Gorbatchev et Poutine: de la fin de l’impérialisme soviétique à celle de l’empire russe edit
Mikhaïl Gorbatchev, mort le 30 août dernier en pleine guerre d’Ukraine, a été enterré dans une large indifférence de la part des Russes et dans un silence dédaigneux de la part de Vladimir Poutine. A l’exception de Victor Orban, aucun dirigeant occidental n’a fait le voyage de Moscou pour honorer celui qui présida à la fin de la guerre froide, au retrait négocié des forces soviétiques d’Europe et à la dissolution de l’URSS. On peut le regretter : il n’avait pas été l’ordonnateur de ces développements, qui lui échappèrent largement, mais il les déclencha et fit en sorte qu’ils fussent exempts de violence, ce dont le monde devrait lui savoir gré.
Pour Poutine, Gorbatchev a causé la catastrophe géopolitique qu’a été l’effondrement de l’URSS ; c’est à redresser la situation ainsi créée qu’il a prétendu s’employer tout au long de sa carrière politique, dans un effort qui culmine aujourd’hui dans la folle guerre d’Ukraine. L’objectif de ne pas être Gorbatchev et de réparer ce qu’il a laissé faire résume assez bien l’ambition de Poutine, pour lui-même et pour son pays. Il n’est donc pas inutile de s’arrêter à ce qui sépare ces deux destins. Cependant, la ruse de l’histoire qui voit disparaître Gorbatchev en pleine guerre d’Ukraine conduit aussi à se demander si Poutine n’est pas le continuateur, malgré lui, de Gorbatchev : l’auteur d’un recul de la Russie non moins décisif, mais cette fois sanglant et honteux, et donc bien pire sur le plan moral et humain, que celui qu’elle a subi au tournant des années 1990.
Ce qu’on doit à Gorbatchev
Les raisons profondes qui ont conduit Gorbatchev à affaiblir le cœur du système soviétique qu’était le rôle dirigeant du parti communiste, et à provoquer sans le vouloir la chute de l’URSS, restent complexes et débattues.
Il a d’abord et par-dessus tout voulu la réforme (la Perestroïka), comprenant qu’elle était indispensable à la survie de l’URSS ; il a sans doute espéré surmonter les oppositions qu’elle suscitait, partout dans le système soviétique, en appelant, par-devers celui-ci, aux forces vives de la société soviétique ; d‘où la Glasnost, ouverture démocratique et appel d’air politique destinés à contourner le parti et à surmonter les obstacles qu’il opposait à la réforme.
Au-dehors, Gorbatchev promeut activement la Glasnost, l’impose aux dirigeants du Pacte de Varsovie, dont elle sape l’autorité face aux forces nationales résurgentes qui emporteront le communisme dans ces pays. Entre-temps, les forces qu’a libérées la Glasnost en URSS-même ne sont pas celles, largement surestimées par Gorbatchev, de la rénovation du système et de la bonne volonté de la société, mais celles, conjuguées, d’une démocratie improvisée, des aspirations à l’autonomie des républiques, des stratégies de survie des éléments les plus influents du système, à commencer par les services secrets, sur fond de grave crise économique. Objectif secondaire pour accomplir l’essentiel, à savoir la Perestroïka, la Glasnost aura créé le désordre et emporté le système, à l’extérieur comme à l’intérieur.
Soumis au jeu de forces qu’il libère mais ne maîtrise pas, Gorbatchev aura néanmoins orienté de façon décisive le cours des choses en faisant trois choix essentiels : il a mis fin à la guerre froide ; il a dévalué les fondements idéologiques du système soviétique ; il n’a pas cherché à opposer la force au cours des événements.
La fin de la guerre froide intervient quelque part entre le sommet Reagan-Gorbatchev de Reykjavik (octobre 1986) et le traité d’élimination des missiles intermédiaires signé en décembre 1987 à Washington. C’est Gorbatchev qui a convaincu Reagan en Islande qu’il était animé d’une volonté réelle de transformer les rapports Est-Ouest, et il le prouve : le traité de Washington met fin à la querelle des Euromissiles sur la base des propositions occidentales – l’option zéro – auxquelles se rallie l’URSS ; elle se retire d’Afghanistan la même année. Avec ces deux événements prennent fin la « nouvelle guerre froide » née 10 ans avant, et la guerre froide tout court.
Gorbatchev a sapé les fondements idéologiques du communisme soviétique, à l’intérieur comme à l’extérieur. En décembre 1988, il déclare à l’ONU que la lutte des classes n’est plus le principe de la politique extérieure soviétique. Dans sa lutte interne avec les conservateurs, il critique le centralisme démocratique qu’il rebaptise « bureaucratique » (une expression de Trotski !), encourage l’expression de voix dissonantes au sein du parti, et admet que les puissances industrielles capitalistes répondent mieux que l’URSS aux défis du futur et incarnent davantage le progrès scientifique.
