Législatives en Pologne: vers toujours plus d’illibéralisme? edit
Les Polonais voteront le dimanche 15 octobre pour élire les 460 députés de la Diète (Sejm) et les 100 sénateurs pour un mandat de quatre ans, dans un contexte de guerre à ses frontières. Dans ce régime parlementaire, des résultats de la Diète dépendra la nomination du Premier ministre. Le principal enjeu est la possible aggravation de la dérive illibérale du pays. Fort d’un bilan économique positif et d’une remontée en puissance géopolitique de la Pologne, le Parti Droit et Justice (PiS) peut-il encore accentuer le tournant illibéral amorcé depuis son arrivée au pouvoir en 2015 ?
La montée en puissance géopolitique de la Pologne
Incontestablement, le PiS a marqué un tournant significatif dans la diplomatie polonaise et le positionnement européen du pays. En effet, sous la précédente mandature, celle de Donald Tusk, la Pologne incarnait une diplomatie qui favorisait la coopération au sein des institutions européennes : la mise en place de la politique du Partenariat oriental en 2009 en était le symbole. De plus, la Pologne de Tusk avait réalisé un « miracle économique » depuis son adhésion, combinant fonds européens, politique pro-business et investissements directs étrangers avec les atouts d’un vaste marché et d’une main d’œuvre bien formée.
Avec l’arrivée du PiS au pouvoir, une rupture s’est manifestée, et elle a eu un impact notable sur les relations de ce pays de 38 millions d’habitants avec ses voisins européens. L’une des conséquences les plus visibles de ce changement a été la détérioration profonde des relations avec l’Allemagne, objet de nombreuses déclarations hostiles de la part du pouvoir en place, qui a notamment réclamé une indemnisation de 1300 milliards d’euros pour les dommages subis pendant la Seconde Guerre mondiale. Les partenaires privilégiés se trouvaient alors au sein du groupe de Visegrad (ou V4), où la Pologne avait renforcé sa coopération avec la Hongrie, et, à un degré moindre, avec la République Tchèque et la Slovaquie, souvent pour dénoncer des décisions européennes considérées comme dominées par l’Allemagne, surtout en matière de migrations. Dans le discours du PiS, la Plateforme civique de Donald Tusk est considérée comme une bourgeoisie « comprador » au service des intérêts allemands, principal partenaire économique mais ennemi politique.
Depuis la fin de la Guerre froide, quelles que soient les majorités aux États-Unis, la Pologne est devenue un partenaire important pour Washington en Europe centrale, ce qui n’est pas allé parfois sans incompréhensions : la Pologne s’est vue reprocher à la fois de jouer les passagers clandestins au sein de l’UE et de privilégier son alliance avec les Américains. On se rappelle les propos de Jacques Chirac quand en 2003 les nouveaux Etats membres dont la Pologne ont emboîté le pas aux Américains sur l’Irak (« Je crois qu’ils ont manqué une bonne occasion de se taire. »), et la décision en 2020 d’acheter des F35 a été accueillie fraîchement à Berlin et à Paris. Si l’engagement atlantiste de la Pologne ne s’est jamais démenti, l’opportunisme qu’on lui reprochait dans son rapport à l’UE s’est mué depuis quelques années en une volonté explicite de réduire le périmètre d’action de l’Union, d’élargir l’Union aux pays candidats actuels, et de préserver la règle de l’unanimité pour empêcher qu’une majorité prenne des décisions qui pourraient aller à l’encontre des intérêts de la Pologne. Une position qui n’est pas sans rappeler celle, des années 1980 jusqu’au Brexit, des Britanniques.
