L’ordre mondial et les relations russo-américaines selon Vladimir Poutine edit
Il faut lire le discours que Vladimir Poutine a prononcé le 19 octobre dernier à Sotchi devant le club de réflexion Valdaï, ce pour trois raisons.
La première tiendrait de l’anecdote si l’énormité du propos n’amenait pas à réfléchir. C’est la comparaison, que hasarde le président russe, entre la Catalogne et la Crimée : « Tous les différends doivent être réglés de façon civilisée, dit-il, les nœuds les plus compliqués doivent être dénoués plutôt que tranchés, que ce soit en Syrie, en Libye, dans la péninsule coréenne ou en Ukraine. » Il poursuit : « La situation en Espagne montre à quel point la stabilité est fragile, même dans des pays prospères et établis. » Pour la Russie, c’est « une affaire intérieure espagnole ».
Deux poids deux mesures face au séparatisme
Il note ensuite que « l’Union européenne et d’autres États ont unanimement condamné les partisans de l’indépendance. » En substance il estime qu’ils auraient dû réfléchir avant d’approuver la désintégration d’un certain nombre d’États en Europe et la sécession du Kosovo pour complaire « à leur grand frère à Washington », ce qui a entraîné des processus similaires en Europe et dans le monde ; dont la Crimée qui a décidé son indépendance et – après un referendum – son rattachement à la Russie. Et maintenant il y a la Catalogne, le Kurdistan, et la liste n’est pas exhaustive.
« Il apparaît que pour certains de nos collègues, il y a les ''bons'' combattants de l’indépendance et de la liberté, et des ''séparatistes'' qui ne sont pas admis à défendre leurs droits, même en recourant à des mécanismes démocratiques. Cet exemple flagrant du deux poids deux mesures représente un sérieux danger pour le développement stable de l’Europe et d’autres continents, et pour le progrès du processus mondial d’intégration. »
Résumons : si l’on a approuvé l'indépendance du Kosovo, il faut approuver le rattachement de la Crimée à la Russie et le séparatisme catalan ; en agir autrement relève d’un « double standard » dangereux pour l’équilibre européen et mondial. Ce raisonnement, qui ne brille pas par la cohérence (si la Catalogne doit être traitée comme une affaire intérieure espagnole, est-ce que la Crimée devrait l’être comme une affaire intérieure ukrainienne ?) montre la profondeur du ressentiment de Vladimir Poutine envers l’Occident, et les États-Unis en particulier.
Mais cette attitude, où les sentiments tendent à obscurcir le raisonnement, du moins s’agissant de la crise catalane, est articulée en une vision cohérente qui est le deuxième intérêt du discours. L’interdépendance et l’intégration mondiales provoquées par la globalisation, poursuit-il, sont à double face : facteurs de paix et de stabilité d’un côté, facteurs d’ingérences grossières et de manipulations des relations de marché de l’autre. Vladimir Poutine cite à cet égard les sanctions américaines prises contre son pays en février de cette année, qui visent à l’évincer du marché européen de l’énergie et à compromettre la réalisation des routes de l’énergie qu’il cherche à créer.
Un regain de souveraineté à l’échelle nationale ou régionale
L’Occident poursuit ainsi l’attitude qui l’a conduit « à partager l’héritage géopolitique de l’URSS », à traiter la Russie en vaincue, à éroder l’acquis multilatéral de l’après-guerre froide, en particulier les accords de désarmement et de réduction des risques nucléaires. Au-delà de ces griefs, pour partie fondés s’agissant des accords de désarmement nucléaire (Vladimir Poutine oublie cependant de dire que la Russie s’est unilatéralement retirée de l’accord sur les forces conventionnelles en Europe), c’est l’idée d’une communauté mondiale des États partageant les mêmes valeurs et soumis aux mêmes normes qu’il met en cause.
