Éloge du compromis edit
La démocratie est un régime fragile dans lequel on contrôle la violence des passions humaines par des échanges de mots et par des négociations entre des personnes dont aucune ne peut imposer sa seule conception et sa seule volonté sans tenir compte de celles des autres. Mais le compromis entre des propositions différentes traduit aussi la complexité des réalités humaines, la légitime diversité des points de vue sur la vie en commun, l’impossibilité de prévoir les événements et les conséquences imprévues des décisions qu’adoptent les gouvernants.
Dans l’espace public, le citoyen de la démocratie ne devrait pas avoir d’ennemi, il a selon les configurations des alliés, des partenaires, des concurrents, des adversaires avec lesquels il s’allie ou auxquels il s’affronte en respectant des règles communes acceptées par tous. L’ordre démocratique ne résiste pas longtemps si la haine domine les relations entre les acteurs de l’espace public, si ces derniers se considèrent comme des ennemis qui veulent vous détruire et qu’il faut détruire.
Or nous savons que les hommes sont plus passionnés que rationnels. La tentation totalitaire est consubstantielle à la démocratie parce que, par sa nature même, elle ne respecte pas les règles communes sans un grand effort de contrôle et de rationalité. La dimension utopique de la démocratie (la liberté et l’égalité de tous) aboutit à ce que l’idée de représentation ou de délégation, la lenteur et les limites des institutions chargées de rendre effectifs les principes démocratiques risquent d’être radicalement critiqués comme non-démocratiques. L’utopie de la démocratie directe, de la démocratie totale, ou radicale, n’a cessé d’accompagner l’histoire de la démocratie. Au nom des idéaux dont elle se réclame, elle ne peut que les trahir. Les dialogues, la recherche des compromis, les débats pacifiés apparaissent comme des compromissions et des trahisons. Parce qu’elle invoque des principes qui ne peuvent jamais être pleinement réalisés, les citoyens cèdent volontiers à la tentation de l’extrême.
On ne peut être élu qu’en faisant rêver, c’est-à-dire en donnant à croire qu’on sera tous collectivement plus libres et plus égaux. « Vous pourrez ‘changer la vie’ si vous votez pour moi. » Ensuite, une fois élus, les gouvernants ne peuvent qu’être confrontés à la réalité et décevoir l’attente qu’ils ont soulevée et qu’ils étaient contraints de soulever pour être élus. Les compromis inévitables entre un programme rêvé, déconnecté des contraintes de la vie collective et de la réalité du quotidien politique, entre l’idéal et la réalité, sont interprétés en termes de trahison. François Hollande qui, dans sa campagne présidentielle, faisait de la finance son seul ennemi a été accusé de trahir les idéaux de gauche quand, devenu président, il a été confronté à la mondialisation économique. Les gouvernements de gauche, en particulier, qui font plus appel aux valeurs directement démocratiques deviennent ce qu’on appelait à ce qui ne fut pas la belle époque des « social-traitres » en procédant aux compromis inévitables de la politique. Ils sont définis en termes de trahisons et de compromissions, alors que leur politique est la conséquence inévitable de la tension entre l’Idée régulatrice qui anime la République et les contraintes de la vie collective, à tous les niveaux.
À juste titre Bergougnoux et Manin ont qualifié de « compromis » le régime de la social-démocratie[1]. Après l’expérience du xxe siècle et celle des régimes qui dénonçaient la démocratie, fascismes et communismes, on peut en souligner la sagesse. Contre les rêves de l’absolu, celui de la race ou celui de la classe, qui ont abouti à la tyrannie et au totalitarisme, le compromis modeste de la social-démocratie tend à conjuguer la vitalité et l’efficacité du capitalisme et le nécessaire contrôle de ses effets pervers par un projet politique. Le capitalisme a transformé la vie des citoyens démocratique qui sont aujourd’hui plus riches, plus libres et plus égaux que dans toute autre société historique connue – ce qui n’est pas pour autant en nier les limites et les insuffisances, cela va de soi. Mais il est vrai qu’il a permis de faire sortir de l’extrême pauvreté des milliards d’individus. Reste qu’au nom de la justice sociale s’impose dans les démocraties la nécessité politique de canaliser et de contrôler ses effets pervers – à court terme évidents, qu’il s’agisse des inégalités à l’intérieur des nations ou entre les nations ou bien qu’il s’agisse du processus de « destruction créatrice » qui est d’abord une « destruction » à partir de laquelle il faut « créer » du nouveau. Concrètement, cela signifie de contrôler par la législation les conditions de l’emploi et du travail et d’assurer une redistribution des richesses vers les plus fragiles. L’expérience historique ne nous fournit pas, pour l’instant en tout cas, une formule plus satisfaisante, même si elle n’est évidemment pas parfaite. Et quoi qu’on en dise, les sociétés européennes sont toutes des social-démocraties. Ce compromis est pour l’instant la meilleure, ou la moins mauvaise, formule dont l’histoire nous donne l’exemple. On peut rêver une autre organisation de la société, mais il est toujours prudent de s’en tenir aux leçons de l’expérience.
