Guerre d’Ukraine: dans la tête de trentenaires français et allemands edit

Il n’a pas fallu un mois après le retour de Donald Trump à la Maison-Blanche pour découvrir qu’il abandonnait l’Ukraine et soutenait les visions impérialistes de Vladimir Poutine. Plongés dans ce séisme géopolitique les Européens se trouvent face à eux-mêmes. Les gouvernements sont sommés de s’unir, d’agir, d’engager un bras de fer. Mais les opinions publiques suivront-elles ?
Une façon d’instruire cette question est d’interroger les différences entre sociétés. Tout en nous mobilisant quelques sondages récents, nous apporterons des éléments de réflexion à partir d’une enquête menée en France et en Allemagne en avril-juin 2022[1], juste après l’invasion de l’Ukraine par la Russie. La population touchée par cette enquête menée en partenariat avec France Culture et Arte comprend une très nette surreprésentation de bac+4 ou de bac+5 et correspond à la bourgeoisie culturelle : elle n’est donc pas représentative de la population générale. Mais l’avantage de cette enquête est de faire saillir des différences ou des ressemblances entre les deux pays. Parce qu’ils sont particulièrement concernés par l’avenir européen, j’ai focalisé les résultats sur les sentiments et opinions des « trentenaires » (les personnes de 25-39 ans).
Patriotisme tiède
Les trentenaires qui ont répondu aux deux enquêtes Et Maintenant ne manifestent pas un lien vibrant envers leur pays et manifestent une difficulté à confondre leur avenir avec celui-ci. Sur ce point, on est frappé par le parallélisme des opinions exprimées par les jeunes adultes en France et en Allemagne. D’abord, le sentiment d’appartenance à leur pays ne se traduit pas en fierté, une réaction qui est presqu’inexistante dans les deux pays et particulièrement en Allemagne. L’indifférence, la honte et le rejet sont relevés globalement par près d’un tiers des répondants, ce qui surprend pour des personnes de bon niveau scolaire, donc a priori insérées. En France, les plus jeunes répondants (de 16 à 24 ans) ans manifestent, eux, deux fois plus souvent un sentiment de fierté que les trentenaires[2], une caractéristique que l’on n’observe pas en Allemagne, où il n’y a pas de différences notables sur ce point entre les classes d’âge en dessous de 40 ans. Les post-ados français seraient-ils plus confiants dans l’avenir de leur pays qu’en Allemagne ? La question mérite d’être posée, notamment au regard de la crise de confiance qui touche aujourd’hui une Allemagne ébranlée à la fois dans son modèle économique et ses convictions géopolitiques.
Enfin dans les deux sociétés, ce sont les cinquantenaires ans et au-delà qui, de loin, déclarent le plus un lien d’appartenance avec leur pays et le moins d’opinions négatives ou d’indifférence. Comme si, pour les générations nées à partir des années 1980, alors que s’intensifiait la mondialisation économique et culturelle, les affects de l’identité nationale s’étaient affaiblis.
D’autres opinions confortent ce peu d’ardeur patriotique. Ainsi, en France, parmi les répondants presque autant de trentenaires se sentent français tout le temps que ceux qui ne se sentent jamais français (autour de 30% dans chaque cas), les autres ne ressentant une fibre patriotique qu’au gré des circonstances, par exemple lors des matchs sportifs ou lorsqu’ils sont à l’étranger. Autre preuve : 27% des 25-39 ans affirment qu’ils ne prendront jamais les armes pour sauver leur pays, et 8% seulement répliquent que prendre les armes leur semble, dans ce cas, d’évidence, les autres marquant une incertitude quant à leur comportement face à une agression extérieure. Parallèlement, si la France était occupée, la moitié d’entre eux annoncent qu’ils entreraient en résistance, mais un quart des répondants s’enfuiraient. Enfin, 70% des répondants de cette classe d’âge marquent leur hostilité au retour du service militaire obligatoire. Ces attitudes circonspectes et frileuses sont moins marquées chez les seniors, et même parfois chez les plus jeunes. D’ailleurs, 70% de ces trentenaires déclarent se sentir très vulnérables psychologiquement face à ces temps troublés, soit dix points de plus que les 16-17 ans – un signe, là encore, d’une vitalité et d’une relative positivité des adolescents qui contraste avec la morosité des trentenaires.