Mais l’invasion de l’UKJraine a rebattu les cartes. Dès le 24 février 2022, la guerre a contribué à la montée en puissance géopolitique du pays en Europe. La Pologne, d’abord, a accueilli massivement des réfugiés ukrainiens (près d’un million et demi), témoignant de la solidarité du peuple polonais envers ses voisins ; elle a transféré un nombre important d’armes et organisé un front soutenant l’Ukraine sur le plan diplomatique, réclamant toujours plus à ses partenaires. Cette nouvelle respectabilité du PiS dans la guerre en Ukraine a été symbolisée par le fait que, fin mars 2022, le président américain Joe Biden a choisi Varsovie pour prononcer un discours majeur sur l’avenir des démocraties. Sur le plan militaire, la Pologne ambitionne de devenir la première puissance militaire terrestre européenne, montant ses investissements à 4% du PIB, renforçant ainsi sa position géopolitique en Europe. Varsovie s’est éloignée de Budapest, Viktor Orban incarnant au sein de l’UE une ligne très critique vis-à-vis de Kiev, s’est rapproché de Kiev en dépit de différends historiques (la question de l’exhumation des tombes polonaises en Ukraine), et a dû sermonner l’Allemagne afin qu’elle soit davantage présente sur le plan militaire et à l’unisson de l’Europe centrale.
Toutefois, cette nouvelle centralité géopolitique ne s’est pas accompagnée d’un recentrement politique.
Le décentrage politique de la Pologne vers l’illibéralisme
Depuis 1989, les institutions démocratiques ont pris racine, même si la dernière décennie a montré un affaiblissement de celles-ci, à l’instar d’autres Etats de la région. Naturellement, la croissance économique rapide et d’autres changements sociétaux ont profité à certains segments de la population plus qu’à d’autres, contribuant ainsi à créer un fossé profond entre les partis libéraux et pro-européens et ceux qui prétendent défendre les intérêts nationaux et les valeurs catholiques « traditionnelles ».
Les prochaines élections seront de ce point de vue déterminantes pour la direction de la Pologne au cours des prochaines années. Si jusqu’à présent il y a eu de multiples rotations de pouvoir entre les partis rivaux depuis la transition du régime communiste, l’enjeu de ces élections consiste à savoir si le PiS peut installer durablement une situation dans laquelle les contre-pouvoirs sont si affaiblis que l’opposition ne dispose que d’une chance limitée de l’emporter, faute de règles équitables. En effet, l’opposition est confrontée à des obstacles, notamment la propagande des médias publics contrôlés par le PiS et les changements juridiques liés à l’administration électorale. Si le PiS est arrivé au pouvoir en promettant de s’attaquer à la corruption, au copinage et au népotisme, il n’a pas su faire mieux en la matière que ses prédécesseurs. Le parti, géré par l’ancien Premier ministre Jarosław Kaczyński depuis 2003, avait également remporté la présidentielle en juillet 2020 avec Andrzej Duda avec 51%. Leur souverainisme revendiqué s’accompagne d’un clientélisme électoral qui ne se cache pas, d’une hostilité aux migrations, et de politiques réactionnaires en matière de mœurs (IVG, droits LGBT) et de justice (réforme de la cour suprême). Cela a valu à la Pologne une série de sanctions internes à l’UE (procédure de l’article 7 du TUE).
Dans leur ouvrage La Mort des démocraties, les politologues Steven Levitsky et Daniel Ziblatt constatent que les démocraties ne meurent plus sous l’effet de coups d’Etat et de tanks, mais plutôt par un processus discret de démantèlement des institutions démocratiques. Les institutions démocratiques ne peuvent pas survivre sans les bonnes mœurs démocratiques, à savoir la tolérance et la retenue. La Pologne se trouve bien aujourd’hui à ce point de divergence : la commission controversée sur les influences russes, critiquée par Washington et Bruxelles, est soupçonnée de viser l’opposition. Dans les faits, le texte prévoit que la commission pourrait déterminer si une personne a « agi sous l’influence russe », permettant de réduire au silence l’opposition politique, en particulier la Plateforme civique de Donald Tusk. Le PiS a également modifié la loi électorale en janvier 2023, afin d’augmenter le nombre de bureaux de vote dans les villages et zones rurales, et imposé le transport gratuit des seniors et des personnes handicapées vers les lieux de vote, favorisant son électorat. De plus, en matière de retenue, il a été établi que le pouvoir PiS a mis sur écoute ses opposants avec le logiciel Pegasus lors des élections législatives de 2019, utilisant des SMS dérobés à des fins politiques dans le cadre d’émissions de télévision publique contrôlées par le PiS pendant la campagne. Selon le Parlement européen, cette pratique a pu affecter le résultat des élections. Concernant la tolérance, le discours de Heidelberg (mars 2023) du Premier ministre Mateusz Morawiecki sur les « élites apatrides et coupées des réalités », son opposition aux « excès du super-Etat centralisé » et la critique d’une Europe « éloignée de ses racines chrétiennes et gréco-romaines » ne démontrent pas une volonté de dialogue évidente avec son opposition. Faut-il s’étonner de ces dérives, dès lors que pour l’eurodéputé PiS Ryszard Legutko, auteur d’un ouvrage au titre évocateur, Le Diable dans la démocratie. Tentation totalitaire au cœur des sociétés libres, décrit la démocratie libérale comme un système potentiellement autant destructeur de traditions et totalitaire qu’a pu être le régime communiste.
