Iran: ce que nous disent les injures d’une jeunesse en colère edit
Après plus de deux mois de révolte en Iran, la colère des contestataires ne s’apaise pas et les manifestations prennent de plus en plus d’importance. La grève dans les secteurs du transport routier, de l’industrie et du bazar de Téhéran a donné une nouvelle force aux manifestants qui, désormais, demandent la chute du régime. Le bilan de deux mois de contestations est lourd : plus de 480 victimes, dont 62 avaient moins de 12 ans.
L’avocate iranienne Aténa Daémi a affirmé que 16800 personnes ont été arrêtées et seulement l’identité de 3000 d’entre elles a été dévoilée. Les militants des droits de l’homme en Iran ont rapporté que le viol des jeunes et des adolescents arrêtés est monnaie courante. Une dizaine de jeunes se sont suicidés après avoir été libérés. Quelque 227 députés du parlement iranien ont réclamé la peine capitale pour les personnes arrêtées, dont l’âge moyen est de 15 à 16 ans. Désormais, les procès lapidaires, les condamnations à mort en série, et les exécutions de masse sont à craindre. L’utilisation du gaz toxique (peut être de l’hexachloroéthane) a été signalée le 21 novembre dans la ville de Jouanroud, située au Kurdistan iranien.
Cette vague de contestations qui a commencé à la suite du meurtre de Mahsa Amini, le 13 septembre dernier, a retenti dans le monde avec son slogan célèbre : « Femme, vie, liberté ». De Paris à New-York, nombre d’associations féministes, de personnalités politiques, d’artistes et de scientifiques ont manifesté leur solidarité avec les jeunes Iraniens qui s’opposent les mains nues à l’un des régimes les plus dictatoriaux de notre époque. Là où les mollahs règnent par la terreur, la mort est devenue le jeu des lycéens et des écoliers : ils bravent les interdits, ôtent le voile des femmes, arrachent les turbans des mollahs, et… ils se font massacrer, dans la rue et dans les prisons. Ils se disent prêts à payer le prix fort juste pour chanter et danser à tête nue pendant quelques minutes dans les rues de leur pays. Leur courage force l’admiration et leur sort bouleverse le monde.
Si certaines revendications sont réfléchies, d’autres sont spontanées, mais elles nous frappent par la simplicité et la radicalité de leur contenu.
Très souvent, avec des mots simples, ils expriment le rejet du régime : « Khaménéï est assassin, son règne est donc annulé », « un régime qui tue les enfants, ne doit pas gouverner l’Iran », « la République islamique, on ne veut pas, on ne veut pas ».
Ces slogans méritent d’être interprétés. Ils comportent deux parties distinctes. La première se réfère souvent aux plats préférés des manifestants, alors que la seconde est un cri de colère contre les responsables politiques du pays ou contre les forces de l’ordre : « le riz à l’aneth et au poisson, la République islamique nous empoisonne ».
La référence systématique à la nourriture révèle la jeunesse des manifestants, ils sont emportés par la gourmandise enfantine et par les plaisirs simples de la vie. Mais elle montre aussi combien ces plaisirs banals sont devenus inaccessibles dans ce pays où la corruption règne, l’économie est paralysée et plus de 75% de la population vit désormais en dessous du seuil de pauvreté.
L’éclatement des insultes dans la seconde partie de leurs slogans témoigne d’autres aspects de leur vie. Très souvent, une avalanche d'injures vise l’honneur et la dignité des bassidjis (les forces civiles de répression), des pasdarans (les gardiens de l’armée révolutionnaire), des religieux et les dirigeants du régime, tous ceux qui ont porté atteinte à l’honneur, à la dignité et à l’intégrité des jeunes Iraniens depuis plus de quatre décennies. Ces insultes reflètent avant tout le mépris, l’humiliation et la violence que les jeunes ont subis tout au long de leur vie. Ces mots violents leur permettent de se venger de ceux qui leur ont infligé tant de revers et de malheurs non mérités.
