Biden, la Chine, le commerce et l’Europe edit
Les Européens retrouvent une Amérique avec laquelle ils pourront avoir des relations normales et enfin pratiquer un peu de diplomatie : c’est en soi un changement énorme par rapport à la manière chaotique, agressive et incompétente qui était celle de Trump. Ils se demandent aujourd’hui où vont se préciser les principales idées de politique étrangère de la nouvelle administration, pour avancer les leurs, s’ils en ont.
C’est particulièrement vrai de deux questions de fond, dont le parcours de Joe Biden, ses contraintes de politique intérieure et une certaine continuité avec son prédécesseur concourent à faire les priorités, en même temps que les défis les plus importants de sa politique étrangère : la Chine et le commerce.
La tension entre les Etats-Unis et la Chine, déjà forte sous Trump, s’est accrue, à l’occasion de la première rencontre bilatérale de haut niveau depuis l’investiture de Joe Biden, avec l’énumération par Antony Blinken, le nouveau secrétaire d’Etat, de plusieurs sujets de contentieux, la répression des Ouïgours, la remise en cause de la démocratie à Hong-Kong, l’intimidation de Taïwan, énumération dont le contenu et le caractère public visaient à manifester à la Chine que les Etats-Unis ne se laisseraient pas intimider par elle.
En mars, Blinken s’est rendu à Tokyo en réunissant, en chemin, des représentants de l’Inde, de l’Australie et du Japon. Ce nouveau format à quatre, Quad, qui réunit les grands Etats du Pacifique que préoccupe la plus la pontée de la Chine, lui adresse un autre signal clair : les Etats-Unis trouveront le concours d’autres puissances pour lui faire contrepoids. C’est le premier et le principal sujet de politique étrangère pour les Etats-Unis et pour le reste du monde.
Le second est le commerce et la régulation des échanges. Il est d’ailleurs lié au premier : limiter les excès de la mondialisation, c’est ipso facto contrarier la Chine, qui en a profité plus que tout autre.
Il y a, certes, loin de la volonté de Biden de limiter les effets de la mondialisation au protectionnisme décomplexé et, d’ailleurs inefficace, de Trump ; elle produit par ailleurs des initiatives qui peuvent rejoindre les préoccupations d’une grande majorité d’Etats européens, comme lorsqu’il a proposé une taxation globale minimale -21%- des bénéfices des multinationales. L’administration Biden a, par ailleurs, donné des signes de vouloir régler le double contentieux transatlantique sur Airbus et Boeing, mais sans, à ce stade, lever les taxes sur les exportations européennes imposées dans ce cadre. Elle ne donne aucun signe de vouloir renoncer à ce qui exaspère le plus -à juste titre- les Européens dans leur relation avec les Etats-Unis, les sanctions unilatérales extraterritoriales.
Où se situe l’Europe sur la Chine et les échanges internationaux, et quel degré d’entente avec les Etats-Unis peut-elle atteindre sur ces deux sujets ? D’abord, ils divisent les Européens, tout particulièrement la Chine, devenue le premier partenaire commercial de l’Allemagne en 2017, alors que leurs échanges ont triplé depuis 2000, et qui cherche à nouer des contacts privilégiés avec les Etats de la périphérie Est et Sud de l’Europe. C’est l’insistance de la présidence allemande qui a conduit à la conclusion, en décembre dernier, de l’accord Chine-UE sur les investissements. La mondialisation divise aussi l’Europe, entre une sensibilité libre-échangiste qu’incarnait le Royaume-Uni avant son départ et une France plus réticente, même si l’Europe dans son ensemble pratiquait globalement une politique commerciale ouverte.
Au-delà de ces différences, une certaine convergence s’observe entre Européens : l’aspiration à une mondialisation plus raisonnée, à des échanges plus régulés, y est partagée par les opinions. Elle est encouragée par deux forces, les populistes et les verts, mais elle résonne bien au-delà dans le spectre politique modéré, au nom de la « résilience » et de la « souveraineté » : c’est-à-dire du développement durable d’une part, du renforcement de l’indépendance et de la sécurité de l’Europe dans les domaines économiques et technologiques les plus stratégiques, de l’autre.
Sur la Chine, aussi, une certaine convergence s’observe. Les relations entre la Chine et deux Etats européens, la Suède et la République tchèque, sont en crise ouverte : la Suède à la suite de la condamnation à dix ans de prison d’un éditeur suédois d’origine chinoise dont la Chine prétend qu’il a renoncé à sa nationalité suédoise, la république tchèque pour avoir dépêché à Taïwan une délégation parlementaire. De façon générale, la répression du mouvement démocratique à Hong-Kong incite mécaniquement les Européens à désinhiber leurs relations avec Taïwan, comme l’illustre la récente venue au Danemark du président taïwanais Tsai Ing-wen pour le sommet des démocraties, venue contre laquelle Pékin a vivement protesté. Les sanctions prises par la Chine en mars contre des députés européens qui avaient critiqué la répression contre les Ouighours a resserré les rangs des Européens, qui les ont déclarées inacceptables.