Le pouvoir démocratique organise sa propre critique en reconnaissant la légitimité des oppositions politiques et l’opposition des intérêts des divers groupes qu’il tente de résoudre par des compromis. C’est pourquoi il est frappant de constater la condamnation du compromis, la vigueur des utopies sociales dans la société française. N’est-ce pas le signe du délitement de la foi en la démocratie ? Le débat : réforme ou révolution ? qui a structuré les débats des mouvements socialistes au xixe et xxe siècles pourrait paraître tranché par l’expérience historique du siècle dernier. Est-ce la révolution soviétique ou l’Europe occidentale qui a assuré à tous un destin social qu’on peut appeler convenable, respectable, pour le plus grand nombre, même s’il n’est ni poétique ni enthousiasmant ? La prose démocratique a été plus efficace, par ses compromis, que la poésie de la révolution qui se voulait totale et dessinait un avenir coruscant.
La radicalité exerce une fascination indiscutable. Elle est romantique et nous sommes tous plus ou moins romantiques. Rien ne sidère autant qu’une proposition radicale, l’extrémisme impressionne et suscite l’adhésion plus que la modération et la prise en compte du réel avec ses ambiguïtés, ses complexités, ses hésitations, ses résistances. Dans le débat qui a secoué le monde des socialismes, entre les révolutionnaires et les réformistes, les gardiens de la « vieille maison », pour reprendre l’expressions de Léon Blum en 1920 au moment de l’éclatement de la CGT et du schisme entre socialistes et communistes, apparaissaient comme des pisse-froids, des peureux, des réalistes incapables de penser le monde nouveau, de l’imaginer, de lui donner un sens, de l’enchanter. Il est vrai que l’être humain a besoin de donner un sens à son existence qui dépasse son quotidien. La réalité, comme la rationalité, sont volontiers déconsidérées, condamnées comme « froides », sinon « glaciales ».
Or, l’art et la capacité de gouverner démocratiquement peut être défini comme l’art et capacité de négocier et de trouver des compromis acceptables, c’est-à-dire qui sont acceptés – c’est la définition même de la légitimité politique. Ce ne sont pas nécessairement les meilleurs pour les idéalistes, mais ce sont ceux qui établissent la paix sociale parce que personne ne se sent non-considéré, non reconnu. Respecter la dignité de chacun est une contrainte de l’ordre démocratique.
On ne peut s’en tenir à une idéologie si l’on définit par là l’affirmation passionnelle, portée par des messages simplifiés, saturés par la certitude de détenir la vérité et d’agir au nom du Vrai, du Juste et du Bon – ce qui implique de ne pas entendre l’autre, renvoyé sans appel et sans discussion à l’erreur, à l’injustice et au mal. Refuser la contradiction et le débat, au nom du Bien absolu est dangereux, c’est « corrompre » l’esprit démocratique au sens que Montesquieu donne de la corruption des régimes.
Le compromis désigne, par un terme connoté de manière péjorative, l’échange noble qui depuis Athènes se nomme la « délibération », notion qui a récemment repris de la fraîcheur par la conception du « débat rationnel » dans l’espace public par Habermas. Les pourparlers doivent remplacer la violence pour arriver à un accord. Les joutes médiatiques et les formules à l’emporte-pièce qui marquent ce qu’on appelle encore des « débats politiques » n’en constituent trop souvent que des formes dégradées.
L’espace public, c’est le lieu où s’élabore la décision collective par les échanges d’un débat rationnel. Le compromis, ou la délibération, ou la conversation, implique d’écouter et d’entendre les arguments de l’autre et de leur faire une place à condition qu’ils ne remettent pas en question les principes essentiels qui fondent l’ordre démocratique, la liberté et l’égalité de tous les citoyens, donc de leur dignité. La politique démocratique, c’est l’art de la délibération, donc du compromis.
ll ne faut pas en conclure pour autant que tout est possible ni que tout se vaut, il ne faut pas céder au relativisme absolu qui menace l’esprit démocratique et débouche sur le nihilisme. Les compromis doivent aussi connaître leurs limites. Ils ne doivent pas céder devant les principes fondateurs de l’ordre démocratique.
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[1] Alain Bergounioux et Bernard Manin, La Social-Démocratie ou le compromis, Paris, PUF, 1979.