Pendant les manifestations, aussi bien les filles que les garçons, profèrent des insultes sexistes envers le régime et ses dirigeants. Jamais auparavant les femmes n’auraient osé prononcer des « paroles viriles ». Dans des sociétés patriarcales, ce sont les hommes qui se permettent de venger les injures sexistes dont les femmes sont les victimes. Aujourd’hui, dans les rues des grandes villes iraniennes, les filles accueillent les agents de l’ordre par des insultes sexistes, lâchées très haut : « riz safrané au poulet, les mercenaires enc… » (na tokhme morgh na tahchin, choob too cooné khabarchin), « canon, tank, kalachnikov, Khaménéï est un violeur » (toop, tank, feshfesheh, Khaménï jakesheh). En répétant ces injures, elles cherchent à rejeter à la fois l’ordre auquel elles sont assignées et le régime qui les assigne à l'infériorité par rapport aux hommes. Elles luttent ainsi contre les normes et valeurs traditionnelles – mais paradoxalement elles renforcent les clichés sexistes contre elles-mêmes, sans s’en rendre compte.
Effondrement des mœurs ou tentative de briser les tabous ? S’il est difficile de trancher, le désarroi des parents face à la violence du langage des plus jeunes est certain. La logique des jeunes, leur vision du monde et leur révolte face à toute forme d’autorité échappent à la compréhension de leurs parents. Ils se reprochent d’avoir échoué à l'éducation de leurs enfants. Rares sont ceux qui voient dans la colère des jeunes une voie vers la libération des carcans du régime religieux.
Alors qu’une partie des personnes interrogées – dans le cadre de mon enquête sur les réseaux sociaux – s’expriment avec beaucoup de grossièreté, elles affirment pourtant n’avoir jamais prêté l’attention à la signification de leurs paroles. La répétition systématique des insultes semble avoir engendré la désexualisation des mots, de telle sorte qu’il est inutile de rappeler qu’elles évoquent des scènes de viol, mes interlocuteurs le nient en bloc et estiment que la grossièreté du langage est le seul moyen d’exprimer leur ressentiment. Plus les injures sont atroces, et plus elles leur procurent une illusion de pouvoir. Lorsqu’ils crachent leur colère à la figure de leurs agresseurs, en employant les mots qui les ont toujours blessés et humiliés, ils croient renverser les rapports de force en leur faveur.
Ivres de liberté, armés par les injures, ils vont les mains nues à la guerre contre les militaires et les paramilitaires du régime et se font massacrer les uns après les autres.
Dans la mesure où les dirigeants du régime se montrent inflexibles, leur colère déborde. Désormais, ils ne s’arrêtent pas au rejet du régime ni à la dénonciation de ses dirigeants et ses militaires, ils rejettent aussi le clergé chiite, ainsi que leurs croyances. Dans les manifestations, par-ci, par-là, on vise la religion elle-même : « ni la Syrie, ni le Liban, je crache sur votre coran ». La chanson : « je hais votre religion, je maudis votre culte » (bizaram az dine shoma, nefrin bi aiine shoma) a été reprise maintes et maintes fois par les manifestants.
Si dans les villes sunnites du Kurdistan et du Sistan-Baluchestan, la religion semble rester intacte et les slogans anti-religieux peu fréquents, parmi la population chiite qui constitue 95% de la population iranienne, il en va autrement. Pendant plus de deux mois de manifestations sanglantes, aucune revendication ou slogan religieux ne s'est fait entendre. Pour la première fois dans l’histoire de ce pays, profondément ancré dans la religion, la révolte populaire embrase plus de 150 villes, sans avoir de coloration religieuse. Dans nombre de villes, les manifestants crient leur dégoût de l’islam et de ses contraintes, ils préfèrent plutôt mourir que de les subir.
On a beau leur dire que l’islam de la République islamique n’est pas le « vrai » islam, qu’il s’agit d’une version politique et/ou idéologique de la religion et qu’il n’a rien à voir avec le « vrai » islam ; on a beau leur donner l’exemple des soufis pacifistes qui se sont fait massacrer par les religieux chiites depuis le 15e siècle jusqu’à ce jour, la colère d’une partie de la société n’épargne pas la religion.
Le silence du clergé chiite face à la répression massive des manifestants par la République islamique est problématique. Aujourd’hui, même les musulmans croyants ne souhaitent pas que le politique soit mélangé à la religion. Ils ne veulent plus de ces religieux soi-disant hommes de Dieu (les ayatollahs) qui sont devenus des hommes politiques. Mis à part une mince minorité qui soutient encore le régime, le sentiment anticlérical est partagé par tous. La protestation qui bouleverse le pays montre que plus de quarante ans du règne des mollahs, plus de quarante ans d’instrumentalisation de la religion par les ayatollahs, ont changé la place de la religion dans la société iranienne. Aujourd’hui, elle est sortie de la religion et aspire à être gouvernée démocratiquement.
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