« De nouveaux centres d’influence et de nouveaux modèles de croissance émergent, des alliances civilisationnelles et des associations politiques et économiques se forment. Cette diversité ne se prête pas à unification (…) Chaque association a le droit de fonctionner selon ses idées propres et des principes qui correspondent à ses spécificités culturelles, historiques et géographiques. Il faut combiner l’interdépendance globale et l’ouverture avec la préservation de l’identité singulière de chaque région et de chaque pays. Nous devons respecter la souveraineté comme la base fondamentale du système des relations internationales. »
Cette conception de l’ordre international est habile car elle est attractive pour beaucoup. L’excès d’interdépendance soumet démocraties et sociétés à des tensions qu’il est tentant de chercher à contrebalancer par un regain de souveraineté à l’échelle nationale ou régionale. Trump lui-même l’a fait pendant sa campagne et, après avoir refusé de signer l’accord de partenariat transpacifique, il n’est pas exclu qu’il amène les États-Unis à se retirer de l’accord de libre-échange nord-américain. Cette invocation de la souveraineté n’est d’ailleurs pas le fait des seuls populistes avérés. Emmanuel Macron a endossé ce thème à plusieurs reprises, par exemple quand il a demandé, le 7 septembre dernier, à Athènes : « Qu’avons-nous fait, nous Européens, de notre souveraineté ? »
Ce mot sert cependant à bien autre chose chez Vladimir Poutine : il revient à nier l’existence de normes ou de valeurs communes qui pourraient justifier un droit de regard critique mutuel des pays, au nom des spécificités culturelles et historiques de chacun. Cette position est susceptible de rassembler non seulement ceux qu’inquiètent l’interventionnisme américain, mais aussi tous ceux qui souhaitent abriter leurs pratiques politiques de l’intrusion des normes libérales reflétées dans la Déclaration universelle des droits de l’homme ; elle a de quoi unir tous ceux qui, de la Chine au Venezuela et au monde arabe, pensent qu’au fond il n’existe pas de valeurs universelles.
Des relations russo-américaines au point mort
Le troisième intérêt de cette déclaration est qu’elle permet de porter le regard sur la relation entre la Russie et les États-Unis, dont le délabrement a atteint un point bas dangereux pour l’équilibre européen et mondial. Vladimir Poutine, dans un long développement, déplore que les Américains n’aient pas respecté leurs engagements de 1992 et 1993 visant à transformer une partie de la matière fissile militaire des deux pays en combustible nucléaire civil (le programme, économiquement non rentable, se heurte aux États-Unis à des obstacles économiques et environnementaux qui en compromettent la réalisation) ; qu’ils se soient retirés du traité ABM sur les armes anti-missiles de 1972 et qu’ils n’aient pas ratifié le traité d’interdiction complète des essais nucléaires.
Quelle que soit la part de responsabilité des deux pays dans cet état de choses, il est significatif de constater que la relation nucléaire entre les deux pays est, de l’aveu même de Vladimir Poutine, au point mort voire en recul. C’est sans précédent : durant la guerre froide, c’était le domaine par excellence où les deux superpuissances se reconnaissaient des intérêts communs et n’avaient jamais interrompu leur dialogue ; après la guerre froide, les accords de réduction des risques sont devenus emblématiques de la qualité nouvelle des relations entre la Russie et les États-Unis. C’était aussi, depuis l’arrivée au pouvoir de Donald Trump, le sujet identifié par son secrétaire d’État, Rex Tillerson, comme porteur d’une coopération possible qu’il serait souhaitable de maintenir entre les deux pays.
Il est donc significatif et alarmant que Vladimir Poutine ait choisi ce domaine pour illustrer les frustrations multiples qu’il nourrit envers les États-Unis. Significatif du fait qu’il n’y a plus de politique russe à Washington : les instincts trumpiens favorables à Vladimir Poutine n’ont débouché sur rien ; le président américain a été contraint d’endosser en août dernier une loi sur les sanctions, adoptée quasiment à l’unanimité par le Congrès, qui aggrave celles prises par Barack Obama à l’extrême fin de son mandat en représailles contre les interférences russes dans la campagne présidentielle. La Russie, en mesure de rétorsion, a réduit de plusieurs centaines de membres (755) la présence diplomatique américaine à Moscou. Les Démocrates de leur côté cherchent à tirer avantage de l’enquête en cours sur la part qu’auraient prise des membres du camp Trump aux interférences russes, et se livrent à une surenchère anti-Poutine vis-à-vis de Républicains dont beaucoup ont spontanément durci leur position envers la Russie.
Au total, on ne trouve quasiment plus aucune capacité d’initiative de la part de l’administration Trump sur la Russie, qu’il s’agisse de contrer les initiatives de Vladimir Poutine ou de conduire un dialogue qui reste indispensable sur les sujets les plus sensibles, tel le nucléaire. Entre le ressentiment anti-américain, la réécriture de l’histoire et le durcissement des positions russes et, du côté de Washington, la paralysie politique et la montée de sentiments antirusses aussi largement répandus que dénués de toute priorité pratique, la situation des relations russo-américaines n’a jamais paru aussi désolante.
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