Exaspéré par les oppositions internes qu’il y rencontrait, cet ancien responsable de l’idéologie au sein du parti en a profondément remis en cause le rôle dirigeant, c’est-à-dire le cœur de la légitimité du système. Au bout du compte, il relègue les restes de socialisme scientifique, qu’il assume encore comme leader du parti, derrière la démocratie élective et les libertés formelles : c’est un véritable désarmement idéologique unilatéral auquel il a procédé, dont le système ne se relèvera pas.
Enfin, il a fait le choix de ne pas s’opposer par la force aux dynamiques qu’il avait encouragées ou laissées s’accomplir, y compris quand elles se sont révélées mortifères pour le régime (à l’exception près de la reprise en main avortée des pays Baltes en janvier 1991, d’ailleurs menée sans grande énergie). Choix décisif, où l’humanisme de Gorbatchev tient un rôle essentiel, en même temps qu’un certain défaut d’anticipation : ainsi croit-il que l’orientation socialiste des pays du Pacte de Varsovie résistera aux élections libres qui s’y déroulent à partir de l’été 1989 ; à supposer qu’il ait pu se résoudre à employer la force, lorsque la question se posera il sera trop tard.
Naïf, car persuadé – un peu comme Khrouchtchev – qu’on pouvait, en le réformant, améliorer le communisme, mais honnête dans la reconnaissance de valeurs universelles qu’il fit prévaloir sur l’idéologie, Gorbatchev reste pour les démocrates russes le dernier leader communiste, pour les communistes le fossoyeur de l’URSS, pour les nationalistes l’auteur du pire recul géopolitique de l’histoire russe et pour le citoyen ordinaire celui qui ouvrit la voie à une décennie 1990 misérable. Le peu de soutien dont il jouissait de la part des Russes s’explique sans peine.
Ce que Poutine en a retenu
On ne trouve pas trace du moindre élément positif dans l’hommage réticent publié par Vladimir Poutine le 31 août (dont le passage le plus chaleureux est : « il a compris que les réformes étaient nécessaires et cherché à suggérer ses propres solutions à des problèmes qui existaient de longue date »), « hommage » cohérent avec le repoussoir que Gorbatchev représente à ses yeux. De fait, sur les trois plans où l’on peut situer le rôle personnel du dernier leader de l’URSS, Poutine agit en sens exactement inverse, même s’il n’en a pas été toujours ainsi ; le Poutine d’aujourd’hui est sensiblement différent de celui des années 2000-2010.
Là où Gorbatchev pensait qu’il y avait des bénéfices mutuels à relâcher les tensions Est-Ouest, le discours de Poutine fait des relations internationales un jeu à somme nulle. Il réinvente une idéologie, certes différente du communisme soviétique, mais qui lui emprunte plusieurs traits. La violence a accompagné la fortune et les revers de sa carrière, dont elle constitue un élément assumé. La guerre d’Ukraine accuse tous ces traits, cela va sans dire.
Le discours prononcé par Poutine à Moscou le 1er octobre à l’occasion de la cérémonie de rattachement à la Russie des régions de Donetsk, Louhansk, Kherson et Zaporijia, témoigne de ce triple contraste.
La dénonciation de l’Occident et de ses intentions hostiles y atteint une virulence inédite, et s’apparente au complotisme de l’ère stalinienne. On y retrouve l’inversion des signes, qui en est une caractéristique : pour Poutine, c’est l’Ukraine qui a attaqué la Russie ; celle-ci ne fait que défendre son sol ; elle veut la paix, c’est l’Ukraine qui refuse de négocier ; l’Occident n’aide pas l’Ukraine, il cherche à démembrer et ruiner la Russie, etc. Discours clos, logique, autosuffisant, le langage du complot n’est pas fait pour convaincre l’autre mais pour l’effrayer : celui qui l’emploie se montre invulnérable aux arguments de l’adversaire, en même temps qu’il se soustrait à l’épreuve du réel. De fait, sur ces deux plans, Poutine fait peur.
Tout en regrettant sa chute, il dit ne pas vouloir recréer l’URSS et on peut le croire. Sur le plan idéologique, Poutine a globalement tourné le dos au communisme ; il défend un mélange éclectique mais efficace de nationalisme virulent, de conservatisme des mœurs, et d’invocation de la spécificité de la civilisation russe, où l’on retrouve néanmoins trace des idées soviétiques.
La première composante ne lui est pas propre, mais relève de la conversion au nationalisme de bien des leaders européens à l’ère post-communiste, de la Yougoslavie à la Hongrie. Le discours du 1er octobre y apporte une touche particulière : l’appel à l’esprit d’indépendance des autres pays, et notamment des grands émergents, contre « l’ordre unipolaire américain » et le « colonialisme occidental », qui rappelle « l’alliance objective » avec les nationalismes du tiers monde, qui fut un pilier de la politique étrangère soviétique.