La rencontre à 17+1 organisée par la Chine en avril à Pékin pour réunir autour d’elle des Etats d’Europe centrale et orientale, dont la Grèce, n’a connue qu’un succès médiocre, six leaders européens parmi les plus importants ayant renoncé au voyage. Enfin, dans ce climat, la ratification de l’accord sur les investissements est suspendue. Dans un document à la rédaction précautionneuse consacré à sa stratégie indo-pacifique, publié le 21 avril, l’UE évoque l'universalité des droits de l'homme, la nécessité de nécessité de diversifier ses approvisionnements et de « sécuriser des routes maritimes libres et ouvertes », autant d’allusions transparentes à la Chine.
Au total, il y a un contexte où se rapprochent les préoccupations des Européens et des Américains sur la Chine, même si, sur le plan stratégique et militaire, les Américains ont vis-à-vis d’elle une fonction singulière d’équilibre dont les Européens restent à l’écart. Cela justifierait que s’organise un dialogue euro-américain formalisé sur la Chine. Le préalable est, comme toujours, que les Européens transforment leur convergence de vues du moment en une vraie vision politique, se montrent un peu plus solidaires entre eux et travaillent à rapprocher leurs positions, en commençant par la France et l’Allemagne.
On peut dire la même chose des échanges internationaux, bien que la question se présente différemment dans ce domaine, où la montée du protectionnisme américain et les voies unilatérales qu’elle emprunte contrarient directement les intérêts européens. En sens inverse, les Américains se sont par avance émus de certaines mesures, en particulier l’instauration d’un mécanisme de compensation carbone qui jouerait comme une taxe à l’entrée du territoire de l’UE.
Même partant d’intérêts qui ne coïncident pas, l’Europe et les Etats-Unis devraient s’efforcer de concerter les mesures d’encadrement, voire de réduction de la liberté des échanges qu’appellent leurs opinions face aux excès de la mondialisation, comme leur volonté de lutter contre le réchauffement climatique et de regagner des marges d’autonomie nationale dans les secteurs stratégiques. Ils doivent y être incités pour deux raisons : une série de mouvements unilatéraux non coopératifs pourrait perturber au-delà des intentions de leurs concepteurs les échanges transatlantiques, qui restent le principal flux du commerce mondial ; il y a donc une première fonction, préventive, à une coopération euro-américaine dans ce domaine.
La seconde raison est liée au tournant pris par Biden lui-même : avec une Amérique qui affiche comme prioritaires la lutte contre le réchauffement climatique, la réduction des inégalités, une mondialisation plus compatible avec le développement durable, bref d’apparence plus européenne dans ses priorités, il y a des mesures à concevoir ensemble pour répondre à ces défis : une taxation carbone à l’échelle mondiale, la remise en cause des exemptions fiscales dont bénéficient les carburants aériens et maritimes, et bien d’autres, qui n’auraient de sens que si elles recevaient une application globale. Il n’y a que les Européens et les Américains ensemble qui puissent constituer la masse critique nécessaire pour les promouvoir à l’échelle mondiale avec quelque chance de succès.
On dit que les intérêts des Etats ne changent pas, que Biden, après Trump, continue une même politique de tension avec la Chine et de nationalisme économique contraire aux intérêts européens, qu’il faut éviter de se faire embarquer dans une guerre froide avec la Chine. C’est là une vision un peu paresseuse.
Il est vrai que ces deux tendances restent, d’un président à l’autre, dominantes dans la politique américaine ; il reste que ces problèmes sont également d’intérêt prioritaire pour les Européens, que l’évolution de la politique chinoise peut susciter une convergence justifiée des analyses et des attitudes entre Européens et avec les Américains, et que la façon dont Biden envisage sa politique commerciale et les ressorts qui la sous-tendent diffèrent radicalement de ceux de Trump.
Au total, il y a place pour un travail commun sur la Chine et le commerce, entre la nouvelle administration américaine, l’UE et les principaux Etats européens. Il n’y a ici ni convergence spontanée des intérêts, ni garantie de succès ; mais une chance à tenter, que les Européens feraient bien de saisir avant que les intentions américaines ne se cristallisent en positions arrêtées qu’il leur sera difficile de changer.
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