Le parti Confédération peut-il affaiblir le soutien polonais à l’Ukraine ?
Le PiS de Kaczyński et et la Plateforme civique de Tusk sont les principaux adversaires politiques qui définiront la coloration politique de la Pologne jusqu’à fin 2027 (sur un an, le soutien du PiS varie entre 36 et 38%, tandis que celui du PO se situe entre 30 et 31%). Mais le cas de Confédération (Konfederacja) mérite toutefois d’être observé dans ce paysage politique. En effet, fort d’un potentiel estimé entre 11 et 13% des voix, ses résultats électoraux et sa position politique pourraient en faire le parti clé d’une future coalition, poussant les autres partis politiques à adopter une partie de ses orientations, et ce d’autant plus que son nationalisme attire des déçus du PiS et que son libéralisme économique attire les électeurs de Tusk. De fait, son candidat à la présidentielle de 2020, Krzysztof Bosak (6,8%), n’a soutenu aucun candidat au second tour, mais l’aile droite du gouvernement PiS actuel n’y est pas opposé, comme le ministre de la Justice Zbigniew Ziobro.
Fondé en décembre 2018, Confédération agrège plusieurs petits partis représentant divers courants de droite, principalement le conservatisme national, le libéralisme national et le libertarianisme conservateur. Au-delà de ses divergences doctrinales, la coalition est avant tout soudée par des revendications eurosceptiques, favorables au démantèlement de l’UE tout en voulant conserver l’espace Schengen et l’espace économique européen. Elle prône un conservatisme social absolu (interdiction totale de l’avortement, restriction sur les cours d’éducation sexuelle), souhaite rétablir la peine de mort et milite pour un libéralisme économique dérégulé, tandis que certains membres ont eu des propos flirtant clairement avec l’antisémitisme. L’un de ses fondateurs, le monarchiste Janusz Korwin Mikkle (80 ans), a un jour déclaré que la démocratie libérale était « la forme de gouvernement la plus stupide jamais conçue », tout en se revendiquant de Tocqueville, Hayek, Friedman et Thatcher. Actuellement sur une pente ascendante, notamment grâce à une présence active sur les réseaux sociaux, Confédération, à l’instar de l’AfD en Allemagne, se distingue par une position critique vis-à-vis de l’Ukraine dans le contexte polonais.
L’argument essentiel est économique. Janusz Korwin-Mikkle a critiqué les impacts économiques négatifs des sanctions pour les Européens. De plus, un afflux de réfugiés peut stimuler l’économie mais également l’inflation. C’est en partie sous l’influence de cette rhétorique que le gouvernement en place a dû se résoudre, au printemps, à bloquer l’arrivée de blé ukrainien sur le marché polonais, face au dépit de ses agriculteurs, qui constituent un socle électoral pour le PiS. Dans son programme, Confédération propose explicitement de « garantir aux entreprises polonaises la participation à la reconstruction de l’Ukraine à des conditions préférentielles », en échange d’une aide.
Si Confédération est en mesure de peser sur la formation du prochain gouvernement, cela pourrait donc avoir de sérieuses conséquences. En d’autres termes, alors que son poids militaire, économique et démographique semble imposer la Pologne dans le jeu européen et transatlantique, ses évolutions politiques internes – très fortes – risquent de la rendre moins lisible pour ses partenaires, plus instable politiquement et moins présentable comme phare de la démocratie pour la région. Point positif, cette instabilité pourrait toutefois rendre plus difficile la poursuite de l’affaiblissement des institutions démocratiques dans le pays.
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