Pétersbourg, dans un pays où seulement environ 30% de la population dispose d’un passeport extérieur.
Soutenir les Ukrainiens et dialoguer avec la société russe
Le dilemme politique actuel sur les visas touristiques est familier à l’Europe. La méfiance à l’égard de la Russie est bien compréhensible après des décennies de propagande nationaliste revancharde. Mais le pari du dialogue avec la société civile russe est, indirectement, une façon de soutenir sur le long terme l’Ukraine. Car plus l’Union maintient le rapport de force avec la Russie, plus elle soutient l’Ukraine.
Dans la mesure où cette interdiction des visas pour les Russes pour l’ensemble de la zone Schengen réclamerait l’unanimité, il n’est pas forcément judicieux pour les Européens de se diviser sur cette question. Le soutien aux Ukrainiens nécessite de rassembler les Européens autour de mesures efficaces et ciblées, comme cela a été fait depuis le début de la guerre, pas de les diviser sur des mesures quasi impossibles à mettre en œuvre. Pour l’heure, le principal bénéficiaire de cette politique européenne est la Turquie, qui a accueilli de nombreux touristes russes cette année : c’est précisément le pays qui a su le mieux tirer des bénéfices de la guerre depuis la crise, fournissant à la fois les Ukrainiens en armes (drones), mais aussi les Russes en solutions diplomatiques et économiques pour contourner les sanctions.
De manière générale, l’Europe n’a pas intérêt à se couper de la population russe car sa grande force à l’intérieur de la Russie est sa capacité à attirer les Russes. Lorsque la Russie autocratique de Nicolas 1er interdisait ses propres ressortissants de voyager à l’étranger, le fossé entre Europe et Russie était à son comble. Le tsarisme était alors engagé dans un vase clos nationaliste et réactionnaire qui l’a conduit à un impérialisme dont la Finlande, la Pologne et la Roumanie ont eu ensuite à subir les lourdes conséquences. Repliée sur elle-même, la Russie présentait alors un danger constant pour l’Europe. De même, les périodes d’isolement maximal de l’URSS (pendant les années 1930 notamment), ont été des périodes de risques extrêmes pour l’Europe. En d’autres termes, une Russie forteresse autiste est une Russie plus dangereuse encore pour l’Europe qu’un pays dont les ressortissants maintiennent le contact avec l’Europe. A défaut d’être une puissance militaire, l’Union a pour elle son soft power loin d’être négligeable au sein même de la Russie. Les citoyens russes ordinaires aspirent à l’Union pour voyager, s’éduquer, placer leurs actifs ou encore se faire soigner. Couper les ponts avec l’homme de la rue russe, c’est renoncer à un atout décisif pour les Européens.
Faute d’améliorer la position de l’Ukraine ou de renforcer le mouvement anti-guerre en Russie, l’efficacité politique de sanctions indiscriminées ne peut que laisser sceptique. C’est donc bien la poursuite d’une politique de sanctions ciblées qui permettra à terme à l’Europe de peser dans ce conflit qui s’installe dans la durée. En outre, un nouveau défi se présente aux Européens avec la fin de l’accord de facilitation des visas : cela signifie également la fin de l’accord de réadmission. En d’autres termes, en cas de nouvelle crise migratoire comparable à celle à la frontière biélorusse l’an passé, la Russie ne serait plus tenue de récupérer les migrants illégaux. C’est une perspective qu’il n’est pas possible d’écarter d’un revers de main, et qui pourrait avoir des conséquences majeures dans des opinions publiques divisées.
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