Les petits-enfants de la révolution iranienne edit

20 octobre 2022

Le 13 septembre, une jeune femme de 22 ans, Mahsa Amini, a été tuée par la police des mœurs pour avoir commis le « crime » de mal porter le voile islamique. Depuis l’annonce officielle de sa mort, d’une prétendue crise cardiaque, la rue iranienne ne décolère pas et crie sans relâche son ras-le-bol.

Les deux dernières décennies iraniennes ont été riches en révoltes : du mouvement vert en 2009 aux contestations à la hausse du prix de l’essence en 2019 qui ont dégénéré dans des massacres à huit-clos, les Iraniens n’ont pas cessé de contester le régime des mollahs. Pourtant la vague de protestations qui secoue le pays depuis mi-septembre semble être sans précédent par sa pérennité et son ampleur. Après les grandes manifestations de 2019 qui ont été réprimées en trois jours, avec des milliers de victimes, c’est la première révolte des Iraniens contre le régime islamique qui dure plusieurs semaines, en se développant jour après jour. C’est aussi la première fois depuis l’avènement de la République islamique que les manifestations anti-régimes sont portées par toutes les classes sociales. Du nord au sud du pays, les riches et les pauvres participent aux manifestations qui dépassent les frontières socio-professionnelles. Les étudiants et les lycéens, souvent accompagnés de leurs aînés, se sont solidarisés pour revendiquer leur droit à vivre librement, sans les contraintes que le régime leur impose au nom de l’islam.

C’est également la première fois que la lutte des femmes est soutenue par les hommes. Pendant de longues années, les Iraniennes se sont battues seules sur deux fronts : d’abord, contre les lois discriminatoires de la charia imposées par le régime des mollahs, ensuite contre un patriarcat qui se rendait complice de ces derniers. Rares étaient les hommes qui manifestaient de la sympathie pour la cause des femmes, celles qui revendiquaient leurs droits interdits par la loi islamique ou la charia. La loi islamique institutionnalise la violence contre les femmes en considérant que la vie d’une femme vaut la moitié de celle d’un homme et que son témoignage ne peut être recueilli en justice[1].

Alors que pendant plus de quarante ans les hommes ont sous-estimé leurs souffrances, la mort de Mahsa Amini a réveillé les consciences. Nombre d’entre eux ont reconnu dans le sort tragique de la jeune femme celui de leurs sœurs ou de leurs filles. Depuis, à côté des femmes, partout en Iran, ils crient : Femme, Vie, Liberté ; ce slogan qui est devenu rapidement le drapeau national d’une lutte pour la liberté et la démocratie.

La dimension la plus significative de cette révolte, c’est l’extrême jeunesse des manifestants que la République islamique n’a pas hésité à tuer : plus de 250 victimes, selon les chiffres officiels (certainement sous-estimés), dont l’écrasante majorité est âgée de 15 à 20 ans.

Le dimanche 9 octobre, les détenus de droit commun de la prison Lakan de Rasht, la seule prison moderne du pays au nord de l’Iran, se sont plaints auprès de leur famille de la maltraitance que les agents infligeaient aux jeunes manifestants nouvellement arrêtés. Quelques heures après, une émeute a eu lieu en prison. L’un des détenus réussissant à communiquer avec l’extérieur a affirmé que les détenus ont mis le feu dans la salle à manger parce qu’il leur était insupportable de voir ces enfants torturés.

Ces jeunes qui sont nés sous le règne de la République islamique la détestent. Ayant grandi devant l’écran de leur ordinateur et avec leur téléphone portable, ils sont plus intransigeants que leurs aînés : ils veulent la chute des mollahs. Leurs parents avaient appris à mener une double vie, l’une libre de toute contrainte entre les quatre murs de leur domicile, l’autre, en public, conforme aux exigences du régime. Ils buvaient leur vodka le soir à la maison et faisaient des prières collectives le lendemain au travail. Mais les jeunes, eux, refusent cette hypocrisie. Ils veulent mener leur vie en plein jour, afficher leur vie privée en public, poster leurs photos sur Instagram, Facebook et Twitter, comme le font les jeunes partout dans le monde. Ils rêvent de sortir sans crainte, de s’habiller sans foulard, de danser et chanter dans la rue. Aujourd’hui, ils bravent la terreur et « crient à bas la République islamique », « à bas la charia » et, chose étonnante, ils visent la religion en criant haut et fort : « à bas l’islam », fruit de plus de quarante ans de répression au nom de la religion.

Tout porte à croire que cette génération née sous la République islamique est très différente de la première. Elle est désespérée, elle n’a rien à perdre puisque son avenir est bouché. Mais ce qui la différencie de la génération précédente, paradoxalement, c’est sa complicité avec elle : les jeunes d’aujourd’hui, contrairement à ceux d’autres générations, ont le soutien de leurs parents.