Sentiment européen fort, et inclination au pacifisme
En contraste, ce patriotisme moderato est compensé par une conviction européenne affirmée: 59% des trentenaires français qui ont répondu à l’enquête se sentent « toujours ou souvent » citoyens européens, un sentiment toutefois, là aussi, moins affirmé que leurs aînés. Pour autant la ferveur envers l’Europe évolue avec le niveau de diplôme : ainsi à la question « Faut-il donner plus de pouvoir à l’Europe ? » 71% des bac + 5 acquiescent contre seulement une petite majorité pour les personnes qui n’ont pas le bac. Leur préoccupation démocratique est étayée par un vif soutien à l’Ukraine : 50% des 25-39 ans pensent que l’on a bien fait de livrer des armes à l’Ukraine, et 25% pensent qu’on aurait pu faire mieux. Parallèlement, si une petite poignée d’entre eux avouent être obsédés par l’Ukraine, une immense majorité (76%) des répondants de 2022 énonçaient « c’est grave, mais cela ne change pas ma vie ».
Cette empathie envers l’Ukraine, qui est en phase avec celle de la population française en général, se trouve largement confirmée par les enquêtes récentes : lors de l’élection de Donald Trump en novembre 2024, 68% des Français de 25 à 34 ans manifestaient l’inquiétude que le nouveau président abandonne l’Ukraine (sondage Elabe du 7 novembre 2024), ne nourrissant donc aucune illusion sur le leader des MAGA. De même, selon un sondage Elabe du 4 mars, les moins de 40 ans sont clairement plus favorables que leurs aînés pour envoyer des troupes françaises combattantes pour aider l’Ukraine si la guerre avec la Russie se poursuivait (40% des répondants contre 30%).
Les trentenaires allemands ayant répondu à l’enquête de 2022 se révèlent encore plus européens (73% d’entre eux) que les Français, mais la fierté nationale est par contre presqu’évanescente chez eux, nous l’avons vu. Sans surprise, ils se révèlent aussi plus pacifistes (36% d’entre eux ne prendraient jamais les armes pour défendre leur pays). « Plutôt rouges que morts », clamaient des militants gauchistes lors de la crise des missiles dans les années 70, une attitude qui s’est ancrée Outre-Rhin après 1945 et qui perdure ; et comme en France une forte majorité se déclare hostile au retour du service militaire obligatoire (aboli en 2011 en Allemagne).
Comme les Français, les répondants de 2022 soutiennent massivement l’envoi d’armes à l’Ukraine, une opinion très largement partagée en Allemagne. Un sondage représentatif réalisé en février 2025 par le groupe de recherche Wahlen pour ZDF Front confirme ce soutien, qui vaut aussi pour l’ensemble de la population : 67% des Allemands soutiennent le soutien militaire de l'Allemagne à l'Ukraine.
Situation géopolitique oblige, les trentenaires allemands de 2022 se disent davantage obsédés par la guerre d’Ukraine que les jeunes adultes français, 63% affirmant toutefois que « c’est grave, mais ça ne change pas ma vie ». Face aux menaces qui pèsent sur l’Europe ils se sentent très vulnérables – les plus jeunes aussi, en contraste avec relative solidité mentale des post-adolescents français.
Une différence importante sépare les trentenaires français de leurs équivalents allemands : pour les premiers, mourir pour des idées paraît noble, alors que pour les seconds la culture de l’héroïsme moral est bien moins présente, conséquence de l’horreur nazie et de la débâcle de la seconde guerre mondiale. De la même façon, l’esprit de résistance est beaucoup plus manifeste en France qu’en Allemagne : si leur pays était occupé, la moitié des trentenaires français entreraient en résistance, nous l’avons vu, contre 28 % des trentenaires allemands. Le contraste entre les deux pays quant aux potentialités de combattivité est saisissant.
