Iran: l’hypothèse Pahlavi edit
Il y a tout juste un an, une jeune femme, Mahsa Amini, a été arrêtée puis assassinée par la police des mœurs pour avoir commis le crime de mal porter son voile. L’événement est banal dans un pays gouverné par les mollahs, mais ce fut la goutte d’eau qui a fait déborder la société. Dans tout le pays et pendant plus de six mois, les Iraniens ont crié leur exaspération. Mais le régime islamique, armé jusqu’aux dents, a réussi une fois de plus à étouffer les contestations, en massacrant plus de six cents jeunes et adolescents et en emprisonnant plusieurs dizaines de milliers de manifestants dont l’âge moyen est de 15 à 17 ans. On a condamné à mort pour avoir dansé dans la rue, brûlé les bennes à ordures ou renversé les voitures de police. Les crimes crapuleux, les assassinats en série, les corps abandonnés et mutilés des adolescents et d’autres horreurs ont choqué les esprits.
L’usage généralisé de la force par les autorités iraniennes à l’encontre de toute contestation pacifique ne date pas d’aujourd’hui, cela fait plus de quarante ans que la République islamique exerce des violences continues contre ses propres citoyens ; cela fait plus de quarante ans que les droits fondamentaux des Iraniens, liberté d’expression et de réunion, liberté de choisir son mode vestimentaire, ont été systématiquement bafoués. La répression et la terreur ne sont pas commises par hasard, elles ne relèvent pas d’erreurs ou d’anecdotes : elles font partie de l’identité du régime, c’est la méthode des dirigeants pour gouverner.
Non-respect de l’intérêt national, mauvaise gestion de la richesse naturelle, corruption généralisée des dirigeants du régime, accompagnés d’une diplomatie belliqueuse qui a conduit à plus de trente années d’embargo, ont littéralement détruit le pays. La faillite de l’économie est telle que le Centre national des statistiques n’est pas autorisé à publier le pourcentage des Iraniens qui vivent sous le seuil de pauvreté. Selon l’économiste Freydoun Khavand, on peut estimer que plus de 50% de la population sont dans ce cas. Ici comme ailleurs, la pauvreté a entraîné la dégradation des mœurs : la prostitution fait des ravages et le pays est devenu le premier à participer au marché noir de la vente des nourrissons et des organes vitaux.
Le régime continue à faire des dégâts irréparables, y compris dans l’écosystème du pays : les forêts brûlent les unes après les autres, les rivières s’assèchent et les lacs entiers disparaissent, sans qu’aucune mesure soit prise.
Après plusieurs mois d’émeutes, un calme apparent est revenu, mais la société bouillonne de rage : il y a du feu sous la cendre. La résistance des femmes dans l’espace public est remarquable. Au péril de leur vie, elles refusent de porter le voile et tiennent tête aux forces répressives, le régime ne parvient plus à faire respecter « les mesures islamiques ». Les jeunes communiquent sur les réseaux sociaux, s’encouragent mutuellement, et planifient des actions collectives pour renverser les mollahs. Mais que peuvent-ils faire face à un régime qui réprime la moindre contestation dans le sang ?
Depuis les massacres de 2019, l’espoir de réformes est retombé. Les dirigeants politiques refusent de négocier avec la société et le pays se trouve dans une véritable impasse politique. La relation entre le régime et la société est rompue et les moyens pacifiques pour se faire entendre auprès des dirigeants n’existent pas. Les moyens radicaux paraissent impossibles, puisque nul ne peut entrer en guerre sans armes contre un régime doté de deux armées et d’innombrable forces paramilitaires. Certains opposants font appel à la défense légitime face à la violence policière, d’autres jugent inutile toute résistance armée, car celle-ci donnera carte blanche au régime pour mieux massacrer les contestataires. La vie est devenue insupportable et les ayatollahs excellent dans l’art de faire régner la peur, mais c’est aussi la peur d’un avenir parsemé de guerres civiles, de chaos et d’anarchie qui paralyse les Iraniens.
La faiblesse de l’opposition politique
Depuis la révolution constitutionnelle, la société sort des carcans religieux, mais il n’existe pas une opposition moderne, structurée et structurante – ce qui nécessiterait du temps. Les opposants n’ont pas encore eu le temps de se former, de s’organiser et de s’entendre afin de s’opposer au régime.
En 1979, l’ayatollah Khomeiny, membre du clergé représentant de l’opposition traditionnelle contre le Shah, avait construit un discours idéologique, cohérent et pragmatique, qui était mobilisateur. Il avait su dessiner le tableau idyllique d’une société dirigée par l’islam (ou plutôt par ses représentants, en l’occurrence le clergé chi’ite), et une image effroyable de l’Iran sous le Shah : « le Shah est en train de corrompre nos femmes, il leur a donné beaucoup de liberté, elles sont devenues comme les Occidentales, incontrôlables et dépravées ». Avec ce slogan il a mobilisé le pays tout entier.