Poutine prétend aussi incarner un combat civilisationnel de portée universelle, face à l’Occident abominable du « parent 1 et parent 2 », expression citée dans son discours, en écho aux appels du patriarche Kirill contre les ennemis « sataniques » de la Russie. Là encore, en cherchant des soutiens du côté de l’ordre moral, Poutine nous rappelle que le rigorisme des mœurs, le virilisme et l’homophobie – dont l’alliance ambigüe marque son image – firent partie, moyennant une bonne dose d’hypocrisie, de l’attirail idéologique du communisme.
La violence, choix assumé de Poutine, qu’il s’agisse de l’assassinat ou de la guerre, accuse enfin le contraste avec Gorbatchev. Le discours du 1er octobre est un discours de faiblesse, comme est un aveu de faiblesse l’annexion de territoires dont les forces russes ne contrôlent qu’une partie, et encore à grand’peine. C’est dans le sable qu’il a tracé la ligne rouge que l’annexion et la menace de défendre par tous les moyens le sol russe étaient censées, ensemble, représenter. Il se dit prêt à négocier, sauf du sort des territoires qu’il vient d’annexer, c’est-à-dire de l’essentiel. Son discours s’empêtre dans cette double contradiction.
Là où Gorbatchev faisait une évaluation réaliste du rapport des forces et savait en tirer les conséquences, Poutine s’exaspère de sa propre faiblesse. Quand elle devient trop visible, il choisit l’escalade, comme l’a montré sa réaction au sabotage du pont de Kertch.
Avec des limites, le respect des faits, la considération pour l’interlocuteur voire l’adversaire, le rejet du brouillard idéologique qui aveuglait l’URSS et le refus de la violence ont fait partie de la « révolution » que Gorbatchev a conduite et revendiquée. Sans réussir à le maîtriser, il regardait l’avenir. Sur tous ces plans, Poutine représente un saut en arrière tragique, dont les pires conséquences, sont, hélas, encore à venir.
Le dernier fossoyeur de l’empire?
À l’occasion de la guerre d’Ukraine, on dénonce à l’Ouest, pêle-mêle, l’impérialisme russe et les zones d’influence. Mais il y a empire et empire : un pays de cent nationalités comme la fédération de Russie aura forcément toujours quelque chose d’un empire, quand bien même elle serait devenue une démocratie. On n’en fera jamais exactement un Etat-nation. Dans son voisinage, et tout particulièrement en Ukraine, la Russie avait des titres à conserver une influence économique, culturelle, politique, pourvu qu’elle ne fût ni exclusive, ni exercée par la contrainte.
Au lendemain de la Première Guerre mondiale, Charles Eisenmann, qui fut le meilleur connaisseur en France de l’Autriche-Hongrie, attribua la chute des empires centraux au fait que des nationalismes chauvins étroits – allemand, autrichien et hongrois, grand-russe – y avaient supplanté une idée impériale pluraliste et multinationale qui avait eu sa dimension fédératrice et sa légitimité. Il est resté néanmoins, de l’histoire commune tourmentée de la Russie avec son voisinage, une sorte de halo impérial, une source d’influence qui faisait partie de son capital historique, à condition qu’elle sache en user de façon civilisée.
C’est ce capital que Poutine achève de dilapider, non seulement en Ukraine, irrémédiablement soustraite par sa faute à cette influence, mais partout à la périphérie de la Russie : des républiques d’Asie centrale à la Géorgie et à l’Azerbaïdjan, les leaders s’emploient à se distancer de la Russie ; Loukachenko lui-même craint visiblement qu’un alignement trop étroit sur Poutine ne le déstabilise.
C’est le même réflexe de survie qui vit, sous Gorbatchev, les directions des républiques s’éloigner de Moscou, en proie à l’incertitude et à l’instabilité après le coup d’État manqué d’août 1991. Ce sauve-qui-peut a précipité la chute de l’URSS. De ce point de vue, la guerre d’Ukraine prolonge la dissolution à laquelle présida Gorbatchev, et l’on ne sait où s’arrêteront les forces centrifuges que vont libérer, autour de la Russie et peut-être en Russie même, la fuite en avant du pouvoir poutinien.
Vladimir Poutine a voulu préserver ce qui restait de dimension impériale à la Russie, en empêchant que l’Ukraine ne rejoigne l’orbite occidentale ; son échec humiliant achève la dissolution de l’empire russe. Il s’était voulu le rassembleur des terres russes ; il en parfait le démembrement, continuateur en cela de Gorbatchev malgré lui.
Contrairement à Gorbatchev, il a fait le choix de la violence. L’impact de ce choix retentit d’abord sur l’Ukraine, agressée et en partie occupée ; sur une société russe démoralisée, d’où partent par centaines de milliers ses citoyens, parmi les plus jeunes et les plus porteurs d’avenir ; sur l’Europe et le monde, que gagne l’appréhension d’une escalade sans contrôle.
On doit rendre cet ultime hommage à Gorbatchev qu’il présida à la chute du seul empire européen à s’être effondré pacifiquement, plutôt que dans une orgie de violence. On ne sait, hélas, jusqu’où ira Poutine dans la dynamique inverse qu’il a déclenchée en Ukraine.
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