Contradictions et lignes de fuite
La perception qu’ont les trentenaires français de l’enquête Et Maintenant du contexte international manque toutefois de clarté car, et c’est vrai l’ensemble des générations, elle est traversée de paradoxes et de contradictions. Ces représentants de la gauche culturelle critiquent la mondialisation, 57% des 25-39 ans pensent qu’elle a eu des effets négatifs, mais ils affichent un vif attachement à l’Europe comme si la construction de l’Union européenne et l’intégration du marché unique ne constituaient pas une des incarnations de cette mondialisation. Ils adhèrent à l’Europe, mais à une Europe qui devrait se passer des États-Unis pour sa sécurité (sur ce point toutes les classes d’âge pensent pareil). Dans la suite de cette idée, ils se révèlent favorables au projet d’une armée européenne, tout en se disant profondément sceptiques sur les chances que ce souhait se réalise. Ils plébiscitent le fait que la France soit dotée de l’arme nucléaire, et reconnaissent l’atout que cela procure à l’Europe, mais à beaucoup de signes, ils posent de fortes réserves, voire une franche opposition, au nucléaire en général. Ils se sentent de tout cœur solidaires des Ukrainiens, souhaitent même qu’on les aide davantage, mais leur contribution personnelle (ex : faire circuler l’information, dons ou accueil d’Ukrainiens chez soi) à cette mobilisation est assez timide et la grande majorité, tout en précisant que la guerre engagée par la Russie est grave, avouent que cela ne change pas leur vie. De ces données se dégage un sentiment de confusion sur fond de pacifisme, et encore davantage de désarroi. Parallèlement, dans cette enquête de 2022, que ce soit par inconscience ou par calcul, ils semblent aussi faire le pari que les perturbations engendrées par le retour de la guerre en Europe et les nouveaux équilibres géopolitiques en gestation les concernent (concerneront) peu, et ne les impliquent (impliqueront) pas directement.
Les trentenaires allemands marquent leur différence par rapport aux Français du même âge. Ils sont bien davantage favorables à la mondialisation. Ils manifestent de manière plus radicale leur opposition au nucléaire : pour faire face aux difficultés d’approvisionnement en sources d’énergie, le nucléaire est presque banni par eux et ils ne se sentent pas du tout rassurés par le fait que la France possède la bombe nucléaire (68%). Il faudra vérifier si l’opinion allemande évolue sur ces deux sujets.
Les trentenaires allemands de 2022 souhaitent comme les Français une défense européenne qui ne dépende pas des États-Unis (88%), un sentiment qui n’a pu que se renforcer ces derniers mois.
Le niveau de niveau de diplôme n’influe pas sur l’esprit de résistance, au contraire de l’âge : plus on est âgé, plus on envisage de résister à une menace extérieure, dans les deux pays. En France, un quart des 25-39 ans déclarent vouloir s’enfuir si leur pays est occupé, un résultat assez proche des autres classes d’âge ; en Allemagne, la moitié des 25-39 ans disent vouloir fuir dans ce cas, une posture extrême par rapport aux autres classes d’âge, signalant encore là, l’esprit de pacifisme propre à la jeunesse allemande.
Au-delà des écarts d’opinions et de projections, ce que l’on retiendra de ces deux jeunesses trentenaires est leur degré d’impréparation mentale face au paysage politique bouleversé par la guerre en Ukraine. Certes, rétrospectivement, tous les voyants étaient allumés, nulle raison de tomber des nues, mais sur un continent lové depuis près de quatre-vingts ans dans la paix, cette possibilité semblait inconcevable. Mais est-on jamais préparé à être confronté à un conflit armé ? Et les trentenaires, élevés par la génération de l’après-guerre dans le modèle éducatif de la réalisation de soi et de la permissivité, sont les moins allants pour affronter ces temps de dureté.
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[1] Contactés à partir de sites de France-Culture, Arte (France et Allemagne) les répondants ont été nombreux : 58000 en France et 13000 en Allemagne. J’ai publié plusieurs articles dans Telos issus de cette enquête.
[2] Les travaux d’Anne Muxel mettent aussi en évidence un patriotisme des plus jeunes. Voir notamment son étude menée à partir d’une enquête de 2023 : Les jeunes et la guerre – Représentations et dispositions à l’engagement, étude 116, IRSEM, avril 2024.