Contrairement au fondateur de la République islamique, la plupart des opposants ont du mal à formuler une vision claire de l’avenir ainsi que du système politique qui pourrait remplacer le régime actuel. Alors que les disputes entre les royalistes et les républicains font des ravages sur les réseaux sociaux, les séparatistes – prônant l’indépendance des régions frontalières – effrayent les Iraniens qui sont devenus de plus en plus nationalistes. Dans cette cacophonie, alors que nombre d’activistes politiques, dont le souci majeur n’est que d’obtenir des financements pour soi-disant lutter pour la démocratie, n’inspirent pas confiance, le prince Reza Pahlavi occupe une place à part.
Fils de Mohammad Reza Shah, le dernier roi de la dynastie Pahlavi qui a été renversé par la révolution de 1979, il est devenu de plus en plus populaire. Auparavant, ses positions ambiguës ne semblaient pas convaincantes et ses tergiversations agaçaient. Depuis la révolte Mahsa, le prince a pris une nouvelle figure et s’est montré à la hauteur des attentes des Iraniens pour les représenter auprès des pays démocratiques. Partout en Iran, les jeunes scandent son nom et placent beaucoup d’espoir en lui.
Doté d’un esprit démocratique et d’un discours accessible à tous, il a une vision plus cohérente de l’avenir que les autres opposants. Pourtant la véritable cause de sa popularité ne réside pas dans son discours, mais dans sa situation personnelle. Aujourd’hui, auprès d’une partie de la population, il incarne l’image d’un autre Iran, différent de celui des mollahs, un Iran prospère et civilisé, où les jeunes souhaitent vivre. Modéré et rationnel, le prince séduit les Iraniens par son élégance naturelle. Il maîtrise parfaitement le français et l’anglais, ainsi que l’art de la diplomatie. Ses attitudes tranchent avec celles des dirigeants de la République islamique en conflit avec la planète entière et ses interventions enchantent les jeunes internautes qui expriment leur fierté de le voir comme leur porte-parole.
Mes enquêtes sur les réseaux sociaux montrent cependant que le prince n’arrive pas à fédérer les opposants. Autant il est populaire aux yeux de ceux qui vivent en Iran, autant les activistes politiques réfugiés depuis des décennies à l’étranger ne l’apprécient pas. Certains sont en concurrence avec lui pour unir l’opposition. Il y a aussi une dimension générationnelle : la plupart de ses détracteurs sont d’anciens opposants de Mohamad Reza Shah Pahlavi, qui jugent sévèrement le bilan de son règne ; les jeunes d’aujourd’hui s’en sont construit une autre idée. Comparant leur vie sous la République islamique avec celle des générations précédentes, ils ne comprennent pas pourquoi leurs aînés ont renversé la dynastie Pahlavi, une dynastie qui reconstruisit le pays et contribua à son épanouissement économique. « À l’époque, ils avaient tout sauf la liberté. Aujourd’hui, nous n’avons rien et on nous tue », disent les jeunes sur les réseaux sociaux. Il est compréhensible que la dégradation des conditions de vie rende les Iraniens nostalgiques de l’époque du Shah. C’est en partie cette nostalgie qui nourrit l’admiration pour le prince. Apôtres intransigeants de la droiture politique, les jeunes d’aujourd’hui ne pardonnent pas la moindre erreur aux autres activistes politiques et se montrent impitoyables à leur égard. Mais les erreurs du prince sont rapidement pardonnées, rien ne nuit à son image ni à la confiance que les jeunes ont en lui. Cette confiance constitue un capital politique. Mais que peut-il en faire ? Certes, Reza Pahlavi incarne l’image d’un avenir meilleur et les jeunes le plébiscitent. Mais serait-il en mesure de réunir les opposants politiques et de créer une coalition entre les différentes fractions politiques ? Les expériences de ces derniers mois suggèrent le contraire. Les activistes iraniens ne manifestent pas de solidarité entre eux et chacun se prétend leader d’une révolution qui n’a pas encore eu lieu.
Certains des opposants du régime qui ont été reçus par les chefs d’États occidentaux n’ont pas su transmettre des valeurs pour lesquelles les Iraniens se battent, ils se sont montrés peu convaincants pour obtenir leur soutien. En l’absence d’une opposition unie face aux ayatollahs, ces pays continuent à considérer le régime comme un interlocuteur légitime et le mouvement révolutionnaire des Iraniens est toujours en manque de reconnaissance.
Dans ce brouillard, les jeunes savent ce qu’ils veulent et ils sont très nombreux à reconnaître à haute voix le prince comme leur porte-parole, leur représentant, voire leur leader. Mais rien ne permet de dire que cela sera suffisant pour changer la donne politique.
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