Ceux qui sont nés après la révolution de 1979 avaient des parents conservateurs, presque complices de l’ordre établi. Les jeunes d’aujourd’hui, eux, sont compris de leurs parents. Ces derniers, qui ont été les premières victimes des contraintes religieuses et de la politique répressive du régime, ont élevé leurs enfants comme eux-mêmes auraient souhaité être élevés : dans un univers à part, loin des contraintes du régime, à l’abri des regards indiscrets, séparé de l’extérieur, entre les quatre murs de leur intérieur privé. Mais leurs enfants se sont trouvés rapidement confrontés aux normes et valeurs islamiques, et incapables de s’adapter à une société rongée par d’innombrables crises, qui ne leur donne aucune place.

Si les enfants de la révolution pouvaient se contenter des libertés cachées qu’ils se sont créées en privé, les petits-enfants de la révolution ne le peuvent pas. Si leurs parents faisaient comme si la République des mollahs n’existait pas, les jeunes veulent qu’elle disparaisse.

Les outils informatiques ne les font pas seulement rêver, ils leur permettent aussi d’agir. Les appels à l’intimidation et à la terreur des agents de l’ordre ne les impressionnent plus, ils se retrouvent sur les réseaux sociaux pour échanger entre eux et pour communiquer avec le monde libre. Parfaitement capables de braver et contourner la censure à l’aide des VPNs, les jeunes Iraniens utilisent les réseaux sociaux d’une manière inédite. Ils parviennent à s’y connecter, à coordonner leurs contestations, à cibler leurs revendications et à formuler clairement et précisément leurs revendications.

Alors que les observateurs regrettent l’absence de leader du mouvement des jeunes et sous-estiment son potentiel, ceux-ci continuent à tenir tête à l’un des plus impitoyables des régimes politiques en ce 21e siècle. Avec leurs slogans, leur musique et leurs vidéos, ils ont réussi à toucher la planète entière et faire connaître au monde leur désir d’atteindre la liberté et la démocratie. Depuis la mort de Mahsa Amini à ce jour, nous nous trouvons face à un mouvement qui sait s’exprimer, s’organiser et diffuser des informations sur les chaînes qu’ils ont créés sur WhatsApp et Telegram. Ces jeunes contrôlent la moindre dérive, des petits détails jusqu’aux plus grands, suivent les lignes d’une intelligence collective, exprimée ouvertement sur Twitter, Instagram et récemment sur Club House[2].

Sur les réseaux sociaux, les jeunes ont leurs influenceurs, leurs têtes pensantes, leurs théoriciens, et leurs leaders, même s’ils évitent consciemment le culte de la personnalité. Ces leaders sont tantôt écoutés et respectés, tantôt critiqués, fustigés, vilipendés dès le moment où l’un d’entre eux a le malheur de prononcer un mot ou une idée qui ne plaît pas aux jeunes. Cependant la clarté avec laquelle les revendications politiques sont formulées, ainsi que la manière cohérente dont les contestations sont exprimées, témoignent d’un encadrement politique à la tête de cette révolte qui ébranle la République islamique depuis plus d’un mois. Certes, cela ne ressemble pas à l’organisation classique des mouvements sociaux par les partis politiques ou par les syndicats. Mais l’ampleur et la pérennité du mouvement actuel prouvent que les réseaux sociaux sont capables de canaliser la colère des jeunes et de lui offrir une expression politique concrète et percutante.

Nous nous trouvons face à une jeunesse qui lutte pour la démocratie au péril de sa vie, elle veut sortir de la domination noire des religieux et vivre dans un pays libre et démocratique. La lutte des jeunes Iraniens, dans sa pureté et dans sa radicalité, met le monde démocratique devant ses responsabilités

 

[1] L’avocate et prix Nobel de la paix, Shirin Ebadi, écrit que si dix femmes, respectées et respectables, témoignent qu’elles ont vu un homme entrer dans une maison et violer les femmes et les enfants, non seulement leurs témoignages ne sont pas acceptés, mais le code pénal de ce pays prévoit pour chacune d’entre elles une peine de 70 coups de fouet pour s’être portées témoin à charge contre un homme. Aussi, la charia réduit la mère à une simple nourrice et ne lui reconnaît aucun droit de décider du sort de son enfant. Les mères iraniennes ne peuvent ni consulter le dossier scolaire de leurs enfants, ni les hospitaliser.

[2] Il s’agit d’une application post-covid, disponible sur le smartphone. Dans les salles virtuelles de cette application, les Iraniens se réunissent le jour comme la nuit, ils se parlent, ils se critiquent et ils se donnent des conseils utiles pour faire face aux agents de l’ordre dans la rue lors des manifestations.